Yves Jégourel
Professeur titulaire de la chaire économie des matières premières du Conservatoire national des arts et métiers, co-directeur du Cercle CyclOpe, Senior Fellow, Policy Center for the New South
La guerre en Ukraine a montré avec force toutes les limites de la stratégie énergétique européenne fondée sur l’illusion de l’abondance gazière et une tarification de l’électricité reposant sur le coût marginal du dernier producteur appelé. Si l’impératif de décarbonation de nos économies ne peut évidemment être questionné, force est de constater que la stratégie concrète à mettre en œuvre pour y parvenir n’a fait, au-delà de la promotion des énergies renouvelables, l’objet d’aucun véritable consensus politique. Impréparée à l’assèchement des approvisionnements gaziers en provenance de Russie, l’Europe a logiquement reporté sa demande sur le gaz naturel liquéfié (GNL).
Selon les statistiques du groupe pétrolier BP, l’Europe a consommé près de 571 Mds de m3 de gaz naturel en 2021 ce qui, peu ou prou, s’inscrit dans la moyenne des deux dernières décennies. Elle en a importé près de 233 Mds par gazoducs, dont 167 Mds en provenance de Russie – « Nord Stream 1 », « Yamal », Corridor ukrainien (« Brotherhood »), « Turkstream » –, auxquels il convient d’ajouter plus de 108 Mds de gaz naturel liquéfié (GNL). Avec pour principaux fournisseurs européens les États-Unis, le Qatar, la Russie puis l’Algérie, ce dernier mode d’approvisionnement s’est considérablement renforcé au cours des deux dernières décennies, à la faveur de la très grande montée en puissance de la production américaine : entre 2001 et 2021, les volumes ainsi importés ont crû de 215 %. Les volumes exportés par les États-Unis, toutes destinations confondues et toujours selon BP, sont eux passés de 1,7 Md de m3 à 95 Mds sur cette période, ce qui leur permettait de se rapprocher des deux pays leaders sur ce segment que sont l’Australie (108,1 Mds de m3 ) et le Qatar (106,8 Mds). Face à l’obligation de limiter un risque d’approvisionnement qui s’est concrétisé par la fermeture de « Nord Stream 1 » , les pays européens n’avaient pas d’autre choix que de se tourner vers le GNL. Disposant des terminaux de regazéification de Fos-sur-Mer (Fos-Tonkin et Fos-Cavaou), Montoir de Bretagne, Dunkerque, ainsi que du Havre à compter du second semestre 2023, la France a ainsi vu la valeur de ses importations exploser au cours du premier semestre 2022, et notamment celles en provenance des États-Unis. L’effet-prix s’ajoutant à l’accroissement des volumes, ces dernières s’établissaient ainsi à 1,3 Md de dollars en juillet, soit près de 50 % du total payé ce mois, avec une valeur record atteinte en mars de cette même année, à 1,71 Md de dollars. À titre de comparaison, elles n’étaient « que » de 450 millions de dollars en juillet 2021, alors que les prix européens du gaz avaient déjà amorcé leur remontée.
De toute évidence et bien qu’elle puisse apparaître largement plus flexible que le développement de nouveaux gazoducs, la solution du GNL n’est pas viable à moyen terme. L’affirmer n’est toutefois guère difficile, l’extraordinaire difficulté étant, en réalité, de prévoir le calendrier du désengagement gazier européen.
L’argument est, en premier lieu, environnemental, au regard des émissions de carbone que son transport et sa combustion induisent, mais également des fuites de méthane qu’ils impliquent (deuxième gaz à effet de serre, son pouvoir de réchauffement global est singulièrement plus important que le dioxyde de carbone). On ne peut toutefois réduire ce raisonnement à la seule évocation des gaz à effet de serre issus de l’utilisation du gaz naturel et à la comparaison que l’on peut en faire avec les énergies renouvelables et nucléaires. Comme le rappellent les statistiques de l’Agence internationale de l’énergie, les émissions de CO2 liées à la combustion des énergies fossiles et aux procédés industriels ont atteint le record de 36,3 gigatonnes (Gt) en 2021, dont 15,3 Gt provenaient du charbon et 11,9 Gt étaient imputables à la Chine.
De ce point de vue, la substitution relativement aisée entre le charbon et le gaz naturel a pu être une stratégie (dite de «coal-to-gas switching») privilégiée par certains pays – à l’instar des États-Unis – afin de réduire leur empreinte carbone . Les pays émergents asiatiques suivront-ils toutefois cette voie? Cela n’est pas certain, les centrales à charbon étant, dans ces pays, relativement jeunes et le gaz naturel désormais onéreux. En Europe également, la crise énergétique et le différentiel de prix entre le gaz et le charbon n’ont-ils pas favorisé le retour du charbon?
Le deuxième argument, justifiant toutes les limites d’une «stratégie GNL», est lié à la structure du marché sur lequel il est échangé. En raison des coûts associés à la construction des structures «onshore» de liquéfaction/regazéification et de leur nécessaire rentabilisation, celle-ci a accordé une place prépondérante aux contrats d’approvisionnement à long terme, à prix indexés. Ces derniers offraient aux pays exportateurs et aux importateurs la visibilité économique dont ils avaient besoin, tout en créant les conditions d’une relative rigidité des flux internationaux. Au cours de la dernière décennie, plusieurs éléments sont toutefois venus accroître la «modularité» des échanges de GNL :
- Le financement de nouvelles capacités de production dont l’offre n’a pas été intégrée dans ces contrats de long terme et a alimenté le volume du marché au comptant,
- Une évolution des pratiques commerciales limitant le recours aux clauses contractuelles dites «de destination»,
- Le développement des «Floating Regaseification Storage Unit» (FRSU) – des structures d’importation «offshore» moins onéreuses (ou pouvant être louées) que les terminaux terrestres –, ainsi que des «Floating LNG» (FLNG) du côté des exportateurs, dans une moindre mesure. Ceci a eu pour conséquence d’accroître le nombre de pays intervenant sur ce marché tout en accroissant le dynamisme de ce dernier. Face à l’ampleur de ses besoins mais également aux problèmes d’interconnexion des marché européens, l’Allemagne a ainsi positionné cinq FRSU sur ses côtes .
La flexibilité qu’offre désormais le marché du GNL a toutefois une limite importante: les flux réagissent (dans une logique d’arbitrage de place) de plus en plus aux signaux de prix. En d’autres termes, l’Europe ne peut s’assurer de la totalité de ses approvisionnements que si le prix d’importation payé est, a minima, aussi rémunérateur qu’en Asie, qu’il s’agisse de la Corée du Sud, du Japon ou de la Chine. Le «Title Transfer Facility» (TTF), la principale référence de prix pour l’Europe continentale, a ainsi atteint le niveau record de près de 340 euros par mégawattheure (EUR/MWh) le 26 août 2022, tandis que le « Japan Korean Marker» (JKM), celle pour le GNL livré en Asie s’établissait à quelques 70 dollars par million de «British thermal unit» (Mbtu), soit peu ou prou, 230 EUR/MWh.
Le dernier argument a trait aux effets du réchauffement climatique et à ses conséquences au regard de la survenance d’événements météorologiques extrêmes. Le basculement de la demande d’importation européenne de la Russie vers les États-Unis offre certes les gages de la stabilité politique, mais il expose les importateurs européens au risque – mesuré aujourd’hui – de ruptures temporaires d’approvisionnement en raison du positionnement géographique des terminaux de liquéfaction américains. Ceux-ci sont en effet localisés, en large majorité, dans le golfe du Mexique – Louisiane («Sabine Pass, Cameron LNG») et Texas («Corpus Christi, Freeport LNG») –, une région exposée à des ouragans dont la fréquence pourrait s’accroître. Ce fut le cas en 2020 avec l’ouragan Laura qui a entravé le fonctionnement de «Sabine Pass» pendant deux semaines et «Cameron LNG» durant près d’un mois, ainsi qu’en 2021 avec l’ouragan Ida qui a sévèrement altéré les capacités de production américaine.
Le gaz naturel demeure une commodité et, au-delà des pays historiques que sont la Norvège ou l’Algérie, des alternatives existent bien naturellement. De l’accroissement du GNL qatari aux approvisionnements en provenance d’Azerbaïdjan via le nouveau gazoduc transadriatique (TAP), dernier tronçon du corridor gazier sud-européen : les conséquences géopolitiques qu’elles impliquent doivent pourtant être appréhendées. Dans le contexte du conflit dans le Haut-Karabakh, l’accord visant à doubler à terme les quantités de gaz azéri en Europe – d’ores et déjà en forte croissance – ne peut qu’interpeller. Cohérence environnementale, préservation du capital industriel, paix sociale et responsabilité géopolitique: le dilemme auquel Bruxelles doit faire face est, assurément, d’une complexité sans précédent.
Il s’agit ici d’une référence large dépassant le cadre de l’Union européenne et incluant notamment le Royaume-Uni, l’Ukraine ou la Turquie.
D’une capacité de 55 Mds de m3 .
Voir sur ce sujet: Balcombe, P., Heggo, D.A, Harrison, M. (2022), “Total Methane and CO2 Emissions from Liquefied Natural Gas Carrier Ships: The First Primary Measurements”, Environmental Science & Technology, 56 (13): 9632-9640. DOI: 10.1021/acs.est.2c01383.
10.1021/acs.est.2c01383. (4) Selon le sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), Le potentiel de réchauffement global du méthane d’origine fossile est ainsi près de 30 fois et 80 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone à 100 ans et 20 ans, respectivement. Voir: https://www.ipcc.ch/report/sixth-assessment-report-cycle/
(5) 4,6 Gt pour les États-Unis, 2,7 Gt pour l’Union européenne et 2,5 Gt pour l’Inde.
Selon l’Agence américaine de l’énergie, 121 centrales à charbon ont fait l’objet d’une conversion entre 2011 et 2019, 17 d’entre elles ayant été remplacées par des centrales gaz à cycle combiné (CGCC), les 114 autres ayant modifié leur chaudière à vapeur.
Pour plus de détails, voir notamment Jégourel Y. (2016), «La spotification du marché du gaz naturel liquéfié: origine et implications», Policy Brief, 16/12, Policy Center for the New South.
Le cinquième terminal méthanier français au Havre sera également un FRSU