Michal Šimečka
Député européen (Slovaquie), Vice-Président de Renew Europe
A l’automne 2020, la Commission européenne a publié le premier rapport, appelé à devenir annuel, sur la situation de l’état de droit dans l’Union européenne, une demande que le Parlement européen attendait depuis des années. L’eurodéputé Michal Šimečka salue cette initiative mais il alerte sur les atteintes à la démocratie dans certains Etat membres et, étant lui-même rapporteur d’un texte sur l’état de droit, il revient sur les trois différences-clés entre l’approche de la Commission et celle du Parlement.
Il est aujourd’hui prouvé que l’argent de l’Union européenne a favorisé l’ascension des régimes autoritaires dans des pays comme la Hongrie. Mais couper le robinet ne suffira pas à contenir le recul de la démocratie en Europe. Il est temps que l’Union Européenne cesse d’être sur la défensive et établisse un programme de protection de ses valeurs sans ambiguïté.
Conditionner l’obtention des fonds européens au respect de l’état de droit est une nécessité. Pendant des années, les flux financiers au sein de l’Union sont restés sous l’égide d’un contrat tacite entre contributeurs et bénéficiaires net – « nous payons pour avoir accès au marché, vous faites ce que vous voulez des fonds ». Mais avec les 1 700 milliards d’euros alloués au prochain CFP et au plan de relance, cet équilibre malsain doit être remis en cause. Dès janvier 2021, tous les regards seront tournés vers la Commission et le Conseil. Auront-ils le courage d’utiliser l’arme de la conditionnalité ou laisseront-ils corruption et dérive autoritaire se poursuivre en toute impunité ?
La suspension ad hoc des fonds ne serait cependant que l’un des éléments d’un indispensable projet bien plus large : la restauration et la protection de l’identité démocratique de l’UE. Les motifs pour agir sur un problème aussi sensible n’ont jamais été aussi impérieux.
La justice sous la coupe du politique en Pologne
On dit parfois que, comme les choix économiques d’un gouvernement affectent tous les autres Etats de la zone euro et du marché unique, cela en fait l’affaire de tous, alors que ce ne serait pas le cas des questions juridiques. C’est de la myopie pure et simple. Le fait qu’en Pologne, le judiciaire soit passé sous la coupe du politique affecte tout le marché unique. Si les entreprises européennes – et les citoyens européens – ne peuvent pas bénéficier d’un procès juste dans ce pays, c’est l’affaire de tous. La même logique s’applique à tous les projets communautaires, à commencer par la coopération dans le domaine du maintien de l’ordre. Quand les Etats membres mettent en commun instruments et données en matière de sécurité, la question de l’indépendance des procureurs hongrois ou celle de la tutelle exercée sur les responsables de la sécurité intérieure polonaise concerne tout le monde.
Les effets de la dégradation de l’état de droit sur la coopération européenne se sont fait ressentir plus nettement qu’ailleurs dans le domaine des organismes chargés de l’application de la loi. Nous sommes à un stade où de nombreux juges nationaux refusent d’extrader des criminels vers la Pologne du fait de la destruction de l’indépendance de la justice dans ce pays. Il est extrêmement difficile de mettre en œuvre une coopération entre les Etats membres quand il existe des doutes légitimes sur la façon dont seraient utilisés de nouveaux instruments et sur le respect des droits fondamentaux.
Se pose également une question plus large : celle de la démocratie européenne. Pour l’heure, l’UE ne scrute guère les processus électoraux nationaux, et semble s’en désintéresser. Pourtant, les élections nationales jouent un rôle crucial dans la mise sur pied de la législation communautaire, en déterminant la composition des organes clés du pouvoir exécutif et législatif : le Conseil européen et le Conseil de l’Union européenne. C’est pour cette raison que les citoyens portugais, par exemple, sont concernés par l’intégrité du processus électoral finlandais, dans la mesure où les représentants de la Finlande au Conseil participeront à l’élaboration d’une législation qui affectera presque tous les aspects de la vie des Portugais. En d’autres termes, les modifications des lois électorales hongroise profitant au Fidesz au détriment de l’opposition, ou même les obstacles au pluralisme médiatique, devraient être l’affaire de tous les citoyens de l’Union, puisque que Viktor Orban n’est pas seulement un législateur national mais aussi européen.
J’ai un jour été approché par un diplomate américain qui m’a demandé : pourquoi vous inquiétez-vous autant de l’état de la démocratie dans ces pays ? Environ un tiers des Etats américains ont vécu pendant des décennies sous un apartheid de fait sans que l’Etat fédéral ne s’en porte plus mal (selon lui, en tout cas). Sans même parler de l’état de santé de la démocratie américaine aujourd’hui et du rôle des Etats du sud dans les défis actuels, le fédéralisme à l’américaine n’est pas un modèle viable pour l’Europe. L’UE ne dispose pas d’un gouvernement central fort capable de garantir la cohésion du système en dépit des récalcitrants. Au contraire, la quasi-totalité des politiques européennes reposent sur la confiance et la volonté de coopération des Etats membres. Il suffit qu’un seul de ces Etats entreprenne de saper systématiquement les préceptes de la gouvernance démocratique, et tout le système risque de s’écrouler – car les prises de décision reposent avant tout sur le consensus. Quel meilleur exemple que le budget de crise de cet hiver, lors duquel Hongrois et Polonais ont menacé de faire exploser ce plan de soutien économique sans précédent à cause du mécanisme de conditionnement au respect de l’état de droit.
Rapport annuel sur les valeurs de l’Union
Pour toutes ces raisons, les institutions européennes ont tenté de mettre en place un contrôle communautaire du respect des valeurs constitutionnelles. En 2020, la Commission a introduit le principe d’un rapport annuel sur l’état de droit dans les 27 Etats membres, un mécanisme qui a été demandée de longue date par le Parlement. Dans le rapport, dans lequel j’ai officié comme rapporteur, le Parlement a défini selon quels paramètres il envisageait l’évaluation à long-terme. Nous avons proposé la création d’un accord interinstitutionnel relatif au renforcement des valeurs de l’Union signé par le Parlement, le Conseil et la Commission. L’accord prévoit la création d’un cycle d’évaluation annuel exhaustif qui permettrait de savoir comment se porte la démocratie, l’état de droit et les droits fondamentaux dans chacun des pays de l’UE, en fonction d’une série de critères objectifs. Tous les Etats membres seraient traités avec équité et impartialité. Chaque année, la Commission, assistée d’un groupe de travail interinstitutionnel et d’experts indépendants, rédigerait un rapport annuel sur les valeurs de l’Union, qui bénéficierait d’un suivi notable du Parlement et du Conseil. Le rapport refléterait aussi bien les évolutions positives que négatives, tout en dressant des recommandations spécifiques à chaque pays dans le but de renforcer les valeurs communautaires. Les conclusions du Cycle d’évaluation annuel guideront la mise en œuvre d’instruments comme les procédures d’infraction, l’Article 7 du Traité sur l’Union européenne ou la conditionnalité budgétaire.
Ce que la Commission a accompli cette année par le biais de son rapport sur l’état de droit va dans le sens de ce que nous demandons, mais il existe malgré tout trois différences-clés entre son approche et celle du Parlement. Pour commencer, le Cycle d’évaluation annuel que nous proposons concernerait toutes les valeurs présentes dans l’Article 2 du Traité sur l’Union européenne. Nous pensons qu’il s’agit là de l’approche la plus sensée, sachant que l’article 2 propose une liste exhaustive, contraignante légalement et faisant l’objet d’un consensus parmi les Etats membres. En second lieu, nous suggérons que les rapports d’évaluation soient accompagnés de recommandations spécifiques aux pays, avec des délais concrets et des études de faisabilité permettant de mettre en œuvre plus rapidement ses recommandations. En troisième lieu, notre proposition, si elle est adoptée, engagerait la responsabilité légale des trois institutions. Nous cherchons à créer un cadre pérenne qui ne disparaîtrait pas au moindre changement politique.
L’UE dispose évidemment d’une marge d’amélioration dans sa gestion de la question de l’état de droit. Son action devrait être plus opportune et proactive. D’importants paliers ont cependant été franchis dans le processus qui doit faire de l’Europe le garant de la démocratie au sein des Etats qui la composent. Mais au bout du compte, la capacité de l’Union à jouer ce rôle pour de bon se trouve entre les mains de ses citoyens. Ce sont eux qui influenceront le cours de l’histoire par leur vote et leur participation démocratique. Pourtant, malgré l’actuel peu d’enthousiasme pour les élargissements massifs, je ne serais pas surpris qu’un moment fondamental, à l’image de celui que nous avons connu en 1989, soit nécessaire pour offrir un second souffle aux valeurs européennes. Une chose est claire, cependant : l’Union Européenne ne pourra survivre à long terme qu’en tant que club d’Etats démocratiques et respectueux du droit.