Fanny Coulomb, maître de conférences en économie à Sciences Po Grenoble ; Delphine Deschaux-Dutard, maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Grenoble Alpes ; Frédéric Mauro, avocat au barreau de Paris et de Bruxelles, établi à Bruxelles ; Federico Santopinto, chercheur au GRIP ; Stéphane Rodrigues, maître de conférences en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne ; Edouard Simon, directeur du bureau de Bruxelles de Confrontations Europe ; Fabien Terpan, directeur adjoint, Centre d’Études sur la Sécurité Internationale et les Coopérations Européennes.
C’est un nouveau décalage entre les citoyens français et leurs dirigeants, cette fois sur l’enjeu d’armée européenne… Alors que 62 % des Français se déclarent favorables à l’émergence d’une armée européenne, seuls 37 % pensent que cette dernière verra le jour dans les quinze ans à venir. Pourquoi une telle dichotomie ?
Interrogés par sondage en mars dernier, 75 % des Français se déclaraient favorables à une politique de sécurité et de défense commune des États membres de l’Union européenne et 62 % d’entre eux pour une armée commune. Mais ils n’étaient plus que 37 % à penser qu’une telle armée voie le jour dans les quinze ans à venir.
Qui dit armée, dit intégration
Ce décalage entre le souhaitable et le possible interpelle, même si, à bien y réfléchir, il est logique. Car il ne suffit pas que le peuple veuille quelque chose pour que le Parlement le vote et le Gouvernement l’exécute. Et la raison pour laquelle les Français pensent que l’armée européenne ne se fera pas est qu’ils ont bien compris que leurs dirigeants, qu’il s’agisse des hommes politiques, à l’exception notable du Président de la République, des militaires, des diplomates et des industriels n’en veulent pas.
Cela parce que l’armée européenne suppose l’intégration. Intégration dont ils pensent, à tort, qu’elle leur ferait perdre tout ou partie de leur pouvoir de décider, de négocier, de lancer des opérations ou d’obtenir des contrats. Ils s’emploient donc avec méthode et acharnement à en discréditer l’idée afin d’entretenir l’illusion de leur souveraineté.
Contre cette idée, les ennemis de l’Union
En cela, ils trouvent des alliés objectifs dans tous les ennemis de l’Union, en particulier aux États-Unis. Car le deuxième fondement de l’armée européenne, avec l’intégration, est « l’autonomie stratégique ». Et pour cause : si l’Europe avait une armée, elle serait moins forcée de s’aligner sur les positions de Washington. On comprend que cela déplaise à Donald Trump et à tous ceux qui s’emploient, tel Steve Bannon, à détruire l’Union.
Pour eux, il n’est de bon allié que de bon client. Tout se monnaie, y compris la protection. N’en déplaise à notre ministre de la défense, la clause d’assistance mutuelle de l’OTAN s’appelle bien aujourd’hui « article F-35 » et non pas article 5. Et pour preuve, depuis qu’ils ont décidé d’établir entre eux la coopération structurée permanente en novembre 2017, les États signataires ont commandé ou acheté la bagatelle de 21 Md€ d’équipements étrangers, essentiellement made in USA.
Pourtant l’idée d’une armée européenne s’impose aujourd’hui avec la même force de l’évidence qui fit dire à Galilée que la terre est ronde et que, quoi qu’on en dise, elle tourne.
Obsolescence programmée de l’industrie de défense
C’est une évidence technique, pour des raisons d’échelle. Compte tenu de la course aux armements qui ne s’est jamais interrompue, il est impératif de disposer d’une taille critique pour faire les investissements massifs que requiert la recherche de défense. L’ensemble des dépenses fédérales de R&D inscrites dans le budget américain pour 2018 s’élèvent à 176,8 Md$, dont 88,3 Md$ pour la R&D de défense (+22 % par rapport à 2017). En comparaison, les vingt-sept pays de l’Agence européenne de défense dépensaient en 2017 8,7 Md$. Encore, faut-il préciser que cette R&D est concentrée entre trois pays – la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni – qui, le plus souvent, effectuent les mêmes recherches chacun de leur côté.
Ce qui nous permet de dire que, de toutes les menaces auxquelles l’Europe est confrontée, la plus dangereuse, la plus immédiate et la plus pernicieuse est celle du déclassement de notre recherche de défense et, par voie de conséquence, l’obsolescence programmée de notre industrie de défense. Seul, aucun pays européen n’est en mesure de faire face au rouleau compresseur américain qui écrase d’un même mouvement ses ennemis et ses amis, ni même à la détermination de la Chine à devenir une superpuissance.
Renouer le fil du récit européen
Mais l’armée européenne est aussi une évidence politique, car elle questionne la nature même du projet européen : si l’Europe ne sert pas à protéger ses citoyens, alors à quoi sert l’Europe ? Est-ce seulement un marché ? Si ce n’est que cela, personne ne se battra pour le prix unique de la sardine de Lisbonne à Varsovie. Au contraire, l’idée d’une armée européenne est porteuse de sens. Elle permet de renouer le fil du récit européen qui s’est brisé au moment de la guerre d’Irak, de l’élargissement et de l’échec des référendums français et néerlandais de 2005.
Elle permet de dessiner à nouveau la trajectoire qui nous a menés de la Grande guerre civile européenne vers une confédération de nations. Et c’est bien cette idée qui inspirait Schuman, Monnet, Adenauer et de Gasperi. Et c’est bien dans cette direction qu’ont avancé Giscard, Schmidt, Delors, Mitterrand et Kohl en faisant des choses qui étaient impensables, jusqu’à ce qu’elles se réalisent : la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, l’espace Schengen, l’euro.
Comme l’écrivait Friedrich Hayek dans La route de la servitude en 1944 : « l’action commune est limitée aux domaines où les gens sont d’accord sur des fins communes ». Si les peuples européens sont d’accord sur l’idée d’une armée européenne, alors leurs dirigeants doivent s’en saisir. Ils se sont réunis le 9 mai à Sibiu en Roumanie pour débattre du futur de l’Europe. Osons espérer que cette idée ait été alors évoquée…
Fanny Coulomb, maître de conférences en économie à Sciences Po Grenoble ; Delphine Deschaux-Dutard, maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Grenoble Alpes ; Frédéric Mauro, avocat au barreau de Paris et de Bruxelles, établi à Bruxelles ; Federico Santopinto, chercheur au GRIP ; Stéphane Rodrigues, maître de conférences en droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne ; Edouard Simon, directeur du bureau de Bruxelles de Confrontations Europe ; Fabien Terpan, directeur adjoint, Centre d’Études sur la Sécurité Internationale et les Coopérations Européennes.
Publié le 16 mai sur le site des Echos et sélectionné dans l’édition papier du même jour dans la rubrique Le meilleur du Cercle (p10).