Comprendre les valeurs des Européens

Philippe POIRIER

Professeur de science politique, titulaire de la Chaire de recherche en études parlementaires de l’Université du Luxembourg

Comment expliquer l’indifférence, la défiance, voire le rejet de l’Europe qu’exprime un nombre grandissant de citoyens ? Le politologue Philippe Poirier revient sur ce phénomène en le minimisant : les citoyens seraient en fait déboussolés par le cadre institutionnel qui leur est proposé mais profondément attachés à une communauté politique européenne qui demeure à construire.

Un système politique est légitime lorsque les valeurs individuelles et collectives des citoyens qui le composent s’incarnent à la fois dans ses institutions et ses politiques publiques. La mutation des valeurs des Européens par rapport aux processus décisionnels politiques, aux conditions économiques et aux diverses formes de solidarité, au cours des vingt dernières années, est en décalage croissant avec le nouveau cadre de l’action politique qu’est la gouvernance et dont l’Union européenne serait, à tort ou à raison, l’expression. Pour autant, les Européens ne se détournent pas d’un projet politique collectif. Au contraire, leurs valeurs obligent l’Union à se refonder quant à ses objectifs, ses politiques et les modalités de la prise de décision. Il est donc important de distinguer l’illégitimité grandissante du cadre institutionnel de la décision de l’attachement à une communauté européenne politique qui elle, est toujours partagée par les Européens de manière majoritaire.

Du gouvernement à la gouvernance

La restauration de la puissance publique pourrait être l’un des prémices à une nouvelle conciliation entre les valeurs des Européens et la prise de décision en Europe. Elle ne peut exister que par un gouvernement représentatif européen en partage, une politique économique massive d’investissements et d’infrastructures dans les territoires sans distinction, une européanisation des politiques sociales et une Europe puissance dans le domaine des relations internationales. Encore faut-il en comprendre les ressorts !

Il s’agit d’abord d’analyser le passage du gouvernement à la gouvernance ayant cours dans les sociétés européennes qui éloigne les Européens de l’Union et les conduisent pour certains à une essentialisation du politique. Il s’agit de souligner ensuite que les conceptions et les pratiques de la démocratie non seulement sont en concurrence les unes par rapport aux autres mais aussi et surtout ne s’incarnent plus ou peu dans la gouvernance. Il s’agit finalement d’identifier les valeurs collectives qui demeurent parmi les Européens et d’en comprendre leurs possibles incarnations institutionnelles.

La refondation des conditions du compromis et la redéfinition des relations entre acteurs publics, groupes d’intérêts et citoyens ne sauraient être réduits à l’Union. Toutes les enquêtes montrent en effet que les institutions qui assurent la Loi et son exécution au niveau de l’Union et au niveau des États qui la forment, souffrent d’un déficit croissant de confiance. En 2018, dans l’enquête Eurobaromètre, moins d’un tiers des Européens, exprimaient leurs soutiens à l’Union, à leur gouvernement et à leur parlement national.

Primo, les Européens sont pour ainsi dire « désarçonnés » du passage du gouvernement à la gouvernance comme mode d’action et de décision politique. Ils avaient confiance en un gouvernement, considéré comme « omniscient » déployant des politiques publiques tous azimuts, et potentiellement contrôlable à travers les élections. Ils peinent à comprendre que leur « gouvernement » partage désormais, de manière décidée ou subie, les pouvoirs de construction de l’objet, de fabrication, d’exécution et d’évaluation de la politique publique, avec d’autres acteurs publics ou privés.

De plus, une majorité d’entre eux est désormais convaincue que la gouvernance ne reproduit pas ou peu l’État-providence et de sécurité du gouvernement. Leur rejet des partis politiques (moins 15 % de confiance en ces derniers), acteurs du régime de gouvernement, est consubstantiel de la stupéfaction face à une gouvernance qui associe de manière asymétrique des acteurs publics (l’Union, les États, les Régions, les métropoles, etc.) à des groupes d’intérêts privés. La hiérarchisation des relations de ces différents acteurs leur semble « floue » et leur fait craindre un abaissement de leurs droits sociaux. Les Européens dépossédés de la connaissance du fonctionnement du nouveau régime, quelque peu frustrés de ne pas y être associés, non seulement adoptent des positions de défiance vis-à-vis des institutions qui l’incarnent mais désapprouvent les finalités que ces dernières portent, indépendamment de leurs efficiences réelles ou supposées.

Affaiblissement de la puissance publique

Secundo, les Européens ont des conceptions et des pratiques fort diverses de la démocratie. L’Union et tous ses États membres, du moins de manière formelle, sont des démocraties procédurales et représentatives. Toutes ont en partage des instruments qui garantissent l’élection, la délégation, le contrôle et une certaine lisibilité de la décision en politique. L’État de droit, les contrôles de conventionalité et de constitutionnalité, la distinction et l’équilibre des pouvoirs, sont aussi jugées essentiels pour le fonctionnement de la démocratie et son appropriation par les Européens.

À ces outils s’ajoute la démocratie consociative, c’est-à-dire la recherche permanente d’un consensus entre les élites des différentes cultures politiques au niveau européen et/ou national qui composent un système politique et les sphères de concertation associant acteurs économiques et sociaux, utiles pour désamorcer les conflits et construire des politiques publiques plus légitimes au regard d’une conception dite de l’intérêt général. Or pour des Européens, le système de gouvernance impacterait durablement ces mécanismes et le cadre normatif de l’État de droit en raison même de la nouvelle relation et hiérarchisation des relations entre les institutions publiques et les acteurs privés.

Cet affaiblissement du caractère démocratique et par ricochet de la puissance publique peut s’opérer d’autant plus que dans le patrimoine des sociétés européennes demeurent aussi des démocraties élitistes, économiques et rédemptrices. Les deux premières conçoivent que le fonctionnement d’un système politique ne peut pas s’appuyer, au regard de la légitimité et de l’efficience, sur la seule communauté des citoyens dans la mesure où la majorité d’entre-deux préfère « vaquer » à d’autres occupations que la définition de ­politiques publiques. L’indifférence à la chose publique, doublée d’une complexité des problèmes économiques, environnementaux et sociaux, obligeraient donc à le professionnaliser et à préférer ­l’expertise, considérée comme dénuée de portée idéologique et/ou d’intérêts privés, à toute autre forme de représentation et d’action du Politique. La technocratie, ainsi créée, pour qu’elle soit efficace, nécessiterait un parlementarisme rationalisé, c’est-à-dire où l’appareil politico-administratif national et/ou la Commission européenne, sont les maîtres de l’agenda législatif et de l’information pour édifier une politique publique.

Pour une démocratie représentative et consociative

Dès lors surgit une autre conception et pratique de la démocratie, la rédemptrice. L’action politique et la loi ne sauraient être distinctes de l’état de la société. La fabrication de la loi et son acceptation ne peuvent avoir comme unique source que le peuple souverain, qui « naturellement » serait dépositaire de l’intérêt général. La médiation des intérêts privés et la conciliation des clivages formant un système politique ne sauraient que travestir la réalité de la société et ses politiques réellement désirées. À la tension du gouvernement à la gouvernance, s’ajoute donc celle de la démocratie procédurale et élitiste à celle rédemptrice et essentialiste alors même qu’il nous faudrait au niveau européen et national une réelle démocratie représentative et consociative.

Tertio, toutes les enquêtes de l’European Values Study et/ou de l’European Election ­Studies dans les deux dernières décennies, montrent que les Européens modifient ­profondément la hiérarchisation des objets des politiques publiques. Dans une logique essentialiste, ils expriment ainsi des préoccupations fortes sur le respect de la diversité culturelle des sociétés européennes, l’immigration et l’écologie. Dans une logique d’individuation, ils sont très attachés au travail, au pouvoir d’achat, aux quatre libertés du traité de Rome, vécu comme espace économique et non politique, et à la compétition économique entre les sociétés européennes et le reste de la planète.

Dans une logique sociale, ils plébiscitent une convergence par le haut des systèmes de protection sociale de tous les États membres et accordent une très confiance dans les agents et les instruments de concertation sociale et écologique. Dans une logique institutionnaliste, ils sont séduits par les mécanismes consultatifs et participatifs au sein de l’Union européenne, souhaitent la modification des modalités du contrôle de l’efficience de l’Union économique monétaire et des traités sur la gouvernance économique, notamment par une réelle responsabilisation politique du Conseil européen et de la Commission européenne devant leurs parlements respectifs. Finalement, ils sont soucieux du respect du pluralisme constitutionnel sans que celui-ci ne contrevienne au cadre normatif issu des ­traités de l’Union et du Conseil de l’Europe, particulièrement pour les droits politiques et les droits sociaux.

Au regard des valeurs citées et de leurs conceptions de la démocratie, les Européens sont en réalité en manque de Puissance publique et sont des supporters inconscients de l’État subsidiaire. Ils « hésitent » sur l’Union d’aujourd’hui car elle ne les incarne pas ou pas suffisamment. La question n’est pas ou plus pour eux entre le choix fédéral et souverainiste, mais entre le gouvernement et la gouvernance. De multiples configurations institutionnelles peuvent être donc envisagées avec différents niveaux d’intégration (le droit, le marché, l’environnement, la protection sociale) et/ou de coopération (la sécurité, l’éducation, la culture, l’innovation technologique) sans que ne soit remise en cause l’existence même de communauté politique européenne qu’une majorité d’Européens appellent de leurs vœux.

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