« UN MONDE DE VIOLENCES. ET APRÈS ? » CRITIQUE DU LIVRE DE JEAN-HERVÉ LORENZI ET MICKAËL BERREBI

Par Laurent Zylberberg Secrétaire du bureau de Confrontations Europe

Avec la parution d’Un monde de violences. Et après ? éditions Eyrolles, Jean-Hervé Lorenzi et Mickaël Berrebi, n’en sont pas à leur coup d’essai puisqu’il d’agit de la 3ème édition du livre paru pour la première fois en 2014. Cette nouvelle édition apporte de nombreux éléments supplémentaires et s’appuie sur une actualité, malheureusement, riche en violences de toutes sortes. Disons-le d’emblée, ce livre est rare car il allie à la fois une très riche connaissance théorique et historique structurante de l’économie mondiale actuelle, c’est la première partie du livre, avec des propositions souvent concrètes, parfois audacieuses, toujours intéressantes, qui visent à apporter des réponses aux défis actuels.
Pour Lorenzi et Berrebi, notre monde subit six contraintes majeures dont il faut réussir à s’extraire.

Dès l’introduction, on comprend que ni la vision de la « fin de l’histoire», portée de manière différente par Fukuyama ou par Yuval Noah Harari, ni une approche mécanique de Schumpeter ou de Durkheim, même revisitée par Bourdieu, ne satisfont les auteurs.

La grande panne des gains de productivité

La première contrainte porte sur la grande panne des gains de productivité que nous traversons. Sans amélioration de la productivité, nous nous heurterons à l’absence de croissance avec sa cohorte d’effets négatifs sur l’emploi et les revenus. Corolaire évident, nous ne disposerons pas des outils pour répondre aux trois grandes transitions : démographique, climatique et numérique. En lisant ces chapitres, on ne peut s’empêcher de penser à Karl Polanyi qui a si bien décrit à la fois le processus de désencastrement de l’économie de marché et la construction sociale de l’économie. Certes nos sociétés connaissent de nombreuses innovations de rupture mais cela ne se traduit pas par des
bonds dans la productivité.

De nombreux conflits potentiels, générationnels et géographiques

La deuxième contrainte est à la fois humaine et sociétale: le vieillissement. Pour le dire rapidement, le vieillissement de la population se traduit par trois phénomènes cumulatifs : des dépenses supplémentaires, une moindre prise de risques dans l’utilisation de l’épargne et une innovation en berne. Si le vieillissement est un phénomène mondial, il n’est pas équitablement réparti sur la planète. Cette disparité au sein des pays et entre les pays, est source de nombreux conflits potentiels aussi bien générationnels que géographiques. D’un point de vue global, le vieillissement se traduit automatiquement par un allongement de la durée de vie au travail qui ne compense cependant pas l’augmentation, tout aussi mécanique, des dépenses. Plus dramatiquement, ces nouveaux équilibres remettent en cause les fondements de l’Etat-Providence car ce ne sont plus 3 générations qui coexistent mais souvent 4 et parfois 5.

La constitution d’une classe sociale ultra-riche

La troisième contrainte est le constat de l’accroissement des inégalités de toutes sortes. Les travaux de Piketty ont montré le caractère vertigineux de l’accélération des inégalités sur la période très courte que nous connaissons. Tout indique que la courbe de Kuznets, selon laquelle les inégalités se réduisent avec le développement, est remplacée par celle « de l’éléphant » qui montre que les inégalités repartent ensuite à la hausse dans le cadre de la mondialisation financière que nous avons connue. Ces inégalités résultent d’un double mouvement, bien documenté, d’une part, les divergences de trajectoires entre le patrimoine et les revenus et, d’autre part, la constitution d’une classe sociale ultra-riche devenue un horizon inatteignable pour l’essentiel de la population à commencer par les classes moyennes. Ce cocktail explosif est un risque majeur pour la cohésion sociale et le risque d’anomie se développe au sein des pays et entre les nations elles-mêmes, comme le montre la multiplicité des conflits actuels ! JH. Lorenzi et M. Berrebi insistent sur ce point, l’accroissement des inégalités coûte cher et n’est pas durablement soutenable sans convulsions sociétales.

La vision court-termiste de la désindustrialisation

La quatrième contrainte porte sur un thème cher aux politiques : la désindustrialisation. Après avoir rappelé utilement que le phénomène se traduit par une moindre production et une réduction de la création, les auteurs indiquent l’évidence: les emplois nécessitent à la fois investissements et R&D. Difficile de ne pas se souvenir du « théorème » de l’ancien Chancelier allemand, Helmut Schmidt, selon lequel « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ».

Le problème est qu’aujourd’hui, les profits ne se transforment pas en investissements et que les emplois tardent à venir. Cela est d’autant plus flagrant que la réindustrialisation ne peut pas consister à reconstruire l’industrie d’hier.

Fort justement, les auteurs font le lien entre la désindustrialisation et la vision court-termiste dont la financiarisation est l’expression. Cela est d’autant plus pertinent, que la désindustrialisation qui était interprétée comme une captation de la valeur ajoutée par les pays du nord ne fonctionne plus comme telle. En 2020, pour la première fois, les courbes de la contribution à la valeur ajoutée de l’industrie à l’échelle mondiale se croisent. L’effet de ciseaux va s’accroissant entre les pays dits développés et ceux qualifiés d’émergents sous l’effet de la montée en puissance de la Chine. En partant de l’exemple de la Grande-Bretagne à la fin du XIXème siècle, les auteurs montrent les effets d’une telle désindustrialisation, à laquelle on peut cependant objecter que celle-ci s’inscrivait dans ce que l’on pourrait appeler « une mondialisation nationale » car elle reposait largement sur l’Empire britannique !

Toujours est-il qu’une économie basée sur des investisseurs uniquement financiers entre dans une spirale où les innovations financières prennent le pas sur toutes les autres. Ce chapitre se conclut en rappelant le trilemne de Dani Rodrik selon lequel la mondialisation, les États-nations et les institutions démocratiques ne sont compatibles que par paire de deux. Une dernière mise en garde, vient nous rappeler que la paix monétaire est indispensable pour assurer la paix entre la puissance des Nations.

L’utopie de la disparition de la dette

Dans l’avant-dernier chapitre portant sur les contraintes, JH. Lorenzi et M. Berrebi dissipent nos illusions, si nous en avions, sur le processus de définanciarisation de nos économies. Ils décrivent ainsi la montée inexorable des liquidités qui ne se traduit ni en financement de l’économie réelle ni en investissement de long terme mais principalement en… produits financiers. A cela s’ajoutent les phénomènes récents de « shadow banking» sans parler des potions qui, à force de vouloir rendre le secteur bancaire et assurantiel plus sain, risquent de le faire mourir en bonne santé ou plus précisément de le dissuader de financer l’économie. On notera, au passage, que dans cet accroissement des liquidités résultant du shadow banking, les institutions financières publiques restent très marginales alors que, par nature, elles pourraient apporter des instruments financiers orientés vers l’investissement de long terme.

Nous rappelant les mises en garde, depuis de longues années, de Jacques de La Rosière sur l’accroissement de la dette, ou plus précisément, des dettes publiques et privées, les auteurs soulignent l’importance de ne pas confondre la réduction de la dette globale et celle du déficit public. Diminuer ce dernier est atteignable au prix d’efforts de toutes sortes alors que faire disparaitre la dette apparait comme utopique. Un seul chiffre illustre cela, la France, dans les conditions optimales des « Trente Glorieuses », a mis 30 ans pour réduire d’un quart seulement sa dette globale. Le tout, dans un contexte de forte croissance et d’inflation !

Pour ajouter à la difficulté du financement de l’économie réelle, Lorenzi et Berrebi constatent que le secteur bancaire offre une rentabilité des fonds propres largement inférieure aux entreprises mais, et c’est là où le bât blesse, il convient de distinguer entre les différentes activités du secteur bancaire. La banque de détail n’offre qu’une rentabilité de fonds propres finalement assez médiocre alors que la banque d’investissement et les acteurs de la gestion d’actifs proposent des retours tout à fait significatifs. Comme le développement de l’industrie financière est inéluctable, il convient de savoir comment assurer « un financement de l’économie qui suppose une épargne abondante, des investissements à long terme, une capacité à prendre des risques (et) des produits de financement dévolus au système productif ».

La tragédie de la bancabilité

C’est justement l’épargne qui est identifiée comme la sixième contrainte. Elle est au cœur des interrogations mais un paradoxe monstrueux est devant nous, il y a beaucoup de liquidités et d’épargne mais si peu d’épargne utile. C’est-à-dire celle qui est disponible pour être placée sur le long terme dans des investissements risqués. Dans nos sociétés de masse, décrites par Kornhauser, le politique a perdu de sa légitimité et donc de sa capacité à agir, or cette épargne utile a besoin d’être orientéedans des directions claires ! Là aussi le constat est criant, nous avons eu une épargne en excès et un investissement trop faible.

Une des explications est peut-être à rechercher dans « la tragédie de la bancabilité ». Derrière ce terme se cachent des obstacles de toutes sortes, techniques, juridiques, environnementaux… qui peuvent aboutir à ce que des projets « rentables » ne soient pas finançables.

Au niveau mondial, nous sommes confrontés à un désalignement entre une épargne des pays émergents qui est supérieure aux capacités d’investissements dans ces pays alors que la situation est inverse dans les pays développés. Le constat, a priori contre intuitif, retrouve la rationalité quand on parle d’épargne utile. Dans ce monde changeant et vieillissant, les besoins de couverture sociale vont aussi en augmentant. Bref, la guerre de l’épargne de l’utile aura bien lieu d’autant plus que les uns en ont besoin pour leurs infrastructures et les autres pour leur appareil productif.

Faire de la jeunesse l’avenir d’un monde vieillissant

Le constat établi, JH. Lorenzi et M. Berrebi n’en restent pas là et proposent, dans la deuxième partie de leur ouvrage une série, quatorze pour être précis, de ruptures à mettre en place. Conscients que seule une approche holistique permettrait de répondre aux contraintes examinées dans la première partie, les auteurs abordent une vaste étendue de domaines qui peuvent s’articuler autour de trois grands thèmes : les populations, les technologies et l’argent. La première priorité est de faire de la jeunesse l’avenir d’un monde vieillissant et notamment en reconstruisant un modèle d’immigration. Évidemment, cela ne pourra pas se faire sans une répartition nouvelle des ressources qu’elles soient naturelles, la question de l’eau est, à cet égard, prégnante, mais aussi des ressources financières qui ne peuvent, à long terme, reposer principalement sur l’héritage. Sur ces bases, il est aussi proposé de revoir fondamentalement le partage salaires/profits qui est entré dans un cercle vicieux qu’il convient de rompre par des mesures politiques fortes.

Nous abordons là, la deuxième priorité des auteurs, comment réorienter la valeur créée dans l’économie vers les secteurs essentiels. Pour cela, il faut « dompter la dette » tout en reconstruisant un réel partage des risques. Le paradoxe est que l’accroissement de la dette entraine une moindre capacité à prendre des risques et donc à créer de la valeur ajoutée.

Les auteurs insistent aussi sur l’importance de l’investissement d’abord dans les trois transitions essentielles : démographique, climatique et numérique. Ils soulignent aussi le rôle crucial que le continent africain doit jouer comme réceptacle massif d’investissements. Tout cela n’est possible que si l’économie mondiale retrouve des bases solides et prédictibles.

La fin des accords de Bretton-Woods nous a fait perdre de vue les apports positifs des parités de changes fixes. Pour en sortir, l’Europe a créé l’Euro mais cela ne suffit pas au niveau mondial. D’autres éléments complémentaires de stabilité doivent être mis en place. La prédictibilité, c’est aussi ne pas oublier. La pandémie de 2019-2020 commence déjà à s’estomper dans les mémoires alors que, par définition, d’autres verront le jour et que nous ne sommes pas réellement prêts à les affronter.

Le dernier grand domaine de rupture porte sur le Monde qui vient. Celui-ci ne sera réellement soutenable que s’il est maitrisé et orienté. La maitrise passe par la fin des monopoles qui se sont mis en place dans les nouvelles technologies. Sans mesures fortes, le caractère monopolistique de certaines industries annihilera non seulement la concurrence mais la capacité d’innovation. Certains métiers doivent être rendus incompatibles les uns avec les autres. L’orientation de ce nouveau monde passe par la création d’un « métissage numérique » où l’Intelligence Artificielle serait au service de nouveaux équilibres à commencer par une transition juste au service des populations.

L’horizon indépassable de l’Europe

En refermant l’ouvrage, on a le sentiment étrange que Lorenzi et Berrebi tournent autour de l’idée européenne sans jamais en faire l’objet direct de leurs réflexions.

C’est pourtant bien l’horizon indépassable de l’Europe qui apparait comme une évidence à la fois dans les contraintes mais surtout dans les ruptures proposées. Dans un monde d’interactions, où les normes explicites et implicites, ainsi que les enjeux d’avenir sont à l’échelle mondiale, raisonner sur des bases nationales étriquées ne mène nulle part. Les investissements nécessaires, les réformes indispensables, les efforts à consentir sont autant d’enjeux qui ne se conçoivent qu’au niveau européen pour être pleinement efficaces. En effet, face aux enjeux de long terme, l’Europe est le seul cadre viable où peut se constituer une dynamique qui aura, malgré les vents contraires, la légitimité nécessaire.

Un-mode-de-violences.-Et-apres-Critique-du-livre-de-Jean-Herve-Lorenzi-et-Mickael-Berrebi-

Derniers articles

Articles liés