Pour une Europe de l’énergie, résiliente et solidaire

L’Europe doit réagir à la guerre en Ukraine en bâtissant une Union de l’Energie, à même de garantir la sécurité d’approvisionnement de l’UE, ainsi que la durabilité de son mix et une modération des prix pour les citoyens. Article publié par Michel Derdevet, Président de Confrontations Europe, pour le Internationale Politik und Gesellschaft (IPG), revue de la Friedrich-Ebert Stiftung.

L’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie, et la guerre durable qui s’installe désormais au coeur de l’Europe, nous rappellent à quel point l’énergie a toujours façonné la géopolitique mondiale, déterminant les grandes puissances, les alliances et, souvent, l’issue des conflits.

Tous les ordres internationaux de l’histoire moderne ont été fondés sur une ressource énergétique : Au XIXème siècle, le charbon a été la toile de fond de l’empire britannique ; le pétrole fut au coeur du « siècle américain » qui a suivi ; et Vladimir Poutine, depuis vingt ans, a fait de l’énergie un instrument politique majeur, à la fois pour redorer en interne son blason national (grande campagne d’électrification, …), et pour affirmer, en externe, sa puissance régionale et devenir incontournable sur l’échiquier énergétique européen et mondial.

Comme chacun sait, la Russie dispose ainsi, aujourd’hui, d’une capacité de transit théorique de plus de 250 milliards de m3 de gaz par an vers l’Europe, qui correspond à plus de la moitié de la consommation annuelle de gaz du vieux continent (450 milliards de m3).

Certes, tous les pays n’ont pas la même dépendance au gaz russe. Dans plusieurs Etats membres, l’essentiel, voire la totalité, des importations de gaz naturel provient de Russie. C’est le cas de la Lettonie (100 %), de la République tchèque (100 %), de la Finlande (97,6 %), de la Hongrie (95 %) ou encore de l’Estonie (93 %). Toutefois, les Etats baltes ont pris la décision conjointe, le 1er avril dernier, de cesser toutes importations de gaz russe, avec effectivité immédiate. Ce résultat est le fruit d’une politique d’affranchissement qui remonte à 2014 déjà. Les pays baltes se méfiant depuis longtemps de la menace russe, ils se sont lancés dans une vaste politique d’interconnexion, avec la Pologne et la Finlande notamment, le tout appuyé financièrement par la Commission européenne.  La Lituanie a également construit un terminal flottant de regazéification du gaz naturel liquéfié (GNL), baptisé « Independence », à Klaipeda. De son côté, l’Estonie produit 90% de son électricité à partir de pétrole qu’elle importe et de gaz dérivés du schiste bitumineux qu’elle extrait de son sol. Le reste de sa production d’électricité provient principalement de la biomasse et du vent. Quant à la Lettonie, elle stocke sous terre des réserves de gaz dans lesquelles ses deux voisins estonien et lituanien viennent également puiser. Enfin, la dépendance aux hydrocarbures russes concerne également certaines grandes économies de l’Union : Ainsi, avec 50 milliards de m3 cubes de gaz naturel importés en 2020, l’Allemagne dépend à 66 % de la Russie, et représente le premier Etat importateur de l’Union européenne. En ce sens, Christian Lindner, dans un récent entretien accordé aix Echos, a qualifié la stratégie énergétique allemande de « grave erreur » à la lumière, notamment, de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’Italie affiche aussi une large dépendance vis-à-vis de la Russie, qui représente près de la moitié de ses importations de gaz.

De son côté, la France a un approvisionnement plus diversifié. Elle se fournit essentiellement auprès de la Norvège (36 %), la Russie n’arrivant qu’en deuxième position (avec 17 % de  ses importations), devant l’Algérie (8 %). Et la France, contrairement à d’autres grandes économies européennes, n’utilise quasiment pas de gaz pour sa production d’électricité, limitant d’autant le caractère « stratégique » de cette matière première.

Cependant, le renchérissement attendu du pétrole et du gaz, au plan mondial, aura un effet sur les prix de l’énergie en France, tant pour les particuliers que pour les entreprises ; et le Gouvernement actuel a mis en place ces derniers  mois différentes aides et « boucliers » pour geler leur prix ou amortir les hausses de ces produits… ce qui, aux yeux de beaucoup d’analystes, ne règle en rien la question de fond posée, et participe plus de mesures électorales pré-présidentielles !

Que conclure de tout cela ?

Cinq réflexions s’imposent à ce stade :

1°/ D’abord, que cette dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie s’est forgée à cause de nous, européens ! Tel l’agneau endormi, l’Europe a fait preuve d’une « myopie » coupable depuis les trois crises gazières des hivers 2005 à 2008, qui pourtant étaient prémonitoires !

Déjà, Vladimir Poutine avait mis la pression sur Kiev, et sur les occidentaux, pour livrer aux européens de l’Ouest aux coûts qu’il souhaitait, manipulant le robinet des injections au gré de ses intérêts !

Malgré cette séquence, et la voie de la raison qui aurait amené par exemple à diversifier nos approvisionnements gaziers en parachevant d’autres axes stratégiques, tel le gazoduc Nabucco, corridor sud-européen contournant la Russie, imaginé par la Commission, les européens se sont livrés, corps et âme, dans les bras des intérêts russes, en investissant notamment dans Nordstream 2.

L’ « infrastructure » l’a à l’évidence emporté sur la « superstructure », pour reprendre la métaphore de Karl Marx, et les intérêts financiers ont incontestablement pris le pas sur le minimum de prudence politique et tactique ; la vigilance en termes de protection des intérêts souverains a cédé face au lobbying exercé au plus haut niveau des grandes démocraties européennes.

2°/ Deuxième leçon, l‘Europe du gaz n’est pas totalement la même que celle de ces années 2000. Le gaz naturel liquéfié (GNL), comprimé et acheminé par méthaniers d’autres continents, permet aujourd’hui de diversifier les sources d’approvisionnement, et de se fournir auprès de sources éloignées, non reliées à l’Europe par gazoduc. Le GNL fournit aujourd’hui 9% de la demande (pourcentage porté à 30% à l’horizon 2030), et la mise en service de terminaux méthaniers capables d’accueillir les navires et de regazéifier le GNL est d’ores et déjà prévue dans plusieurs pays (la Pologne, l’Espagne, la France, la Belgique, l’Italie, le Portugal, la Grèce, le Royaume-Uni ou les Pays-Bas). L’Allemagne elle-même a décidé le 20 mars d’accélérer la construction de deux terminaux de GNL lui permettant, notamment, de sécuriser la livraison de gaz en provenance du Qatar.

N’oublions pas non plus les investissements massifs faits ces dix dernières années pour que les réseaux de transport de gaz européens puissent fonctionner de manière réversible, à double flux, afin qu’un pays comme la Pologne, par exemple, puisse être desservi par les grands ports méthaniers de la Mer du Nord, et ne dépende pas uniquement des flux Est-Ouest.

3°/ Troisième évidence, l’invasion russe de l’Ukraine apparaît comme un formidable défi posé à toutes celles et ceux qui croient encore, en Europe, au Green Deal, à cette  idée d’un continent pleinement décarboné d’ici 2035 ou 2050. A l’évidence, nos différents pays ne sont pas prêts dans l’immédiat à fonctionner avec des scénarii 100% renouvelables. Et, dans l’attente, de grandes économies européennes, comme l’Allemagne, vont devoir importer des énergies fossiles extra-européennes (pétrole, gaz, …), ce qui pénalisera à la fois leur balance commerciale et surtout affectera leur bilan carbone. L’autonomie stratégique européenne en souffrira ; et plus encore, notre leadership mondial sur les sujets climatiques.

Une énergie émettrice de CO2 comme le gaz, importé à des coûts prohibitifs fixés par des pays producteurs extra-européens connaissant notre dépendance vis-à-vis d’elle, est-elle vraiment l’énergie du futur ? N’y a t’il pas une « fuite en avant », rendue  certes nécessaire par la dépendance de nos économies,  et les choix structurels du gaz comme « énergie de transition » (cf. débat sur la taxonomie de la fin 2021), mais qui contredit les trois objectifs centraux de toute politique énergétique raisonnable : sécurité des approvisionnements ; soutenabilité en terme environnemental des énergies privilégiées ;  et prix abordables pour les consommateurs ? A avoir oublié ce triptyque, on risque d’être perdant sur toute la ligne …

Avec le recul de ces dernières semaines, il fut sans doute risqué d’avoir misé sur Nordstream 2 pour garantir un approvisionnement constant, sûr et suffisant en gaz naturel, notamment pour l’industrie ; c’était à tout le moins oublier la dimension géostratégique de l’énergie dans le jeu diplomatique russe, et avoir cru – à tort – qu’on avait à faire à un partenaire commercial « classique ».

4°/ La crise énergétique qui s’annonce aura à l’évidence un impact sur le portefeuille des consommateurs, alors même que la précarité explose partout en Europe, et que ce sujet arrive en tête des préoccupations des citoyens européens.

Mais, paradoxalement, elle peut aussi être une formidable opportunité. L’ « aggiornamento » qui s’impose dans le cadre de l’urgence climatique  nécessite en effet d’accélérer le passage à grande échelle, dans les pays européens consommateurs, à une énergie à faible teneur en carbone ; et il y a urgence à se « désintoxiquer » des énergies fossiles, qui représentent encore 72% de l’énergie primaire consommée dans l’Union (33% pour le pétrole, 25% pour le gaz et 14% pour le charbon).

Jean Monnet évoquait, au début des années 50, le fait que « l’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ». Propos d’actualité !

Abandonnons à M. Poutine les choix énergétiques fossiles d’hier, et rendons ainsi vulnérable son économie, extrêmement dépendante de la rente pétrolière et gazière (les exportations de pétrole et le gaz contribuent pour plus de 36 % au budget fédéral).

Et, quant à nous, puisque désormais l’ambition  climatique européenne fait consensus, allons plus loin !

Une vraie politique européenne de l’énergie doit être (ré)inventée sur les décombres des illusions brisées. Elle suppose, comme en 1951 (Traité CECA) et en 1957 (Traité CEEA), que l’indépendance et la souveraineté énergétique de l’Europe soient le cap de notre politique commune. Ce choix ambitieux implique que, de manière unie et résiliente, chaque Etat membre arrête d’effectuer des choix stratégiques internes majeurs sans envisager leurs impacts sur ses voisins européens, ou que chacun cherche des palliatifs externes en terme d’approvisionnement, de manière isolée et désordonnée.

Une Communauté européenne de l’énergie, telle que nous l’avons esquissé depuis 2009 avec Jacques Delors , pourrait ainsi  accroître la valeur stratégique du marché intérieur, et donc son autonomie, en la partageant et la promouvant à l’extérieur

L’Europe doit s’emparer de son pouvoir économique et géopolitique, celui d’une économie sociale de marché de 450 millions de consommateurs, fonctionnant de manière intégrée, et qui peut demain faire coalition. Oui, une vraie coordination de crise s’impose, mais pas seulement dans la riposte posée face à la Russie, via la création d’une « centrale commune d’achat de gaz », car celà reviendrait à regarder dans le rétroviseur et à continuer à miser sur une énergie du XXème siècle.

Il nous faut aussi imaginer dès à présent d’autres réponses collectives permettant de protéger les consommateurs européens, et d’éviter de créer de nouvelles dépendances, qui les pénaliseraient, demain. Il est nécessaire dans cet esprit de créer et de renforcer de nouvelles alliance intra-européennes, à l’image de celles existant déjà en matière de batteries ou d’’hydrogène vert.

5°/ Dernière exigence , l’énergie ne peut plus rester la chasse gardée des Etats membres

L’Union européenne doit désormais parler d’une seule voix et montrer une réelle solidarité entre Etats-membres ; Il faut bousculer, par le haut, les gentils équilibres internes entre Etats membres, et le « narcissisme des petites différences » (Sigmund Freud), ces combats picrocholins nucléaire v/s énergies renouvelables, qui jusqu’ici ont servi de (maigre) ligne d’horizon  !

Car, en France, le nucléaire et restera un élément structurant des choix énergétiques du pays. Ainsi, la campagne présidentielle française a été marquée ces dernières semaines, à l’exception  notable de Jean-Luc Mélenchon (La France Insoumise – extrême gauche) et de Yannick Jadot (Les Verts), par un consensus quasi-général sur la nécessité à la fois de prolonger au-delà de 50 ans la durée de vie du parc des 56 réacteurs nucléaires actuellement en fonctionnement, et de préparer la suite en misant sur la technologie des EPR 2.

Tout en affirmant vouloir « doubler la production électrique des énergies renouvelables d’ici 2030 », Emmanuel Macron a ainsi évoqué le 10 février, à Belfort, le lancement d’un grand programme de « renaissance du nucléaire français » : l’actuel Chef de l’Etat veut engager la construction de 6 nouveaux réacteurs nucléaires EPR 2 d’ici 2050, et en envisage 8 autres supplémentaires au-delà, avec une mise en service du premier EPR 2 vers 2035.

Pour mémoire, le Président français avait par ailleurs, fin 2021, lancé un appel à projet d’un milliard d’euros pour les SMR (small modular reactors), les petits réacteurs nucléaires modulaires et les réacteurs innovants, pour un premier prototype en 2030.

De notre point de vue, et quels que soient les technologies, si l’on souhaite une Europe résiliente et forte sur le plan énergétique et climatique, nous aurons bien besoin, qu’on le veuille ou non, à la fois du nucléaire et de toute les énergies renouvelables (hydraulique, éolien, photovoltaïque, …) pour construire un modèle énergétique commun résilient, autonome et souverain.

Sinon, nous serons durablement à la merci des quotas de GNL âprement négociés avec nos amis américains, comme ce fut le cas en marge du récent Sommet de l’OTAN, marqué par l’accord conclu entre l’Union européenne et les Etats-Unis au terme duquel les Etats-Unis s’engagent à livrer en 2022 quelque 15 milliards de m3 supplémentaires de GNL à l’Europe, puis à monter en puissance au cours des années suivantes pour atteindre un objectif de livraisons annuelles supplémentaires de l’ordre de 50 milliards de m3.

Comment peut-on sérieusement continuer à parler d’autonomie énergétique/stratégique et de Green Deal en misant aussi fortement sur une production carbonée, de surcroît exogène à l’Union ?

Si l’on veut changer de modèle, il nous faudra à l’évidence subsumer les affrontements stériles d’hier, notamment entre français et allemands, afin que l’énergie ne soit plus une compétence partagée entre l’Union européenne et les Etats membres, comme le Traité sur le fonctionnement de l’Union l’a défini en 2009, mais bien un sujet d’action commun.

La souveraineté des États membres sur leur mix énergétique et leur approvisionnement énergétique s’arrête là où, collectivement, commencent la dépendance, la marginalisation et l’affaiblissement général dans le concert mondial. Et nous y sommes !

Que signifie par exemple l’article 194 du Traité, qui donne comme (seule) compétence à l’Union la sécurité des approvisionnements, si derrière ce concept, chaque Etat membre peut continuer pour le satisfaire à définir, dans son coin, ses propres choix et à négocier ses propres achats d’énergie ?

Face au diktat russe, il nous faut plus que jamais une diplomatie énergétique commune multilatérale, qui aide par exemple à court terme à renforcer collectivement la collaboration  avec les pays d’Afrique et du Maghreb, eu égard au potentiel de ces pays en hydrocarbures ; ou à renforcer le dialogue de l’Union avec les pays du pourtour de la Mer Caspienne, en intégrant la Turquie dans le dispositif européen.

Au-delà, il faudra sans doute, ces prochains mois, intégralement repenser l’architecture des textes et compétences entre l’Union européenne et les Etats-membres, inventer une vraie « Union de l’énergie », sous peine d’apparaître rapidement, tant vis-à-vis de la Russie, de la Chine que des Etats-Unis comme un Continent morcelé et divisé, en proie aux intérêts commerciaux d’acteurs extra-européens.

Article en version allemande, publié par le Internationale Politik und Gesellschaft (IPG) :https://www.ipg-journal.de/rubriken/europaeische-integration/artikel/die-chance-in-den-truemmern-5973/

Michel Derdevet a également dirigé l’ouvrage « Dans l’urgence climatique, Penser la transition énergétique » paru le 17 mars – Folio – Gallimard

« L’Europe en panne d’énergie » – Descartes – 2009

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