Christophe Béguinet, Conseiller Énergie de Confrontations Europe
Jacques Percebois, Professeur émérite à l’Université de Montpellier
Patrice Geoffron, Professeur à l’Université de Paris-Dauphine/PSL
Le constat : des mécanismes de formation des tarifs régulés ébranlés par les chocs de prix
L’envolée des prix de l’énergie à l’échelle mondiale, et qui concerne aussi bien le gaz, le pétrole, l’électricité que le charbon, soulève des inquiétudes dans un contexte où elle s’accompagne d’une hausse du prix de nombreuses matières premières de nature à compromettre la reprise économique, à pénaliser le pouvoir d’achat de nombreuses catégories sociales et à entraver la compétitivité des entreprises intensives en énergie. Dans ce qu’il faut bien appeler une crise, et pour la première fois sans doute, le gaz « mène la danse » aujourd’hui plus que le pétrole.
La hausse très importante du prix du gaz depuis le début de 2021 s’explique par une forte croissance économique en Asie, spécialement en Chine, mais aussi par des difficultés de fourniture aux États-Unis et en Russie. Elle tient beaucoup au remplacement massif des centrales à charbon par des centrales à gaz, un peu partout dans le monde, le gaz étant moins carboné que le charbon et induisant moins de pollutions de l’air.
La hausse du prix du pétrole brut, qui est sensible (jusqu’à 85 $ le baril) n’a rien d’exceptionnel en revanche (cf. le pic de 147 $ en 2008), mais elle est accentuée en Europe par la faiblesse actuelle de l’euro face au dollar, rehaussant la facture d’importation des Européens. La hausse des produits pétroliers est de ce fait mal ressentie, d’autant qu’une « contribution climat-énergie » est maintenant incluse dans le TICPE (taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques).
La hausse annoncée du prix de l’électricité est plus difficile à comprendre par les Français qui pensaient que le parc nucléaire les mettait à l’abri des chocs de prix des énergies fossiles. Le kWh d’électricité vendu en France est historiquement inférieur à la moyenne européenne, qu’il s’agisse des offres de marché ou du Tarif Régulé de Vente d’Électricité (TRVE). Ce TRVE fait référence et l’État français en a plafonné la hausse prochaine à 4 % au lieu de 12 %.
Pour comprendre les tensions actuelles, il faut revenir aux principes d’élaboration du TRVE, calculé par la CRE par empilement de divers coûts : coût de fourniture, coût des réseaux et taxes. Chacun de ces trois éléments représente environ un-tiers du prix TTC. Le coût de fourniture est obtenu en prenant en compte le coût du nucléaire (prix de l’« ARENH ») pour 70 % environ de ce coût et en y ajoutant le prix d’un « complément marché » pour environ 30 %. Ce complément est une moyenne lissée des prix observés sur le marché de gros sur 24 mois (en particulier le prix « day-ahead »). Ce partage 70/30 correspond grosso modo à la structure du coût d’approvisionnement des concurrents d’EDF qui bénéficient d’un accès au nucléaire historique, mais qui doivent acheter une partie de leurs besoins sur le marché de gros. Quand le plafond de l’ARENH est atteint (100 TWh), ce qui est le cas aujourd’hui, on doit procéder à un écrêtement des demandes formulées par les concurrents d’EDF, obligeant ces derniers à faire davantage appel au marché de gros. Pour main-tenir la « contestabilité » du TRVE, on procède à un réajustement de la structure des coûts en augmentant la part « complément marché » du tarif. Cela revient, in fine, à accroître le niveau du TRVE pour éviter une forme de distorsion de la concurrence, du moins tant que le prix observé sur le marché de gros est supérieur au niveau de l’ARENH, ce qui sauf rares exceptions (comme en 2016 ou en 2020) est en général le cas.
En résumé, lorsque les prix sont stables sur le marché de gros de l’électricité, le TRVE évolue modérément. Mais les fluctuations peuvent être importantes quand, comme lors de ces derniers mois, le prix du gaz s’envole. Ce sont en effet les centrales au gaz qui, sur le marché européen interconnecté avec ses règles de priorité d’injection, sont le plus sou-vent en position de « production marginale », celles dont les coûts de production déterminent le prix d’équilibre du marché.
Le marché européen de l’électricité est évidemment pertinent dès lors qu’il maximise toutes les possibilités de foisonnement à la production comme à la consommation, et organise les solidarités : via les interconnexions entre États membres de l’UE, l’électricité la moins coûteuse est exportée. Au cœur de la « crise » actuelle, la France exporte vers ses voisins européens une production nucléaire à coût très stable et, qui plus est, compétitif dans ces circonstances. Cependant, dans le cas d’une situation de marché telle que celle de ces derniers mois, la France n’est pas assez « récompensée » du service rendu à la collectivité européenne par son système de production de l’électricité. Cette observation est d’autant plus légitime que la nouvelle coalition au pouvoir en Allemagne a pour ambition de sortir du charbon en 2030 (au mieux) et non 2038, tout en fermant ses dernières centrales nucléaires dès 2022.
Au-delà de l’urgence, quelles solutions envisageables ?
Face à cette montée conjointe de tous les prix, dans l’urgence, le gouvernement a opté pour un chèque énergie de 100 euros en décembre, en complément pour les 5,8 millions de ménages attributaires de ce type de soutien. Par ailleurs, l’État a innové avec une « indemnité inflation » de 100 euros versée à 38 millions de personnes. Ces mesures répondent certes à l’urgence, mais sans nécessairement compenser les surcoûts subis par toutes les catégories de consommateurs. Par ailleurs, un « bouclier tari-faire » a été érigé, pour limiter la progression des tarifs régulés, et opérer un rattrapage ultérieurement.
Au-delà, de l’urgence, convient-il de modifier la fiscalité énergétique ? Certains souhaitent une baisse des taxes, de la TICPE ou de la TVA. Il convient de ne pas oublier que la TICPE est une accise dont une partie sert à financer le surcoût des renouvelables. On pourrait certes supprimer la partie de la TVA (impôt ad valorem) qui est assise sur la TICPE (accise dont le niveau est fixé en euros par hectolitre d’essence ou de gazole), puisque cela revient à prélever un impôt sur une taxe. Mais l’État a besoin de recettes fiscales, c’est la contrepartie des dépenses, et de plus, des prix élevés sur l’essence doivent, en théorie, inciter à abandonner les énergies fossiles au profit des véhicules électriques. En outre, une suppression généralisée de la TVA bénéficierait certes aux ménages les plus précaires, mais également à des ménages aisés, créant alors un « effet d’aubaine ». Mais, globalement, si les prix énergétiques devaient fluctuer dans la décennie en cours, il conviendrait de s’interroger sur la capacité d’amortir les chocs via une fiscalité modulaire, à l’image de la TIPP dite « flottante ». Expérience, il est vrai, très éphémère, au début des années 2000…
La situation actuelle invite aussi à réfléchir au principe de « contestabilité » dont l’efficacité se trouve questionnée par le choc en cours. Les concurrents d’EDF ont maintenant fortement accru leur part de marché et le système actuel devait les inciter à investir, ce qu’ils n’ont pas fait ou peu fait (à l’exception d’investissements dans des capacités renouvelables fortement subventionnées). La crise actuelle a révélé la fragilité de certains acteurs qui, proposant des offres à prix fixe à leurs clients, se sont trouvés insuffisamment couverts contre le risque de marché et ont été acculés à cesser leur fourniture. Les projets de réforme de l’ARENH ont pour l’instant été reportés, mais la crise actuelle rappelle l’urgence de prendre une décision pour un mécanisme dont l’échéance se situe fin 2025.
Plus fondamentalement sans doute, il est nécessaire d’aborder les conditions de consommation de l’électricité : ce qui suppose la question de l’efficacité énergétique des logements (et du tertiaire) : un kWh dont le prix serait « gelé » est toujours trop cher s’il ne sert qu’à chauffer l’air extérieur au domicile… Ainsi, le traitement du prix de l’énergie ne peut être totalement dissocié de l’usage qui en est fait. Que l’on parle du chauffage, de la mobilité, des usages numériques pour prendre ces exemples, il faut d’abord réfléchir à la façon de bénéficier du même service, avec l’injection de moins d’unités d’énergie. Les gains potentiels induits par l’efficacité représentent – notamment selon les travaux de RTE – entre 30 et 40 % de la consommation totale d’énergie. Avec une énergie chère, il n’est pas permis de se priver de ce levier avec une approche spécifique vis-à-vis des consommateurs en précarité énergétique dans des logements mal isolés. Et, pour l’heure, il est difficile d’ignorer que 4,8 millions de logements sont classés en catégorie F ou G, et sont donc des « passoires thermiques ».
En conclusion
La hausse actuelle des prix de l’énergie est une contrainte pour de nombreux ménages et entreprises et illustre une évidence : la route vers une économie « bas carbone » sera difficile et potentiellement chaotique. La disponibilité d’un parc nucléaire performant et largement amorti est un atout qui permet à la France de mieux supporter la hausse des prix de gros de l’électricité que la plupart de ses voisins, sans en être immunisé toutefois. Les autorités publiques sont sous injonction d’inventer des politiques plus ciblées (vers les ménages précaires), plus flexibles (pour amortir les chocs, via la fiscalité ou via des tarifs régulés « contra-cycliques ») et plus durables (en accélérant la rénovation thermique des logements). Mais cette crise oblige également à débattre des effets réels du modèle de concurrence tel que mis en œuvre en France, bien à amont de l’échéance de 2025 qui devrait voir la fin de l’ARENH. Et, d’ici là, les opérateurs gagneront également à innover via des offres de services qui permettent de mieux surveiller et adapter les consommations, ce qu’autorisent désormais les compteurs intelligents dont sont équipés 90 % des ménages.