Philippe HERZOG
Président fondateur de Confrontations Europe
La transcendance, c’est-à-dire la capacité de nos sociétés à se régénérer, est une question d’actualité. En effet face au besoin de grands changements nous faisons le constat d’un blocage. Pour quelles raisons et comment le surmonter ?
C’est par cette question que Philippe Herzog a introduit son analyse qui, partant de la crise et des mutations de notre civilisation, c’est-à-dire ce que nos sociétés européennes ont partagé sur une très longue période, essaie de dessiner les voies d’une issue.
Culture de l’histoire, culture du progrès, culture politique : ce triptyque doit être replacé au cœur de nos sociétés modernes, confrontées à cette crise civilisationnelle sans précédent depuis la longue période de décomposition de l’Empire Romain. Privées de la force de cette culture, elles ont perdu le Sacré qui leur permettait de se dépasser et se régénérer. Les deux derniers ouvrages de Philippe Herzog, L’identité de l’Europe, vers une refondation et Combattre les inégalités, enjeu de civilisation et transformation du capitalisme mondialisé, engagent une réflexion pour un nouveau départ.
De Kant à Marx, en passant par Hegel, les penseurs européens ont eu la volonté de faire l’histoire. Dans Histoire générale de la civilisation en Europe, Guizot écrivait en 1838 : « l’histoire, c’est le peuple qui marche. Non pour changer de place, mais pour changer d’état ». Est-ce encore possible, à l’heure où la fin de l’histoire est décrétée ? Philippe Herzog est sans appel : notre histoire, européenne et occidentale, s’est brisée, et nous avons perdu cette marche tendue vers le futur. La culture du temps à l’œuvre dans notre civilisation nous a permis autrefois d’être acteurs de notre histoire, et non simplement de la subir ou la comprendre. Elle a émergé de la tension, perçue par Saint Augustin, entre la Cité des hommes et la cité de Dieu. Cette source de tension entre politique et religieux a été créatrice ; mais les deux cités, sans cesse en confrontation, se sont usées mutuellement. Il en a résulté la perte du Sacré en Europe.
Ce constat pourrait décourager ; mais Philippe Herzog voit en la création de la Communauté européenne une tentative de renouvellement ; fragile, certes, mais jeune encore – soixante ans à l’échelle de l’histoire, c’est court ! – et qui pourrait rendre possible le dépassement du blocage actuel.
Renouer avec la dimension sacrée qui donne sens à l’histoire, alors que la tension entre les deux cités s’est évanouie, c’est reprendre le combat ancestral de « l’unité dans la diversité ». Cette démarche, à contre-courant de l’hyperindividualisme, du relativisme, des carences d’éthique et d’éducation dans l’espace public qui caractérisent notre société, doit puiser dans toute les sources spirituelles – religion, philosophie, arts, sciences – pour trouver un nouveau chemin vers la liberté, réaliser une paix durable entre les sociétés du monde et au sein-même des sociétés.
Pour qu’une telle transformation anthropologique soit possible, il est nécessaire de sortir de l’eurocentrisme. Le décentrement se cherche déjà par le dialogue interreligieux et s’enracine dans l’humanitaire ; l’objectif est de parvenir à en faire de même au plan politique, grâce à une profonde introspection éthique et à une révolution de l’éducation, afin d’habiter le monde autrement dans une civilisation mondiale. La construction européenne, pressent Philippe Herzog, est un laboratoire qui porte cet enjeu de civilisation.
Si faire l’histoire de nouveau appelle une régénération, au lieu de simplement essayer de ré-enchanter le passé, il est tout aussi primordial de réinventer la figure du progrès. Philippe Herzog est convaincu que la réappropriation de cette notion héritée des Lumières est une clé pour refonder le vivre ensemble. Nous sommes pris au piège entre la violence d’une économie mondialisée mal maîtrisée, et l’échec des tentatives de préservation du modèle national. Cette tension accroît la souffrance et la colère des peuples ; mais les élites dirigeantes font l’autruche et brandissent l’étiquette de « populismes » pour masquer leurs propres échecs.
De l’œuvre de Marx, Philippe Herzog retient la réalité de l’aliénation et l’oppression sociale, et la nécessité de maîtriser l’économie pour pouvoir régler le problème humain dans son ensemble. Le diagnostic est posé : Simon Weil soulignait que la mission de notre époque était la constitution d’une civilisation fondée sur la spiritualité du travail. Or nous avons échoué. Aujourd’hui nous nous sommes habitués au chômage massif et au sous-emploi, et le thème de la fin du travail a le vent en poupe. Pour Pierre-Yves Gomez, nous avons choisi la cité de la consommation et relégué la cité de la production et du travail. Aussi la redistribution ne fonctionne plus, elle ne fait que pallier les dégâts d’une économie pervertie. Le cœur du problème est de remettre les gens en activité, retrouver des principes de justice fondés sur l’inclusion des exclus et l’accès de tous à la santé, à l’éducation et au marché du travail. Philippe Herzog nous rappelle à l’urgence d’une réforme visant à bâtir les conditions d’un plein emploi des capacités humaines et d’une pleine activité, et propose pour cela de reprendre la recherche initiée par Karl Polanyi dans l’entre-deux guerres, pour bâtir des biens publics européens et mondiaux.
Il nous livre des pistes pour initier la mise en œuvre de ce vaste chantier, et souligne les défis de l’appropriation du numérique comme enjeu de civilisation encore mal compris et dévoyé par l’accaparation, par un petit groupe de multinationales, des données et des sources de renouvellement de l’industrie.
Mais pour pouvoir régénérer les biens publics sociétaux, le couple public/privé doit d’abord être repensé. Le public administré peine à innover, et le privé n’est pas matricé pour le bien commun. Philippe Herzog encourage à inventer de nouveaux modes de partenariats, en impliquant la société civile, et avec un Etat réformateur pour inciter à la mobilisation des forces vives. L’Europe est, selon lui, l’espace pertinent pour bâtir une communauté du travail, de l’entreprise et de la création. Et la refondation de l’Union se joue sur ce terrain.
Pour se régénérer, les peuples européens ont besoin de réinventer les figures et l’organisation de l’Union politique. Nos démocraties représentatives ont, dès le départ, oublié de se poser la question de la participation au sein de l’espace public ; Hannah Arendt dénonçait cette carence de la République moderne. Les gens se retrouvent subordonnés, les sociétés désunies ; elles accusent le système mais elles aussi sont responsables d’avoir trop délégué. Pris au piège entre un peuple qui lui échappe et des interdépendances extérieures qui réduisent ses marges de manœuvre, l’Etat n’est plus souverain.
Or dans un monde où la globalisation économique ne génère pas la paix, et où des puissances cherchent à s’imposer, les peuples européens doivent définir leur place et, à cette fin, bâtir une Europe qui redevienne une force de paix et invente des solidarités. L’Europe des Etats-nations n’est pas la solution. Et la vieille idée des Etats-Unis d’Europe a fait long feu : la réponse par la supranationalité est rejetée par nos nations et ne correspond plus aux enjeux actuels. Refusant cette opposition binaire entre voie souverainiste et voie fédérale, Philippe Herzog propose de renverser le débat pour repartir de l’enjeu central : le devenir des peuples européens. Se plaçant dans la voie tracée par Kant, il souligne qu’il faut d’abord rapprocher et ouvrir les nations, et défend le concept d’une Confédération européenne, fondée sur une fédération des peuples plutôt que des Etats-nations. L’idée est simple : au lieu d’imposer aux peuples une unité par voie centralisée, fonctionnelle et technocratique, partons de leur diversité et acceptons leurs différences, pour mieux les solidariser, partager des projets et des biens communs et, ainsi, parvenir à la régénération et l’unité de l’espace communautaire.
Sur cette base, Philippe Herzog propose de réformer l’Eurozone, l’UE 27 et les politiques de voisinage, en gardant à l’esprit l’objectif de solidariser au lieu d’opposer. Contre l’idée d’un noyau dur constitué par l’Eurozone, il se prononce en revanche pour une Eurozone autonome, comme stabilisateur et catalyseur du développement de solidarités, mais au sein d’une UE 27 elle-même consolidée sur un socle de finalités communes et avec un gouvernement. Ce saut institutionnel, pour réussir, doit en effet reposer sur une régénération des valeurs enracinée dans la construction des domaines d’intérêts communs que sont la compétitivité industrielle, la sécurité collective intérieure et extérieure, l’éducation, le travail et la création. D’autre part, Philippe Herzog propose de créer un troisième cercle d’Etats associés à l’Union dans l’intérêt mutuel : le Royaume-Uni après le Brexit, la Russie, la Turquie, les pays du Maghreb.
Le système actuel, fondé sur la représentation et l’hyperdélégation, brime l’émergence de solidarités réelles en coupant les peuples de l’action politique. Philippe Herzog appelle à encourager la participation, pour que les individus deviennent des sujets acteurs et pour que les sociétés civiles se mettent en mouvement. Avec la participation, l’enjeu est celui de l’adhésion des peuples, pour surmonter l’échec d’une citoyenneté européenne qui ne fonctionne pas, et d’une citoyenneté nationale exclusive. L’adhésion des peuples passe aussi par la synchronisation des élections nationales et européennes, par un Parlement européen élu sur des listes transnationales, par la création d’une deuxième chambre pour la société civile afin de réhabiliter les entreprises et les collectivités locales au niveau européen.
Pour conclure ses propos, Philippe Herzog nous rappelle que si une réflexion sur la civilisation peut sembler lointaine et déconnectée de l’urgence de la situation, elle est en réalité fondamentale pour nous permettre de repenser maintenant la place de l’Europe dans le monde après l’élection de Donald Trump, notre politique de voisinage après le Brexit, et notre modèle social, à l’heure où les peuples sont en attente d’offres politiques sérieuses et rassembleuses par leur contenu.
Compte rendu réalisé par Caroline Desaintghislain.
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