Une convergence à petits pas

Dans cet article pour Confrontations Europe, Landry Charrier et Hans-Dieter Heumann analysent
les possibles convergences franco-allemandes en matière de politique étrangère européenne et de
construction d’une autonomie stratégique de l’UE.

Rien n’est plus nuisible à la relation franco-allemande que de prétendre que tous les présidents français ne sont que la réincarnation de Charles de Gaulle. Ce raccourci, souvent pratiqué par les analystes et journalistes allemands, explique en grande partie pourquoi l’interview du président français pour Les Échos (9 avril 2023) a largement été interprétée comme une preuve supplémentaire de son antiaméricanisme.

Emmanuel Macron a mis en garde l’Europe contre le risque de se laisser entraîner « dans des crises qui ne sont pas les nôtres ». Par-là, il n’a fait que rappeler sans doute de façon maladroite – que les relations UE-Chine suivent une logique différente de celles que les Etats-Unis entretiennent avec Xi Jiping. Même si la guerre en Ukraine a considérablement renforcé sa position de concurrent et de rival systémique, il n’en reste pas moins que la Chine est aujourd’hui encore un partenaire de premier plan pour l’UE : tant au niveau économique que sur des questions telles que le changement climatique, la santé ou bien encore la sécurité alimentaire.

Déjà éprouvée par la présidence Trump, la relation sino-américaine, elle, est installée dans une logique de confrontation que le Président Biden revendique du reste ouvertement. L’Europe n’a rien à y gagner. C’est en creux l’un des messages qu’Emmanuel Macron a voulu faire passer dans son interview du 9 avril. L’Allemagne, elle, est passée à côté. Ses déclarations étaient peut-être mal « ficelées », sa sortie sur Taiwan en décalage complet avec ce que ses partenaires étaient prêts à entendre, à ce moment là de l’histoire ; mais sur bien des points, Emmanuel Macron avait raison.  

L’ironie est que, sur la Chine, la France est certainement plus proche des Etats-Unis que ne l’est l’Allemagne. La déclaration franco-américaine du 1er décembre 2022 le montre de façon très claire. L’envoi de la frégate Prairial dans le détroit de Taiwan au moment même où la Chine était engagée dans une opération militaire visant à simuler l’encerclement de l’île (13 avril 2023), en est une preuve supplémentaire. En septembre 2021, le Bayern qui croisait alors en mer du Sud, l’avait délibérément évitée – par crainte de froisser son premier partenaire commercial. La chose aurait pu en rester là, mais les autorités chinoises avaient tenu à tirer profit maximum de la situation : en refusant au navire d’accoster à Shangaï, elles avaient clairement signifié au gouvernement d’Angela Merkel que la marine allemande n’était pas la bienvenue dans la région. Un affront. La Chancelière Merkel avait alors préféré faire le dos rond.

Annoncée dans le contrat de coalition « feu tricolore » (7 décembre 2021), le débat en Allemagne sur la stratégie envers la Chine a déjà dû être repoussé à diverses reprises. La controverse déclenchée par Emmanuel Macron ne va certainement pas faciliter le travail. Car, on l’a vu : les sensibilités sont à fleur de peau et les enjeux immenses. Et pourtant. L’alignement progressif des positions françaises et allemandes sur la Chine, en matière de politique commerciale notamment, offre une opportunité dont l’UE, au final, pourrait tout entière profiter. Mais pour y parvenir, l’Europe doit être en mesure d’adopter des positions fermes, au service de ses intérêts. C’est là tout le sens du débat sur la question de l’autonomie stratégique.  

Sur ce point aussi, les deux pays ne sont finalement pas si éloignés l’un de l’autre, du moins sur le plan rhétorique. Angela Merkel avait été la première à donner le ton. Dans une allocution en marge d’une fête populaire à Munich (29 mai 2017), elle avait enjoint les Européens « à prendre leur destin en main ». Le traité d’Aix-la-Chapelle, le contrat de coalition et le discours sur l’Europe du Chancelier Olaf Scholz à Prague (29 août 2022) confirment tous la volonté de l’Allemagne d’avancer dans cette direction.

« La bataille idéologique est gagnée et les jalons sont posés », expliquait E. Macron dans son interview pour Les Échos. Sur le fond, le Président avait là encore raison. Le chemin sera néanmoins encore long, car l’Allemagne, pour des raisons qui relèvent également de la psychologie collective, peine à aligner discours et opérationnalisation. Et pourtant : tout y pousse.

La stratégie de sécurité de l’Administration Biden (12 octobre 2022) souligne que le « pivot vers l’Asie » engendrera à court ou moyen terme un désengagement américain d’Europe. Lancée il y a quelques jours, la campagne pour l’élection présidentielle de 2024 ne manquera pas de le rappeler. Les signaux envoyés par le camp républicain sont, à ce titre, sans ambiguïté : en matière de politique étrangère, c’est l’Allemagne, encore loin de l’objectif des 2%, qui cristallisera l’attention et jouera le rôle de bouc-émissaire. Pour Olaf Scholz, une situation hautement inconfortable qui imposera fatalement une réflexion de fond sur l’orientation qu’il entend donner à la deuxième partie de son mandat.

En Europe aussi, la pression va grandissante. Depuis la visite de Joe Biden à Varsovie (21 février 2023), Mateusz Morawiecki n’a eu de cesse de tirer à boulets rouges sur son voisin allemand. Son discours sur l’Europe (Heidelberg, 20 mars 2023) et son intervention, quelques semaines plus tard, pour le compte du think tank américain Atlantic Council (13 avril 2023), ont eu le mérite de clarifier les choses et ce, à un triple niveau :

  1. l’Allemagne est là aussi devenue un enjeu de politique intérieure. Les élections législatives sont encore loin et tout laisse à penser que les critiques gagneront en virulence à mesure que la date du scrutin approchera (automne 2023) ;
  2. la politique européenne de la Pologne repose tout entière sur une logique de déconstruction visant à replacer la nation au centre du jeu ;
  3. en matière de politique de défense et de sécurité, les Etats-Unis sont devenus l’interlocuteur privilégié d’un pays qui revendique désormais ouvertement le rôle de grande puissance régionale.

Dans ce contexte, le Chancelier Scholz n’a guère d’autre option que de se tourner vers la France. Il en va de même pour Emmanuel Macron. Sans l’appui de l’Allemagne, il lui sera impossible d’avancer sur la question de l’autonomie stratégique. Les traités d’amitié avec l’Italie et l’Espagne, l’accord militaire avec la Grèce, la dynamique de coopération franco-néerlandaise et le réalignement franco-britannique n’y changeront rien. La France et l’Allemagne sont « condamnés » à travailler l’une avec l’autre. Dans un ouvrage qui a longtemps fait autorité, Jacques Bariéty et Raymond Poidevin parlaient d’un « mariage de raison » pour qualifier la dynamique de rapprochement impulsée après la Seconde Guerre mondiale. Nous parlerons aujourd’hui d’un « mariage forcé », d’une logique de coopération imposée par la réalité.

Que cela coince et grince entre nos deux pays n’est en soi pas nouveau. La guerre, « mère de toutes choses » (Héraclite), a toutefois exacerbé de façon le phénomène. La séquence franco-allemande qui vient de s’ouvrir et la visite d’État du Président Macron en Allemagne (2-4 juillet) semblent marquer le retour de la lucidité. Elles montrent qu’entre la France et l’Allemagne, si rien n’est jamais simple, tout est par contre toujours possible.

C’est du reste l’une des grandes leçons de l’histoire de l’intégration européenne. Les deux pays ont toujours appris des crises qu’ils ont traversées. Au final – la crise de l’Euro et la pandémie en sont de bons exemples –, c’est toute l’Europe qui en a profité. Sa « capacité d’action » (« Handlungsfähigkeit ») s’en est systématiquement trouvée renforcée.

Aujourd’hui, les conditions d’une convergence stratégique franco-allemande sont données. Lancée durant la Présidence allemande du Conseil de l’UE (2ème semestre 2020) et achevée dans le cadre de la Présidence française (1er semestre 2022), la « boussole stratégique » en avait posé les fondements. La guerre a accéléré de façon très sensible le processus :

  1. la « Zeitenwende » (27 février 2022), d’abord, a opéré un renversement des principes qui guidaient l’Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle marque la fin de la doctrine du « Wandel durch Handel » (le « changement par le commerce ») et le début d’une pensée stratégique plus en phase avec la tradition française ;
  2. la Nouvelle Revue Stratégique (9 novembre 2022) ensuite, reconnait la rôle décisif des Etats-Unis en matière de sécurité collective – une rupture majeure avec l’héritage gaulliste – et rappelle que l’autonomie stratégique a également pour vocation de renforcer le pilier européen de l’OTAN. Les Etats-Unis n’attendent finalement rien d’autre. En 1962 déjà, l’administration Kennedy exhortait les Européens « à s’orienter vers une cohésion interne substantielle afin de fournir les bases solides sur lesquelles la structure d’un partenariat atlantique peut être érigée ». Quelques années plus tard, le Président Nixon notait que « le monde serait un endroit beaucoup plus sûr et, de notre point de vue, beaucoup plus sain sur le plan économique, militaire et politique, s’il y avait une Communauté européenne forte ». C’est là l’un des objectifs premiers du Président Macron. Le discours du Chancelier Scholz à Prague épouse la même logique.

Si aujourd’hui, les convergences franco-allemandes sont évidentes, il n’en reste pas moins qu’il faudra du temps avant de les transformer en stratégie. Car les points d’achoppement sont encore nombreux, ne serait-ce qu’en matière d’armement.

Au plan européen, la tâche n’en sera pas moins délicate. Car la Pologne, l’un des points lourds de la défense européenne, est engagée dans une logique peu propice à une grande initiative commune. Il y a pourtant urgence à penser l’« affolement du monde » en Européens. Au final, et c’est toute l’ironie, l’impulsion pourrait une nouvelle fois venir des Etats-Unis. 


Sur le sujet : Pascal Lamy/Elvire Fabry/Nils Redeker : « Rééquilibrer la relation UE-Chine dans un nouvel ordre mondial », Policy Paper de l’Institut Jacques Delors 282 (octobre 2022), https://institutdelors.eu/publications/china-and-the-role-of-europe-in-a-new-world-order/.

Voir par exemple : Frank Biess : Republik der Angst. Eine andere Geschichte der Bundesrepublik, Hambourg : Rowohlt, 2019.

Voir à titre d’exemple les déclarations récentes du Sénateur de l’Ohio James David Vance sur Twitter: https://twitter.com/JDVance1/status/1631727079107751937 (3 mars 2023).

Jacques Bariéty/Raymond Poidevin : Les relations franco-allemandes : 1815-1975, Paris : Colin, 1977. 

D’après le titre de l’ouvrage publié en 2019 par Thomas Gomart (Paris: Tallandier).

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