Par Michel Barnier Ancien Vice-Président de la Commission européenne et ancien négociateur en chef de l’UE, chargé de la préparation et de la conduite des négociations avec le Royaume-Uni – LA REVUE #136.
Souveraineté? Indépendance? Lorsque l’on débat sur l’avenir de l’Europe le sens des mots importe et, face aux doutes des Français, nous nous devons d’être clairs sur notre projet et notre conception de la démocratie.
Dans notre tradition politique qui se retrouve dans notre Constitution à l’article 3 «la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum». Qu’est-ce que cela signifie? Tout simplement que le pouvoir de décider dans notre démocratie vient du peuple français qui le délègue à ses représentants, le président de la République et les députés et les sénateurs. Il n’y a donc pas de «souveraineté européenne» au sens d’une autorité politique qui pourrait décider seule, au nom d’un peuple européen.
Parler de «souveraineté européenne» revient, en réalité, pour tous ceux qui utilisent cette expression à appeler de leurs vœux un fédéralisme européen qui n’ose dire son nom. Ce n’est donc pas faire œuvre de clarté à un moment où les Français ont le sentiment que les décisions essentielles qui les concernent leur échappent au profit d’autres « décideurs».
L’Union européenne doit demeurer une construction originale qui respecte la volonté des peuples d’Europe. C’est la raison pour laquelle je crois que les responsables politiques nationaux doivent véritablement exercer leurs compétences qui demeurent très importantes. L’éducation, l’hôpital, la recherche, la police, la justice, l’armée, la culture, l’environnement, le sport demeurent très largement – si ce n’est exclusivement – des compétences nationales au cœur de notre souveraineté. Et c’est l’incapacité des gouvernements successifs à réformer et préserver ces politiques publiques qui a accru la défiance des citoyens vis-à-vis des institutions.
Dans notre système politique, le recours à l’échelon européen a toujours été conçu, non pas comme une substitution à l’échelonnational, mais comme un multiplicateur de puissance. Je n’aime pas trop l’argument de la taille pour justifier le recours à l’Europe car ce raisonne- ment a tendance à nous exonérer de notre propre responsabilité. Pourtant, ce n’est pas l’Europe qui est responsable de notre déficit budgétaire permanent, de nos 3000 milliards d’euros de dette publique, du délitement de notre tissu industriel, de notre déficit commercial abyssal, des performances médiocres de notre système éducatif…
Dans notre système politique le recours à l’échelon Européen a toujours été conçu, non pas comme une substitution à l’échelon national, mais comme un multiplicateur de puissance.
Michel Barnier
Dans mon esprit, et je crois que c’est le sens profond de la construction européenne, la mise en commun de nos compétences doit permettre de conjuguer nos qualités pour être encore plus forts face aux grandes puissances mondiales. La guerre en Ukraine est venue nous rappeler la nécessité de nous doter des équipements les plus performants et notamment de l’avion de chasse du futur (SCAF). La transition énergétique nous oblige à nous doter de grandes usines de batteries capables d’équiper des millions de véhicules par an. Le changement climatique rend indispensables le développement de technologies et l’émergence de grands groupes européens pour mieux gérer et partager l’eau, réduire et valoriser les déchets, lutter contre la pollution de l’air et des sols. Faut-il, par ailleurs, rappeler combien la coopération européenne a été précieuse cet hiver pour préserver la fourniture de notre pays en électricité menacée par les déboires des politiques conduites depuis dix ans par les gouvernements successifs ?
On le voit, la véritable vocation de l’échelon européen n’est pas de capter la souveraineté des peuples pour créer «un super État fédéral» mais de garantir notre indépendance face au reste du monde. Nous avons besoin de l’Europe pour sortir du chantage de la Russie sur notre approvisionnement en pétrole et gaz.
Nous avons besoin de l’Europe pour nous libérer de la position dominante de la Chine sur la production de biens essentiels comme les médicaments, certains composants électroniques et l’approvisionnement en matières premières stratégiques comme les terres rares. Mais nous avons également besoin de l’Europe pour équilibrer notre relation avec les États-Unis qui sont tentés d’affaiblir nos entreprises à travers les mesures protectionnistes mises en place par l’Inflation Reduction Act (IRA). Nous avons besoin d’œuvrer ensemble pour l’indépendance de l’Europe et cette indépendance doit constituer notre priorité pour les années à venir. Mais pour cela il faut clairement changer l’Europe et arrêter d’en faire un enjeu idéologique. Les partisans d’une Europe fédérale doivent, en particulier, cesser de se considérer comme les seuls véritables Européens et arrêter de stigmatiser ceux qui sont légitimement attachés à la souveraineté des peuples et à la démocratie parlementaire nationale.
A contrario, les responsables politiques qui, des deux côtés de l’échiquier politique, entretiennent depuis trop longtemps la défiance vis-à-vis de la construction européenne doivent également méditer les conséquences du Brexit qui incarnait si bien leurs propres aspirations politiques. Le Brexit a affaibli le Royaume-Uni et l’Union européenne mais il a eu au moins un mérite, celui de démontrer que la sortie de l’Europe ne permettait pas de résoudre tous les problèmes dont certains aimaient à rendre responsable l’Union européenne.
Je fais partie de ceux qui regrettent le Brexit et qui estiment qu’une nouvelle relation doit être construite entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Pour construire ce nouveau partenariat, nos amis britanniques doivent assurément poursuivre leur travail de réflexion sur leurs aspirations profondes dans le nouveau concert des puissances en voie de constitution. Mais, en parallèle, nous devons également méditer sur les raisons qui ont amené une majorité de Britanniques à voter contre l’Europe, d’autant que les mêmes tensions sont à l’œuvre en Belgique, Italie, en Suède, ainsi qu’en France.
Les élections européennes de 2024 constitueront un moment important pour porter ce débat. Nous devons proposer à tous ceux qui sont attachés à l’avenir de l’Europe et qui souhaitent rétablir la confiance des Français dans les institutions nationales et européennes de défendre un projet répondant à une double exigence: rétablir la souveraineté de la France et défendre l’indépendance de l’Europe.
Comme je l’ai déjà indiqué, nous avons trop renoncé à exercer nos compétences, en particulier dans les domaines régaliens. Nos armées n’ont plus de munitions et leurs équipements sont beaucoup trop limités en nombre pour escompter pouvoir faire face à une menace majeure, nous devons retrouver notre capacité de direction en Europe. Nos forces de l’ordre ont également été affaiblies à la fois en effectifs et en termes de doctrine, or nous ne pouvons réitérer à l’occasion de la Coupe du monde de rugby cette année, et lors des Jeux olympiques et paralympiques l’année prochaine, le terrible échec de la finale de la Ligue des Champions de mai 2022.
La gestion de l’immigration doit, enfin, être revue de fond en comble et je ne crois pas qu’une loi visant à régulariser des centaines de milliers de clandestins comme l’envisage le Gouvernement permettra d’apaiser les craintes de millions de Français vis-à-vis du phénomène migratoire. Sur la question de l’immigration, j’ai déjà indiqué qu’une clarification était nécessaire entre le rôle respectif des États et des juridictions européennes. Nous ne pouvons accepter en particulier, qu’au nom des principes humanistes, la Cour européenne des droits de l’Homme nous impose de ne pas expulser de nombreux clan-destins, notamment mineurs, et nous oblige à pratiquer un regroupement familial sans véritable limite. De même, nous devons pouvoir revoir nos relations avec les pays de départ qui refusent de reprendre leurs clandestins ainsi que leurs citoyens qui font l’objet de condamnations et de mesures d’éloignement. Cette clarification nécessitera, je le crois, une longue et difficile concertation entre les pays européens et leurs institutions et sans doute aussi une modification de notre constitution. Ce travail de clarification sur le rôle de l’État national et de l’Union européenne doit également porter sur le rôle du Parlement européen qui réunit les représentants de tous les peuples qui composent l’Union européenne. Et je propose que le Parlement européen devienne le lieu privilégié de la définition et de la préservation de l’indépendance stratégique de l’Europe. L’Europe doit rester une puissance commerciale et nous souhaitons continuer à commercer avec l’ensemble des grandes régions du monde. Nous avons une responsabilité particulière pour accompagner le décollage économique de l’Afrique afin, en particulier, de limiter les migrations vers l’Europe. Pour autant, nous devons retrouver le chemin de l’autosuffisance dans un certain nombre de domaines clé comme l’énergie, l’agriculture, les médicaments, les équipements militaires, les batteries… C’est la raison pour laquelle il nous faut créer les conditions d’une nouvelle préférence européenne, condition préalable pour que des millions de Français retrouvent confiance dans l’Europe et dans leur avenir. Ce doit être notre projet et notre engagement.