Stefan Seidendorf, Directeur adjoint de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg et Administrateur de Confrontations Europe
Depuis le début de la construction européenne, se pose la question du « sentiment d’appartenance » des citoyens à l’aventure. Aujourd’hui, nous savons que la poursuite de ce processus d’intégration nécessite, plus que jamais, un sentiment de soutien, de loyauté et peut-être d’appartenance de la part des citoyens, censés accepter les décisions prises ensemble, au niveau européen.
Nous connaissons également un certain nombre d’éléments empiriques qui nous permettent de mieux cerner ce phénomène.
- Tout d’abord, l’idée d’une « identité exclusive » (nationale, régionale…) ne tient pas. Un individu a son identité personnelle, composée d’un mélange de plusieurs éléments, de l’éducation et de la socialisation, ainsi que des expériences individuelles. Ces éléments se manifestent de manière relationnelle : si un supporteur d’une équipe de foot me parle de son équipe préférée, cela m’évoquera probablement la mienne. Si quelqu’un m’évoque ses appartenances religieuses (ou athées), cela va raisonner avec mes convictions intimes dans ce domaine. Si quelqu’un m’approche en tant que « Français » ou « Allemand », les éléments qui concernent mon « identité nationale » seront sollicités…
- Nous savons également qu’outre l’éducation et la socialisation, ce sont souvent des calculs d’intérêt qui aident à développer une identification. Enfin, cela dépend également des expériences personnelles, surtout si elles sont liées aux éléments mentionnés (permettre de réaliser un projet personnel, raisonner avec les éléments transmis par l’école, par la famille et les proches) ou partagés par toute une génération…
Le programme Erasmus+ est une politique publique emblématique de l’intégration européenne en matière d’éducation et de formation. Depuis 1987, il permet aux jeunes Européens de passer une partie de leurs études dans un autre État membre. Le mélange d’éléments émotionnels, d’expérience européenne collective et d’utilité individuelle explique son succès. Nous savons aujourd’hui que l’accès à cette expérience dépend (empiriquement) beaucoup du niveau d’études des jeunes et des moyens matériels des parents. Malgré les récentes modifications et l’ouverture vers la formation professionnelle, le programme est beaucoup plus populaire parmi les enfants des couches aisées, inscrits dans les cursus longs.
À côté d’Erasmus+, d’autres programmes et approches réussissent à attirer des milieux plus diversifiés. Nous avons notamment l’exemple des « stages professionnels à l’étranger » financés par l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ). Une récente étude démontre que les participants ont des profils socio-économiques de plus en plus hétérogènes. Nous y trouverons par exemple le « profil Erasmus », mais aussi des jeunes inscrits dans une école d’hôtellerie, dans un lycée professionnel « des métiers de bouche », ou encore issus des formations mécaniques, industrielles voir manuelles, qui réalisent des stages à l’étranger.
Le « secret » derrière ces réalisations tient aux particularités de la coopération franco-allemande depuis la fin des années 1950.
Premièrement, elle ne repose pas uniquement sur la coopération bilatérale « officielle », entre gouvernements et administrations, mais dépend tout autant des réseaux de la société civile et de l’engagement des citoyens. Ces coopérations se matérialisent au travers des jumelages, des échanges et coopérations entre écoles, etc. Elles peuvent mobiliser les individus engagés pour la « réconciliation » et le rapprochement entre ces deux nations.
Deuxièmement, la construction de l’OFAJ (doté du statut d’une organisation internationale, ce qui le protège des aléas de l’évolution politique), a offert à l’engagement citoyen une reconnaissance officielle. Cette puissante structure permet de relayer, de professionnaliser et de généraliser les expériences dans l’autre pays.
Nous trouvons ainsi, dans l’étude mentionnée, un lien empirique et statistique très clair. Plus les participants sont jeunes et moins diplômés, plus ils dépendent du soutien de leurs professeurs, de l’accueil dans des familles mobilisées dans le cadre des jumelages franco-allemands et des partenariats entre entreprises et centres de formation, etc. La qualité structurante de la relation franco-allemande en devient alors décisive. Dans certaines filières, les établissements de formation professionnelle incitent très fortement à une expérience à l’étranger quand elle n’est pas obligatoire. Dans ce cadre, tous les éléments sont mis à disposition pour permettre sa réalisation : un enseignement renforcé dans la langue étrangère, un financement, un cadre administratif, un programme, des facilités pour trouver un accueil, un hébergement et un accompagnement sur place.
Il est possible d’élargir ce dispositif à des jeunes qui ne sont, aujourd’hui, pas touchés par les programmes européens. Rien ne nous empêche de nous inspirer de la pratique franco-allemande pour développer des offres, au niveau européen, qui permettraient à des jeunes issus des milieux populaires de profiter d’une expérience à l’étranger.