Par Hervé Jouanjean, Vice-président de Confrontations Europe, Ancien directeur général à la Commission européenne
La construction européenne a traversé bien des crises et est issue de la pire d’entre elles, la guerre. Celles qu’elle a traversées depuis, souvent du fait de la difficulté de prendre des décisions pour progresser vers une Europe meilleure, ont été des tests de la solidarité européenne mais n’ont pas été profondes au point que le sens même de la construction européenne ait été en cause. Au contraire, tout au long de ces dernières décennies, la construction européenne a été un modèle incontournable pour tous ces pays d’Europe dont les populations ont pu renouer avec la vie démocratique.
Les crises économiques, financières, poli-tiques ou plus récemment affectant la santé que le monde a traversées au cours de ces dernières années ont constitué de rudes épreuves. Mais, en même temps, elles ont démontré la résilience de cette construction, son utilité et aussi ses limites : un champ d’action précisément circonscrit par les traités malgré des avancées institutionnelles majeures, des ambitions européennes qui demeurent différenciées, et une difficulté à trouver une place à la hauteur de sa capacité économique dans un monde où les rapports de puissance ont repris le dessus. Il faut savoir agir efficacement pour continuer à exister. La qualité de l’action européenne dépendra fondamentalement de la capacité de ses États membres à être unis, à se faire écouter et respecter par les partenaires de l’Union européenne. Or, sous le fin vernis de l’unité, jamais certaines craquelures n’ont suscité autant d’inquiétude.
L’Union européenne doit assumer seule son avenir.
Le confort procuré par le parapluie américain, la forme de désinvolture que cette situation permettait, tout cela a disparu. Aucun état, personne n’agira à la place de l’Union européenne et dans son intérêt propre si elle ne le fait pas elle-même. Malgré les mots aimables et les gestes symboliques du Président Biden à son égard, l’administration américaine n’a d’yeux que pour la Chine, comme ce fut le cas sous les administrations Trump et Obama.
Et c’est bien normal dans les circonstances actuelles. À l’Europe, jugée trop timorée, il est demandé de soutenir les positions américaines, mais tout démontre (gestion de la crise afghane, affaire des sous-marins…) le peu de cas que font les États-Unis d’une zone qui n’est plus un lieu de frottement privilégié entre puissances comme du temps de la guerre froide et dont ils attendent, à juste titre, qu’elle assume la charge de sa défense. Le président Poutine teste en permanence une Union européenne pour laquelle il a peu de respect ; l’affaire ukrainienne a des relents munichois inquiétants. Pour sa part, la Chine qui avait parié initialement sur l’Europe, pilier d’un monde multipolaire qu’elle appelait de ses vœux, semble avoir perdu de l’intérêt pour un partenaire trop complexe et peu fiable. Elle n’hésite pas aujourd’hui à la menacer et à mettre en cause ses intérêts dans les pays tiers.
Le langage européen a intégré, bon gré mal gré, le concept d’autonomie stratégique. Mais il faut que l’intendance suive. On peut craindre que des mécanismes de décision trop lourds, des intérêts divergents et une absence de sens de l’intérêt commun ne viennent réduire dramatiquement le niveau d’ambition affiché notamment par une France dont le système demeure très ambivalent à l’égard de la construction européenne. Face à cette situation, l’Union européenne doit être plus agile pour décider, notamment en renonçant à la pratique de l’unanimité là où elle reste la règle. Elle doit mieux mutualiser ses moyens économiques, diplomatiques et militaires. Elle doit être en mesure de répondre à deux questions historiques bien connues, l’une attribuée à Henry Kissinger : « L’Europe, quel numéro de télé-phone ? » et l’autre attribuée à Staline à propos du Vatican, mais transposable à l’Europe : « L’ E u-rope, combien de divisions ? ».
La paix n’est pas un acquis
Le Brexit, conséquence d’un malaise pro-fond d’une société britannique traversée par des mouvements omnidirectionnels (rejet de la globalisation, de l’immigration incontrôlée pour les uns, reprise du contrôle pour les autres mais avec des justifications très divergentes) puis sa gestion par l’équipe au pouvoir ont montré combien une rhétorique populiste aux accents haineux pouvait trouver un écho favorable au sein de populations sous l’influence de forces manipulatrices suffisamment organisées pour accéder au pouvoir. Ces mêmes forces, effaçant près de 50 années de coopération européenne, ont ensuite démontré que cette rhétorique pouvait être entretenue à l’encontre même des anciens partenaires du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne dans le but de cultiver des sentiments nationalistes et affaiblir une structure qui n’est pas conforme à leur vision de l’Europe. La société et le monde politique britannique ont leurs particularités, mais les mouvements de contestation qui traversent l’opinion publique sur le continent ont des points communs avec ce qui se passe au Royaume-Uni. Même en Europe, le combat pour le dialogue, pour la coopération et pour la paix n’est pas gagné ; il est permanent. La bonne nouvelle, dans ce contexte, est que l’unité européenne a pu être maintenue malgré les tentatives bilatérales de déstabilisation et que la volonté de dialogue du côté européen est demeurée inaltérée, un signe de force.
Le respect des valeurs : un défi permanent.
En « confirmant leur attachement aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’État de droit », les États membres de l’Union européenne ont franchi à Maastricht une étape fondamentale dans la construction d’une union européenne à dimension politique fondée sur des principes et des valeurs communs.
Cet attachement a été confirmé à chaque étape de l’élargissement de l’Union aux États qui avaient souhaité la rejoindre. Cette dimension a enfin été renforcée à la fois dans le préambule du traité sur l’Union européenne signé à Lisbonne et dans les articles 2 relatif aux valeurs communes et 7 concernant la violation éventuelle des valeurs visées à l’article 2. En ratifiant tous ces traités successifs, les États membres étaient donc parfaitement informés qu’au-delà des politiques de l’Union telles que définies dans le TFUE notamment, ils étaient liés par des engagements clairs en matière de valeurs. Ces mêmes États ont par ailleurs souscrit à une déclaration rappelant que « selon une jurisprudence constante de la Cour de Justice de l’Union européenne, les traités et le droit adopté par l’Union sur la base des traités priment le droit des États membres » (1).
Le débat qui s’est développé sur la question de la primauté du droit de l’Union touche donc à un acquis vital de la construction européenne. Les coups de butoir donnés en Pologne par les autorités en place doivent faire l’objet d’une réaction sans faille de la part de tous les autres États membres en réitérant leur attachement à ce principe fondateur de l’Union européenne. Et pourtant, ici ou là, certains n’hésitent pas à écorner ce principe. La vigilance s’impose.
Où aller ?
« Déterminés à établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » : tel est le premier considérant qu’avaient rédigé les négociateurs du traité de Rome, non sans raison, après deux guerres mondiales. Traité après traité, les gouvernements de tous les États membres de la Communauté économique européenne, de la Communauté européenne puis de l’Union européenne l’ont approuvé tandis que leurs parlements ou les peuples mêmes l’ont ratifié.
La tâche a été difficile, les succès nombreux et les déceptions tout autant. Et nous ne serions pas normalement constitués si, les uns et les autres, nous ne nous étions pas interrogés sur le chemin suivi, sur la validité des choix. Les événements de ces dernières années ne peuvent cependant que nous conduire à considérer que ce chemin était le bon, même si la progression a parfois été très laborieuse, éprouvante, épuisante, décevante, même si nous avons raté des rendez-vous d’étapes et que d’autres s’éloignaient à la même vitesse que nous en approchions, sans pour autant être des mirages. Notre Europe n’est pas un État comme se plait à nous le rappeler la Cour constitutionnelle allemande. Elle est le fruit d’un traité qu’il n’a pas été possible de qualifier de Constitutionnel, avec toute l’ambiguïté voulue résultant de la juxtaposition de deux termes aux dimensions institutionnelles bien différentes. Nos concitoyens européens s’y perdent un peu. Nombre d’entre eux ne sont pas intéressés par ces jeux sémantiques. Ils attendent des résultats et s’étonnent que l’Union européenne soit absente sur de nombreux sujets comme la santé ou soit souvent en difficulté pour décider, même quand il s’agit de sujets de sa compétence.
Au cours de ces derniers mois, les gouvernements de l’Union européenne ont su faire preuve de responsabilité et de solidarité. Malgré la confusion initiale, preuve que le réflexe européen n’est pas un acquis évident, ce dernier a pris le dessus comme le démontrent non seulement le succès de la politique d’achats des vaccins mais aussi la coordination accrue entre États membres dans des secteurs peu propices à la coopération européenne. Le plan de relance est une étape tout à fait majeure en raison de son montant et de la symbolique qui l’entoure.
Dans les temps difficiles, chacun a tendance à se refermer sur sa famille, sur son environne-ment proche pour faire face à l’adversité et pour y trouver un peu de réconfort. Après 70 années de construction patiente, il existe aujourd’hui une famille européenne qui ne peut plus rester dans l’ombre, qui doit s’affirmer. Pour y parvenir, les constructeurs de cet ensemble en ont assemblé les éléments, parfois de manière un peu artificielle et technocratique à travers une construction de droit qui a eu le mérite de pérenniser les acquis. Face aux enjeux qui sont les nôtres, un supplément d’âme est nécessaire qui passe nécessairement par un saut politique. Les opinions publiques y sont-elles prêtes dans le contexte actuel ? C’est un débat. Mais ne sont-elles pas prêtes à se prononcer positivement en faveur des trois objectifs suivants qui fonderaient une union politique : une Europe qui se prend seule en charge, une Europe qui est construite sur la paix entre les peuples, une Europe qui respecte les valeurs qu’elle a largement apportées au monde.
(1) Extrait de l’arrêt Costa cité dans la déclaration : « Il en résulte (…) qu’issu d’une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même »