Michel AGLIETTA
Professeur émérite à l’université Paris-Ouest et conseiller scientifique au CEPII
Rapports du GIEC alarmants sur le réchauffement climatique, appels à une grève mondiale pour le climat… L’alerte est maximale. Et la nécessité de la transition écologique n’est plus niée. Mais les décisions politiques se font attendre. Michel Aglietta nous offre des pistes pour qu’une croissance inclusive et soutenable soit mise en place dans le cadre de la nouvelle Commission.
La transition écologique est pertinente pour au moins trois raisons du point de vue de la transformation du régime de croissance vers la croissance inclusive et soutenable. D’abord, elle réduit sensiblement la facture pétrolière qui est une composante majeure de la contrainte extérieure. Elle élargit ainsi les trajectoires de croissance possibles, tout en libérant des ressources fiscales pour les politiques sociales. Ensuite, elle mobilise des secteurs d’infrastructure dans lesquels l’investissement public n’a pas suivi l’évolution du PIB depuis les années 1980 : énergie, transports, habitat, eau, déchets transformation des matériaux. Cela stimule un vaste ensemble de marchés à potentiel de croissance endogène. Enfin, cette transition induit des changements dans les modes de vie qui élargissent la diversité des produits plus durables dans des circuits de commercialisation plus courts.
La difficulté de cette transition est son envergure, car elle doit être à la fois comportementale, technologique et spatiale. Il faut transformer les terres agricoles pour l’agriculture écologique et réduire l’agriculture intensive qui vide les campagnes et oriente les consommateurs vers les produits standardisés. Il faut développer l’économie circulaire pour créer des territoires à densité d’activités complémentaires, en rehaussant l’autonomie des villes moyennes pour contenir la tendance à la concentration des activités dans les métropoles, laquelle conduit à la désertification des périphéries ou leur conversion en cités-dortoirs. Cette désorganisation de l’espace entraîne la multiplication des déplacements individuels journaliers, polluants et émetteurs de CO2.
Les chausse-trappes de la transition écologique
Conduire cette transformation multidimensionnelle en Europe exige la coordination d’États stratèges, ayant des horizons de long terme pour mener les politiques d’infrastructure, remodeler la fiscalité, encadrer les marchés immobiliers, réorganiser la recherche et la formation et valoriser les complémentarités territoriales. En quelque sorte, cela implique d’éradiquer le néolibéralisme et de promouvoir un « New Deal Vert » à l’échelle européenne.
Le gouvernement français a fait l’expérience des chausse-trappes de la transition écologique à l’automne 2018. Décidant une hausse ciblée et inégalitaire de la taxe carbone sans compensation, il a déclenché le mouvement des « gilets jaunes » et abandonné la taxe. Pourtant les citoyens, surtout les jeunes générations, sont inquiets du changement climatique. Mais deux erreurs lourdes ont été commises qui rendaient cette décision politique inacceptable.
La première erreur est l’incompréhension des économistes, dont les politiques acceptent les recommandations, quant à la nature du changement climatique. Pour eux, il s’agit d’une « externalité », c’est-à-dire un phénomène échappant au système des prix de marché, qu’il suffit d’internaliser en instaurant un prix du carbone pour que les bonnes incitations fonctionnent. Or il s’agit d’un problème autrement plus complexe, car le changement climatique interagit avec de nombreux autres phénomènes naturels constituant des cycles biogéochimiques, dont la viabilité implique qu’ils restent contenus dans des limites planétaires incertaines. La seule conduite raisonnable est un principe de précaution, appelé attitude de catastrophisme éclairé, qui doit concevoir un ensemble de politiques industrielles pour transformer les structures de production. Le prix du carbone n’est qu’un moyen parmi d’autres à mettre en œuvre.
La seconde erreur est une fiscalité carbone partielle, dont le coût est inégalement supporté dans la société civile et non compensé pour ceux qui le subissent le plus. En France il s’agissait des classes moyennes et populaires dépendantes des transports individuels par la situation géographique de leurs domiciles.
La leçon à en tirer est claire. La taxe carbone doit être généralisée à toutes les activités impliquant une consommation d’énergie fossile. Le produit de cette taxe doit être entièrement utilisé à compenser les perdants. En quelque sorte, la taxe carbone est un malus. Elle sert à augmenter le coût du capital polluant et émetteur de carbone (y compris les ressources fossiles dans le sous-sol qui ne seront jamais exploitées) et à réduire le coût du travail. Il s’ensuit que les investissements bas carbone ne peuvent être financés par le produit de la taxe carbone. C’est pourquoi l’Accord de Paris spécifie que les investissements dans l’énergie et les infrastructures doivent être financés par la mobilisation de l’épargne privée. Cela implique une transformation drastique du système financier pour éliminer la primauté de la valeur actionnariale, de la concentration du capital créatrice de rentes et de l’évasion fiscale qui les accompagnent.
Valeur ajoutée européenne
Financer la croissance inclusive et soutenable dans une Europe de projets implique de réformer le plan Juncker. Les investissements dans les infrastructures et les réseaux combinent un engagement de capital initial élevé, des immobilisations de longue durée et un double risque écologique et technologique. Le comportement spontané des investisseurs est d’attendre que l’incertitude se lève, alors que tous les signaux écologiques flashent l’urgence. C’est pourquoi inciter au financement des investissements bas carbone requiert un bonus pour surmonter ces lourds handicaps.
Ce bonus consiste à rapprocher le rendement prospectif incertain des investisseurs privés du rendement social à long terme des investissements bas carbone. Fournir ce bonus est la responsabilité des autorités politiques de différents niveaux, du local à l’Europe. Il s’agit d’une Valeur sociale des abattements d’émission (VSAM) que les investisseurs pourront incorporer dans leurs rendements prospectifs pour contrecarrer les handicaps. Ces VSAMs désignent ce qu’une collectivité est prête à payer pour financer des investissements de protection ou de régénération de l’environnement. Ils doivent être établis par débat public. Ces valeurs notionnelles doivent être associées à des évaluations par des experts indépendants des quantités d’émissions évitées par chaque type d’investissements. En combinant ces évaluations à la VSAM associée, on crée une nouvelle classe d’actifs en contrepartie desquels on peut émettre des obligations ou faire des crédits. Grâce à cette avancée, l’épargne privée peut être mobilisée.
Plaçons-nous au niveau européen pour définir l’architecture financière requise par les investissements à ce niveau. Le concept-clé pour ce type d’investissements est la valeur ajoutée européenne. Elle sera produite par des investissements guidés par la stratégie industrielle définie ci-dessus et inscrits dans le plan Juncker réformé. Elle résultera d’investissements qui fourniront un rendement plus élevé, s’ils sont effectués au niveau européen, que s’ils sont faits dans chaque pays séparément. Pour attirer le plus grand montant d’épargne privée, le budget européen peut bonifier les rendements en apportant des garanties aux premières pertes.
Pour jouer son rôle de guide démocratique d’un New Deal Vert européen, le Parlement européen devrait disposer d’un budget muni de ressources propres, liées aux avancées de l’intégration européenne grâce à la stratégie de long terme : taxes sur les transactions financières, portion de la taxe sur le CO2 si son taux est défini au niveau européen, taxe sur la consommation d’électricité pour financer les réseaux intelligents de distribution d’électricité d’origine renouvelable.
Enfin la finance doit être restructurée par des acteurs financiers pour le long terme d’envergure européenne. Ce sont trois catégories : les banques publiques de développement, mises en réseaux et coordonnées par la Banque européenne d’investissement (BEI) ; les investisseurs institutionnels responsables, organisés en clubs et incorporant les critères Environnement social et gouvernance (ESG) pour guider la gouvernance des entreprises ; le Système européen de banques centrales (SEBC) pour incorporer les risques environnementaux dans la politique macroprudentielle et guider le prix des obligations vertes.
Pour mettre en place cette croissance inclusive et soutenable, il faut que s’opère un changement de paradigme : la mobilisation de tous les acteurs ne sera possible que par une forte volonté politique qui ne peut être efficace si elle demeure nationale. C’est à l’échelle européenne que le New deal vert doit voir le jour !
❱ Instituer une taxe carbone qui est un malus pour décourager les activités polluantes dans la transition écologique. Elle doit s’appliquer à toutes les activités polluantes. Le produit de cette taxe doit être entièrement affecté à la réduction du coût du travail dans une perspective de justice sociale.
❱ Définir une valeur sociale des abattements d’émission pour chaque catégorie d’investissements bas carbone, de manière à attirer l’épargne privée en compensant les surcroîts de risques associés aux investissements bas carbone. Ces valeurs sociales sont des choix politiques qui expriment ce que les collectivités sont prêtes à payer pour améliorer leur environnement.
❱ Réformer le plan Juncker en définissant une stratégie industrielle produisant une valeur ajoutée européenne et en restructurant la finance : réseau de banques publiques de développement coordonné par la BEI, clubs d’investisseurs institutionnels responsables, système européen des banques centrales.