Anne MACEY
Déléguée générale de Confrontations Europe
Qu’est-ce que la politique industrielle européenne? Comment est-elle née? Dans quelle mesure est-ce une idée nouvelle pour les institutions européennes?
Une politique industrielle vise à aider nos entreprises à faire face à la compétition mondiale. L’Europe est le bon échelon, c’est une question de masse critique face aux Américains et aux Chinois, et de moyens, parce que les besoins d’investissements sont massifs et que certains Etats sont très endettés.
Il n’existe toujours pas aujourd’hui de véritable politique industrielle européenne. C’est d’ailleurs une catastrophe qu’elle n’existe pas.
Grâce au commissaire européen Michel Barnier, appuyé par le think tank Confrontations Europe et son président fondateur Philippe Herzog, à l’ancien commissaire à l’industrie Tajani, et à la Commission actuelle Juncker, parler de politique industrielle au niveau européen n’est plus un tabou depuis 2014. De grands chantiers ont été ouverts :
1. Construire un vaste marché intérieur (tâche à laquelle s’était attelé Jacques Delors) pour que nos entreprises grandes et petites puissent s’appuyer sur un « camp de base » dans la mondialisation, avec des standards européens, des instruments de défense commerciaux…
2. Attirer les investissements massifs dont nous avons besoin pour rester ou devenir leaders dans l’industrie du XXIe siècle… ce qui inclut des investissements massifs en formation et en requalification, en innovation pour moderniser et digitaliser notre base industrielle. Concrètement, c’est le Plan Juncker d’investissement européen (distribué par la BEI et sur le territoire français la BPIFrance et la Caisse des dépôts), et les fonds structurels (distribués par les régions).
3. Enfin, défendre des intérêts communs face à nos grands concurrents qui sont les autres grandes régions du monde. Face à des multinationales, la Belgique ne pèse pas lourd. La France non plus. En revanche, l’Europe, si ses Etats-Membres sont unis, le peut.
Mais le problème est double :
1. Il est d’abord national : on a encore des marchés beaucoup trop petits sur des bases nationales. Nos entreprises d’origine française, allemande, sont souvent en rivalité frontale entre elles. C’est le cas du Français Alstom et de l’Allemand Siemens. En plus, certains pays qui ont pris soin de leur base industrielle comme l’Allemagne s’en tirent bien, quand d’autres comme la France ou la Belgique se désindustrialise depuis 30 ans…
2. Il manque aussi une véritable stratégie : l’Europe a défini des objectifs mais trop larges, trop flous, et de toute façon, ils ne seront atteints que par une mobilisation des Etats pour les mettre en œuvre, sans quoi ils resteront sur le papier. En outre, une stratégie suppose des choix qui ne peuvent pas être imposés du haut. Il est possible de dégager une spécialisation par région (une région ne peut pas être bonne partout) en mobilisant les parties prenantes et en les intégrant dans les chaînes de valeur mondiale. Il est important de concentrer et non de saupoudrer les investissements publics dans ces domaines pour attirer un maximum d’investissement privé.
En clair, il y a besoin d’une stratégie européenne de compétitivité industrielle pour mettre en cohérence et non en rivalité les spécialisations nationales et régionales de manière complémentaire. Les responsabilités pour y parvenir sont à tous les niveaux : européen, national, régional aussi. Il y a besoin de renouer avec l’ambition industrielle initiale du projet européen : il y a 60 ans, l’Europe a mis en commun le charbon et l’acier entre plusieurs pays dont la France et l’Allemagne.
Y a-t-il un malaise industriel européen (Caterpillar, Alstom…) et une solution européenne à ce malaise?
Il y a un malaise industriel, avec une désindustrialisation extrêmement préoccupante en Europe, une hémorragie d’emplois. Or, pour créer suffisamment d’emplois et dégager des revenus supplémentaires, nous avons besoin d’exporter et d’innover. Et c’est justement l’industrie européenne qui est responsable de 80% des exportations et de 80% des investissements en recherche et développement privé. Il faut donc prendre soin de sa base industrielle ; et tous les pays ne l’ont pas fait. Bruxelles sert de bouc-émissaire à des manquements qui sont d’abord internes.
Que peut ou doit faire l’Europe ? Comme l’a rappelé le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, dans son discours sur l’état de l’Union du 14 septembre :
1. Protéger les travailleurs : L’Europe va soutenir les travailleurs des Gosselies en Belgique, d’Alstom en France grâce aux fonds européens (fonds européen de mondialisation, FSE) mais il faudrait anticiper davantage en requalifiant et mettant à jour les compétences de travailleurs. L’Europe va obliger Caterpillar la multinationale américaine à s’engager dans un véritable dialogue social, ce qui n’est pas la coutume américaine .
2. Elle a aussi un rôle à jouer à l’égard des multinationales (comme elle l’a fait en matière fiscale avec l’amende de 13mds d’€ infligée à Apple) qui ont une part de responsabilité dans les choix qu’ils prennent en matière d’allocation du travail et de rémunérations entre filiales. Un rapport du Sénat américain de 2014 cité par le journal le soir indique que Caterpillar a utilisé sa filiale suisse (pour payer moins d’impôts aux Etats-Unis et) pour faire travailler sa filiale belge et ne lui rembourser qu’une marge limitée. Et quand cela aboutit à fermer des filiales, il faut agir au niveau européen et peut-être même chercher à anticiper.
3. Enfin, face aux besoins d’investissements massifs dans des projets d’intérêt général européen, en matière de défense, d’espace, d’industrie 4.0, de requalifications… le Plan Juncker peut être activé. Pour l’instant c’est une collection de plans nationaux, et pas toujours des investissements d’intérêt européen. Il n’est pas suffisant. Nous avons besoin d’un fonds souverain européen, de fonds d’investissement européens… Bien sûr il faudra convaincre l’Allemagne et nos entreprises. Mais nous n’avons pas le choix, face aux Chinois, aux Américains… qui ont développé de puissantes politiques industrielles avec de vastes marchés intérieurs et des poches profondes sur le plan financier.