Philippe Herzog
Président Fondateur, Confrontations Europe
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La reprise est là. On s’en réjouit. L’Europe bénéficie d’une conjoncture favorable avec la baisse spectaculaire des prix du pétrole, celle de l’euro, et des taux d’intérêt à des niveaux historiquement bas.
Mais l’instabilité croissante des marchés financiers et monétaires mondiaux est préoccupante. Et ne nous masquons pas l’essentiel : cette croissance n’est pas durable en l’état.
Dans une étude très remarquée, Lawrence Summers rappelle que la croissance américaine a été impulsée depuis trente ans par l’investissement privé, au prix de bulles financières suivies de crises, et que son rythme s’est ralenti. Aujourd’hui l’écart entre le PIB réalisé et le PIB potentiel reste important, et le PIB potentiel est révisé à la baisse parce que le taux d’emploi de la population en âge de travailler diminue et la productivité stagne. Ces observations valent aussi en moyenne pour l’Europe. La clé de la croissance et de l’emploi, c’est l’investissement humain et productif, or il est en profond recul depuis 2008.
Pour expliquer le risque d’une « stagnation séculaire », Summers souligne l’excès d’épargne par rapport à l’investissement. En fait une large partie de l’épargne est dirigée vers le désendettement privé et vers le financement des déficits publics, non vers le financement des investissements. Et une demande énorme existerait pour des investissements de long terme (ILT) susceptibles de relever durablement le potentiel de croissance, en capital humain, en infrastructures, en recherche et innovation, pour décarboner, digitaliser, répondre aux besoins d’avenir. Mais cette demande reste largement virtuelle : bien peu de projets émergent. Tout ceci indique des défaillances majeures des marchés et des institutions publiques.
Les dirigeants français ont cru que la crise n’était qu’une phase d’un cycle, mais la crise est structurelle, le cycle ne cycle plus. Or la conception des « réformes structurelles » n’est ni élaborée, ni consensuelle.
L’espoir se dirige vers le plan Juncker pour l’investissement. Mais c’est une action de court terme qui fait l’objet de critiques sérieuses appelant des corrections sans retard.
La gouvernance tout d’abord. Le commandement est confié à la BEI, une institution dont les États sont actionnaires à 100 % et qui ne fait pas l’objet de supervision. C’est elle qui va décider de la sélection des investissements qui feront l’objet de garanties offertes par le Budget européen. Un « comité de six experts indépendants » a été créé en son sein pour l’assister. Si la rentabilité n’est pas au rendez-vous, c’est le budget qui prend la perte. En somme on veut décharger la BEI de porter les risques qu’elle ne veut pas assumer, alors qu’elle en a les moyens mais tient à garder la meilleure cote AAA sur les marchés.
Deuxième problème, les ressources budgétaires servant de garanties proviennent d’une réallocation interne du budget européen. Pas un euro de plus. Le financement de projets déjà prévus est donc réduit. Dans ces conditions il n’y aurait pas addition de projets par le plan Juncker, seulement une substitution. Le Parlement européen se bat avec raison pour obtenir des crédits votés mais non utilisés
Troisième problème : la coopération avec les banques publiques d’investissement ou de développement nationales. Elle n’avance pas, et pour cause : elles n’ont pas le droit d’utiliser les garanties budgétaires prévues ; la BEI se réserve ce droit ! Ce refus de décentralisation est une anomalie car les investissements des PME dans les régions sont en jeu. D’autre part, des fonds structurels pourraient être mobilisés, mais les États ne le veulent pas ; ils préfèrent gérer eux- mêmes ces enveloppes…
Une gouvernance bien plus efficace et démocratique aurait été possible si nos propositions de promouvoir le Fonds européen d’investissement avaient été retenues(1). Son actionnariat inclut la BEI, la Commission, les BPI et des investisseurs privés. Ce fonds travaillerait aisément en coopération avec des fonds décentralisés.
Ce n’est pas tout, loin s’en faut. Une condition majeure de réussite du plan Juncker est l’intégration des marchés des capitaux, un projet de long terme que la Commission va lancer. Cette Union des marchés des capitaux devra affronter la coalition des résistances souverainistes et il lui faut une doctrine. Il s’agit d’orienter l’épargne vers le financement de l’investissement, ce qui exige de traiter les risques. L’aversion au risque des investisseurs privés et publics est liée à l’incertitude considérable qui règne dans une Europe divisée et dans un contexte d’intense compétition technologique mondiale. Mutualiser les risques en Europe permettrait de diminuer sensiblement leur coût. En complémentarité avec des banques maintenant encadrées et supervisées, le financement pourrait être accessible sur des marchés financiers régulés et intégrés. L’épargne du public serait orientée soit directement vers eux soit indirectement via des intermédiaires : investisseurs institutionnels, gestionnaires de patri- moines et d’actifs.
Assureurs et fonds de pension ont des passifs de long terme, ils peuvent donc prendre des actifs d’infrastructures et d’entreprises et les garder sur le long terme. Actuellement les règles prudentielles et fiscales font obstacle, ils sont gorgés d’obligations d’État à très bas taux. Il faut recalibrer ces règles et il y aura besoin d’in- citations pour réallouer une partie du revenu et de l’épargne vers l’ILT (notamment en vue de la retraite). La politique monétaire pourrait aussi venir en appui des titres d’investissement d’intérêt européen.
L’investissement public est requis pour mobiliser aussi le privé, mais il ne faut pas se cacher que les États et l’Union ont le plus grand mal à élaborer les choix collectifs. Ceux-ci requièrent désormais des investissements mixtes reposant sur des partenariats public-privé, mais il n’y a pas d’accord politique pour les promouvoir.
J’observe que l’investissement en capital humain n’est pas dans le plan Juncker. Or l’offre de formation professionnelle et continue est scandaleusement faible dans la plupart des pays européens. Les non-qualifiés et les PME sont les premières victimes, et l’on manquera de qualifications pour les reconversions et les emplois de demain. L’UE a pris une initiative pour l’emploi des jeunes, elle doit faire de même pour la formation, basculer des ressources vers des programmes européens d’apprentissage et exiger des réformes des systèmes nationaux défaillants.
Autre préoccupation majeure : les infra- structures. Le marché de leur financement est extrêmement étroit. Très peu de projets d’intérêt européen font l’objet de cinvestissements. Depuis de nombreuses années, Franco Bassanini, le Club des investisseurs de long terme et nous- mêmes avons avancé des propositions.
Pour l’innovation et la réindustrialisation, les entreprises ont besoin de plateformes de services et d’engagements financiers durables. Il faut partager le traitement des risques entre les banques et les investisseurs institutionnels afin d’abaisser le coût du capital. À défaut les PME continueront de se faire financer aux États-Unis.
Sous-jacentes à tous ces problèmes sont les divergences de compétitivité entre les pays membres. L’Allemagne concentre la puissance industrielle et écrase la concurrence sur le marché intérieur. La place financière de Londres est leader mondial. Les pays dits « périphériques » sont toujours fragiles, malgré des poli- tiques sévères de déflation interne. La France est handicapée par ses déficits commerciaux. Une politique industrielle européenne est nécessaire, au moins dans l’Eurozone : il faudrait redéployer des investissements pour réindustrialiser des pays où les risques sont concentrés. Ceci n’a pourtant jamais été envisagé. Une économie numérique européenne et une Union pour l’énergie sont néanmoins annoncées. Immenses défis quand on sait la carence d’une industrie européenne de traitement des données et le retard du marché numérique ; et en matière de politique énergétique, l’Union est en échec faute de solidarité pour le choix des sources et la construction du marché, dont le dysfonctionnement est avéré.
« Notre Union économique et monétaire est plus que jamais hétérogène », estime lucide- ment J.-C. Juncker ; il prépare une note en direction des chefs d’État en vue d’un plus grand partage des risques budgétaires. Déjà H. Van Rompuy leur avait écrit en ce sens en 2012, sa feuille de route resta lettre morte. Aujourd’hui ce n’est pas seulement le Grexit qui menace, mais aussi le Brexit. Les Anglais réclament une réforme du grand marché pour servir leurs intérêts et ils souhaitent qu’elle soit associée à celle de l’Eurozone. L’Allemagne et la France n’y sont pas disposées – on les comprend mais manque l’ambition des réformes ! Il ne faudrait pas que l’actuelle reprise économique provisoire serve de prétexte à l’Europe pour ne pas soigner sa myopie.
1) Assises européennes du long terme, Un nouveau départ pour l’investissement, 3 et 4 décembre 2014 à Bruxelles, www.confrontations.org