Thierry PHILIPPONNAT
Directeur de l’Institut Friedland
De façon inéluctable, le Brexit signe la fin du passeport européen pour les entreprises de la City. Si le régime dit d’équivalence pays tiers pourrait en théorie leur donner accès au marché unique, ce régime est, dans les faits, trop instable pour leur permettre de développer leur activité. La seule solution restante est le déménagement vers un pays de l’Union européenne mais la question se pose alors de la « substance » de ce déménagement : assistera-t-on à une relocalisation réelle des entreprises concernées ou la concurrence entre États membres de l’Union conduira-t-elle à l’acceptation de simples boîtes à lettres pour les entreprises de la City voulant accéder au marché unique ?
L’histoire de deux camps. C’est, en apparence, ainsi que l’on pourrait définir les négociations à venir sur le Brexit entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, chaque partie essayant d’obtenir l’accord le plus avantageux possible.
La complexité de ces discussions(1) et le caractère irréaliste des délais impartis ont maintenant été largement analysés. Remplacer, en l’espace de deux ans, quarante-six années de réglementations, d’accords commerciaux et de conventions de coopération n’est pas de l’ordre du possible pour un pays de la taille et de la complexité du Royaume-Uni.
Mais les tractations à venir touchent à deux autres dimensions qui, pour être moins souvent mises en exergue, n’en sont pas moins importantes : la première concerne, sur de nombreux sujets, la confrontation d’intérêts privés et de l’intérêt général. La seconde a trait à l’interaction entre intérêts économiques et intérêts politiques au sein de l’Union européenne.
Aléa moral
Les sujets de discussion entre le Royaume-Uni et l’Union européenne relèvent souvent de la confrontation d’intérêts privés et de l’intérêt général. Cette confrontation peut être génératrice de situations d’aléa moral par nature non souhaitables. Le débat sur la compensation des produits financiers libellés en euros en fournit un bon exemple.
L’activité de compensation des produits financiers consiste à assurer la bonne fin des opérations après que ces dernières aient été réalisées sur les marchés. Elle est essentielle pour la sécurité des marchés, la confiance des opérateurs, et la stabilité du système financier.
Actuellement, les opérations en euros réalisées sur les marchés de capitaux sont compensées à Londres à hauteur de 70 % : SwapClear, la chambre de compensation appartenant au groupe LCH (London Clearing House) compense ainsi chaque jour plus de 500 milliards d’euros de transactions(2).
Cette activité génère des revenus importants pour la place financière londonienne mais le coût d’un éventuel accident, comme le défaut du groupe LCH serait supporté par les autorités de la zone euro. Le risque est loin d’être négligeable : à 87 000 milliards d’euros(3), l’encours notionnel sous-jacent de produits dérivés compensés par SwapClear (LCH Group) représente plus de huit fois le PIB de la zone euro et le défaut du groupe LCH pourrait avoir des conséquences désastreuses pour la stabilité financière de la zone et pour sa politique monétaire. Les bénéfices se trouvent donc d’un côté (à Londres) et les pertes éventuelles de l’autre (en zone euro) : la situation d’aléa moral est avérée.
Un tel constat plante le décor du débat sur la localisation des chambres de compensation : la City et les autorités britanniques plaideront pour le statu quo sur la base du principe de libre concurrence et de l’efficacité économique. De leur côté, les autorités européennes prôneront le rapatriement de la compensation en zone euro sur le fondement de l’intérêt général et de leur responsabilité de préservation de la stabilité financière.
Pour être techniquement et économiquement fondés, les arguments britanniques en faveur d’un statu quo négligent l’aléa moral que subirait l’Union européenne et que ses autorités considèrent, à juste titre, comme inacceptable.
Divergence entre intérêts économiques nationaux
Autre point de friction majeur : les intérêts économiques des États membres sont souvent divergents alors même qu’un large consensus prévaut au sein de l’UE sur les questions politiques.
Dans une certaine mesure, la cohésion politique de l’Union européenne a été renforcée par le référendum britannique du 23 juin 2016, comme en témoignent les multiples déclarations des responsables de l’Union et des États membres sur la nécessité de respecter les fameuses quatre libertés fondamentales garanties par le marché unique (libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes).
Mais au-delà d’une unité politique de surface, l’Union européenne fait aujourd’hui face à un défi de convergence dans la mise en œuvre de ses normes par les États membres. Cette situation, qui n’est pas nouvelle, est exacerbée par le contexte du Brexit. La théorie des jeux nous en offre une clef de lecture : même si les bénéfices économiques de certaines situations sont plus importants pour l’Union considérée en tant que zone dans un scénario de coopération entre ses États membres, il peut s’avérer que la non-coopération génère plus de bénéfices pour certains États membres. Si une situation de coopération génère 10 pour l’ensemble de l’Union et 1 pour un État membre alors qu’une situation de non-coopération génère 5 pour l’ensemble de l’Union et 2 pour un État membre, l’État membre en question a une forte incitation à ne pas coopérer.
Si l’Union européenne a déjà été par le passé confrontée à un défi de convergence de la mise en œuvre de ses règles, le Brexit exacerbe ce problème. Ainsi, par exemple, l’exigence de matérialité des régulateurs des différents États membres pour délivrer les autorisations valant « passeport européen » en matière financière devient un enjeu essentiel. Les entreprises de la City, qui seront conduites à déménager leurs opérations en raison du Brexit, se verront-elles imposer de réaliser effectivement le travail et les opérations en question dans l’Union européenne ? Ou une simple boîte à lettres sera-t-elle considérée comme suffisante ?
Confrontée aux prémices d’une course vers le bas sur cette question essentielle, l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA – European Securities Markets Authority) a récemment pris l’initiative de coordonner ¬l’action des autorités nationales afin d’éviter une situation où une concurrence entre régulateurs nationaux signerait la victoire du moins disant. Si un débat technique peut être ouvert pour savoir si les critères édictés par l’ESMA s’avéreront suffisants pour déclencher une implantation substantielle dans l’Union européenne des entreprises opérant aujourd’hui depuis la City, cette initiative participe d’une dynamique politique importante dans la mesure où elle vise à faire converger entre États membres de l’Union, non plus les règles elles-mêmes, mais la façon de les mettre en œuvre.
La situation de divergence entre intérêt politique et intérêts économiques au sein de l’Union n’est pas nouvelle, mais dans le cadre des négociations à venir sur le Brexit elle introduit à la fois un risque et une complexité supplémentaires. Pour autant, compte tenu de la prise de conscience de beaucoup du caractère crucial de ces négociations pour l’avenir de l’Union, elle pourrait aussi devenir le catalyseur d’une intégration européenne renforcée si elle aboutit à un sursaut menant à une application convergente des normes entre États membres. En cela, l’initiative de l’ESMA dépasse de beaucoup la seule question des conditions d’octroi du passeport européen aux entreprises de la City venant s’implanter dans l’Union. Dans le cas d’espèce, son aboutissement dépendra notamment du pouvoir plus grand qui pourrait lui être donné pour imposer une convergence de leurs pratiques aux régulateurs nationaux. Mais cette question, actuellement débattue dans le cadre du projet de réforme de sa gouvernance, n’est aujourd’hui pas tranchée.
Pour l’Union européenne, la question de la mise en œuvre coordonnée des normes communes a été jusqu’à ce jour largement technique et de peu d’importance politique. Avec le Brexit, cette question prend une dimension politique essentielle. L’enjeu de la coopération économique devient aujourd’hui fondamental et le piège de la non-coopération potentiellement mortel pour l’Union.
1) Selon le Financial Times du 30 mai 2017, le nombre de 759 traités à renégocier pour le Royaume-Uni était évoqué.
2) Source : LCH Group, www.lch.com
3) À la clôture des marchés le 24 mai 2017, le montant notionnel sous-jacent de produits dérivés en euros compensés par SwapClear s’élevait à 87 289 942 024 364 euros selon le groupe LCH : www.lch.com/asset-classes/otc-interest-rate-derivatives/volumes