Par Anne Buche, Vice-présidente de Confrontations Europe
Les consultations sur le Cadre Financier Pluriannuel (CFP) post-2027 ont commencé. L’exercice, toujours difficile, cumule les contraintes. Aux priorités de compétitivité, de changement climatique et de transition numérique qui avaient prévalu lors des précédents exercices, s’ajoutent désormais celles de la défense et de la sécurité, dans un contexte international moins porteur de croissance. Le prochain CFP devra intégrer le remboursement du programme Next Generation EU et s’atteler à nouveau à la question des ressources propres. La fragmentation politique de l’échiquier européen et les tensions sur l’état de droit rendent l’exercice encore plus difficile.
En 2022, la crise sanitaire a rappelé à l’UE qu’il ne faut pas négliger les dépenses de santé et que certains enjeux sanitaires sont de dimension européenne. L’UE a répondu avec détermination à ces nouveaux défis. Elle a multiplié par dix les montants alloués au programme EU4Health, a renforcé l’ECDC (centre de contrôle sanitaire) et l’EMA (Agence européenne des médicaments), et a créé une autorité chargée des réponses aux urgences sanitaires, HERA. De plus, elle a fait du renforcement des systèmes de soins nationaux une priorité de la Facilité pour la relance et la résilience (FRR). Ces efforts marquent-ils le début d’une nouvelle ère pour le financement de la santé européenne ? Ou s’agit-il d’une parenthèse dans une trajectoire budgétaire de long terme qui fait peu de place aux dépenses de santé ? Que peut-on raisonnablement attendre et demander dans le cadre de la prochaine programmation ?
Financements européens pour la santé : de quoi parle-t-on ?
Avec une enveloppe de EUR 4,4 milliards, le programme EU4Health est le seul programme entièrement consacré à la santé. Il finance un ensemble d’actions qui vont de la coordination des pays sur des sujets de politique de santé communs, des mesures liées à des initiatives comme le plan ‘vaincre le cancer’ ou des projets numériques, comme le réseau d’échange des données de patients, ou encore les réseaux européens de référence pour les maladies rares.
C’est également ce programme qui permet de concrétiser les initiatives prises depuis la crise sanitaire liée au Covid pour mieux prévenir et se préparer aux crises sanitaires, notamment les achats conjoints ou les engagements pris par la nouvelle autorité HERA. Le programme couvre également la participation de l’UE à la sécurité sanitaire globale. Il faut aussi ajouter à ce programme la contribution annuelle de l’UE aux financements des agences EMA et ECDC, respectivement environ EUR 35 millions et EUR 90 millions. Soit un total de EUR 5,3 milliards.
Au-delà de ces actions directes, un ensemble de programmes investissent dans la santé. La recherche médicale est financée à hauteur de EUR 8 milliards d’euros par HORIZON Europe pour la période 2021-27. Les fonds structurels, décentralisés au niveau régional ou canalisés via le Fond Social Européen, intègrent également des investissements dans ce domaine. Ces fonds servent à renforcer les systèmes de santé, à financer des infrastructures ou la transformation numérique. L’EUPHSSR [1] a estimé les montants des fonds structurels alloués à la santé pour la période 2021-27 à près de EUR 10 milliards. Enfin, l’Instrument d’appui technique (TSI), qui apporte une expertise aux Etats membres pour concevoir et mettre en œuvre les réformes structurelles, a été fréquemment sollicité pour les réformes des systèmes de santé nationaux [2].
Additionnés, le budget européen alloué à la santé représente ainsi environ 23 milliards sur la période 2021-27, soit plus de EUR 3 milliards par an. C’est très en deçà de ce que serait un engagement de l’UE au financement des systèmes de soins représentatif du poids économique de la santé dans l’UE [3]. Le sous-financement de la santé au niveau européen reflète les compétences limitées de l’UE dans ce domaine. Les dépenses européennes de santé sont non seulement modérées, mais elles souffrent également d’un manque de visibilité et de transparence car elles sont réparties entre différents programmes, chacun ayant ses objectifs propres, ses modalités de mise en œuvre spécifiques et relevant de la responsabilité d’entités et d’institutions différentes et non-coordonnées. En d’autres termes, les dépenses européennes de santé ne relèvent pas d’une stratégie politique dans ce domaine et leur efficacité et leur impact sur la politique de santé ne sont jamais évalués.
Un objectif pour 2025-2032 ?
La société civile et le Parlement européen appellent de leurs vœux une politique européenne de la santé plus ambitieuse, qui pourrait contribuer à réduire les inégalités d’accès aux soins et à renforcer les systèmes de santé dans l’UE.
Il serait illusoire de vouloir regrouper les financements actuels pour maximiser l’impact des fonds. Une telle mesure serait en effet incompatible avec les mécanismes de négociation et de mise en œuvre des programmes européens. En revanche, il conviendrait d’assurer une plus grande transparence dans l’allocation des fonds à la santé. Il faudrait systématiquement afficher la santé dans les différents programmes, ce qui acterait le fait que la santé est une dimension inhérente à l’ensemble des objectifs européens : la sécurité, qui inclut la sécurité sanitaire ; l’innovation et la compétitivité, où les secteurs des produits médicaux font partie des secteurs stratégiques ; l’environnement et le changement climatique, avec une dimension sanitaire essentielle ; ou encore la prospérité, qui se mesure en amélioration du bien-être ou de la stabilité macroéconomique, et qui passe par la viabilité du financement des systèmes de soins. La transparence des allocations de santé dans l’ensemble des financements est un préalable pour évaluer la cohérence et l’efficacité des financements européens dans ce domaine.
Tabler sur une augmentation significative du poids de la santé n’est pas réaliste dans le contexte actuel. Mais il est important de préserver la trajectoire post-Covid des financements pour la santé, notamment à travers les programmes EU4Health et Horizon Europe. C’est indispensable pour couvrir les priorités amorcées lors du précédent mandat. Au-delà des enveloppes spécifiques, une programmation plus stratégique des dépenses de santé pourrait s’appuyer sur les leçons de l’expérience de la Facilité pour la relance et la résilience.
Des pistes concrètes qui méritent d’être explorées
Il est essentiel de financer de manière adéquate les actions sanitaires, qui sont par essence européennes et relèvent directement de la responsabilité de l’UE. Ces actions bénéficient à l’ensemble des États membres. Elles constituent en quelque sorte des biens communs européens. Elles sont liées à des interdépendances entre États membres, qui s’imposent de fait ou résultent de choix politiques de l’UE. Elles recouvrent divers domaines. La sécurité sanitaire s’est progressivement imposée comme une priorité européenne avec la multiplication des risques de pandémie sur les 25 dernières années.
Les financements doivent permettre le fonctionnement de l’ECDC, le renforcement et l’autonomie d’HERA pour l’approvisionnement en produits de santé essentiels en cas de pandémie, ainsi que la contribution à la santé globale, surtout à la suite de l’adoption de l’Accord mondial sur les pandémies en mai 2025. La lutte contre la résistance antimicrobienne, la mise en place d’une approche « One Health » ainsi que la surveillance et la prévention en matière de santé environnementale, font également partie de la sécurité sanitaire et découlent de compétences réglementaires européennes essentielles dans des domaines comme la lutte contre la pollution, la sécurité alimentaire ou la législation sur les produits chimiques.
Les biens communs européens incluent également le chantier de l’espace européen des données de santé, qui représente d’importants investissements et s’appuie sur des projets permettant d’agréger et de partager des données européennes stratégiques pour la recherche (registres, bibliothèques d’imagerie, données génomiques, maladies rares, etc.). La recherche et l’innovation en santé doivent également rester des priorités importantes. Les fonds européens seront nécessaires pour soutenir l’écosystème des biotechnologies médicales ou pour lutter contre les pénuries de médicaments, qui peuvent exiger des projets européens de relocalisation de la production, de stockage des produits ou d’achats conjoints au niveau européen. Ceci plaide en faveur d’un budget santé au moins équivalent aux dotations actuelles consolidées des programmes EU4Health, agences et Horizon Europe pour le prochain CFP, de l’ordre de EUR 14 milliards. Pour répondre à ces engagements relatifs aux biens communs européens, et sans présager de la structure du prochain CFP, il faudra veiller à ce que le budget disponible offre davantage de flexibilité que le CFP actuel.
En dernier lieu, comme indiqué précédemment, des investissements non-négligeables sont entrepris dans le cadre de programmes tels que les fonds structurels, mais ils ne s’inscrivent pas nécessairement dans le cadre de la politique nationale de réforme des systèmes de santé. Pour renforcer la dimension stratégique de ces dépenses, il est utile de revenir sur l’expérience exceptionnelle de la FRR. Les montants sont importants, estimés à EUR 37 milliards, soit 8% du total de la facilité [4]. Les modalités de dépenses sont plus flexibles que les programmes du CFP, mais les transferts sont conditionnés par des engagements précis sur les réformes des systèmes de santé (transformation numérique, lutte contre les déserts médicaux, soins de santé primaires centrés sur le patient, etc.). L’avantage de la FRR est d’impliquer les ministères de la Santé dans la programmation, ce qui permet une programmation plus stratégique. Toutefois, la Cour des comptes européenne est assez critique quant à l’application de la conditionnalité et au système de suivi des dépenses [5].
À l’avenir, pour les programmes de cofinancement des politiques nationales, l’UE devra pouvoir justifier, identifier et évaluer la dépense européenne dans les systèmes de santé nationaux. Ceci implique la formalisation d’un outil de mesure de la performance des systèmes de santé nationaux comme cadre de référence.
Cet outil devrait permettre de mesurer la capacité des systèmes de santé à gérer des enjeux clés tels que le vieillissement de la population, l’augmentation du poids des maladies chroniques, le manque de professionnels de santé, les risques de pandémies, les inégalités de santé et les besoins croissants en santé mentale. Dans la mesure du possible, ce système doit s’appuyer sur un ensemble commun d’indicateurs de performance. La Commission a déjà posé les fondements d’un tel outil dans le cadre de la surveillance macroéconomique et sectorielle (State of Health in the EU). Il devrait faire l’objet d’une réflexion conceptuelle approfondie et être formellement adopté par les ministres de la santé au sein du conseil EPSCO, comme cadre de référence pour l’évaluation des systèmes de soins. Il permettrait d’orienter les choix de programmation des financements mais son utilité dépasserait le cadre budgétaire : il serait également utile, par exemple, pour le suivi des plans nationaux de préparation aux pandémies, des engagements dans la lutte antimicrobienne, pour l’observatoire des impacts sanitaires du changement climatique ou de la santé environnementale, pour le pilier des droits sociaux.
En conclusion, il est important que le budget de l’UE permette de couvrir les besoins en biens communs européens de santé, tels que la sécurité sanitaire au sens large ou la recherche. Dans une perspective post-Covid, un budget minimum de 14 milliards d’euros est nécessaire pour les biens communs dans le domaine de la santé, avec davantage de flexibilité dans l’allocation des financements qu’actuellement. À cela s’ajoutent les financements destinés aux systèmes de soins nationaux au travers de programmes décentralisés. Même si l’expérience des plans de relance ne se répétera probablement pas, la facilité FRR a permis de tester une nouvelle approche qui a rendu visible la contribution européenne aux dépenses de santé, a fait participer les ministères de la Santé à la programmation des fonds et a inscrit ces derniers dans le cadre des réformes nationales. Une telle approche pour le prochain CFP mettrait fin à l’absence de transparence et d’évaluation du cofinancement européen des systèmes de soins nationaux qui prévaut encore aujourd’hui.
[1] Partnership for Health System Sustainability and Resilience: Investing in Health for a competitive, secure and resilient Europe: a call for action – May 2025.
[2] https://reform-support.ec.europa.eu/what-we-do/health-and-long-term-care_en
[3] On peut faire un calcul simple pour illustrer le propos : avec un budget européen qui représente 1% du PIB et des dépenses de santé équivalentes à 10,4% du PIB dans l’UE (chiffre pour 2022), une contribution européenne à la hauteur du poids des dépenses de santé dans l’UE impliquerait une allocation des fonds européens à la santé de l’ordre de 0,1% du PIB, soit EUR 17 milliards par an.
[4] Commission européenne: Recovery and resilience scoreboard – Thematic analysis – Healthcare -2024
[5] Cour des comptes européenne : Absorption des fonds de la facilité pour la reprise et la résilience- Rapport spécial 13/2024 – 02/09/2024