Quel avenir pour le Green Deal après les élections européennes ? Entretien avec Philippe Lamberts

« L’Europe a besoin d’un Green Deal élargi au commerce, à l’agriculture et à la régulation financière, pour plus d’équité et d’efficacité » : Entretien avec Philippe Lamberts

À la faveur d’une rencontre le 27 juin dernier au Parlement européen à Bruxelles, Philippe Lamberts, co-Président du groupe des Verts / Alliance libre européenne, a accepté de revenir dans un entretien accordé à Confrontations Europe sur l’actualité de l’UE à l’approche des élections européennes en juin 2024.

Thomas Dorget : Plus de 500 jours après le début de l’agression russe en Ukraine, quels impacts la guerre peut-elle avoir sur la mise en œuvre du Green Deal ?

Philippe Lamberts : La guerre en Ukraine met le Green Deal en tension, à la fois en accélérant et ralentissant certains aspects. D’abord, le conflit nous rappelle la dimension géopolitique de notre dépendance aux énergies fossiles. Pendant des décennies, nous avons importé 30% de notre pétrole, 30% de notre charbon et 40% de notre gaz de la Russie, et certains font semblant de découvrir cette réalité aujourd’hui. Vouloir sortir de ces dépendances fait avancer le Green Deal mais crée un contexte inflationniste qui permet à la droite et l’extrême droite d’engager leur offensive en opposition au Pacte Vert. Dans l’immédiat, il est vrai que l’UE remplace du gaz par du gaz naturel liquéfié, mais il est important de rappeler qu’elle n’a jamais autant installé de sources d’énergie renouvelable et réduit sa consommation globale d’énergie. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, avait déclaré, après le début de la guerre, qu’il fallait réduire en valeur absolue notre consommation énergétique ; nous l’avons fait. Je pense que la transition énergétique est la combinaison de trois piliers : l’évolution de notre mix énergétique du fossile vers le renouvelable, l’augmentation de notre efficacité énergétique et la réduction de notre demande énergétique en valeur absolue. Or, dans un monde obnubilé par la croissance, la réduction de la demande énergétique effraie, alors que nous l’avons fait ces derniers temps sans constater de contraction concomitante du PIB. Cette vision du monde démontre à quel point l’énergie ne coûtant rien, nous la gaspillions, ce qui est aujourd’hui partiellement évité avec les mesures prises par les gouvernements nationaux des Etats membres. Cependant, il faut absolument sortir du déni dans lequel nous sommes encore et arrêter de se baser sur un modèle de croissance qui n’est pas compatible avec les limites de la planète.

T.D. : Dans ce cadre, l’hiver 2022-2023 a montré les limites du marché européen de l’énergie dans sa version actuelle. Quel regard portez-vous sur la réforme de ce marché qui devrait intervenir dans les prochains mois ?

P.L. : Je pense que l’énergie est un bien vital et que l’idée de marché régulé pourrait finalement être la meilleure solution. Aujourd’hui le modèle de production d’énergie fossile et nucléaire est très centralisé, voire nationalisé. Dans le monde de la transition énergétique, la production d’énergie est beaucoup plus décentralisée avec une multiplicité d’acteurs : des producteurs, des entreprises privées d’autres secteurs qui peuvent se retrouver productrices d’énergie à certains moments, des individus, des collectivités locales… et c’est très bien ! En revanche, la distribution et le pilotage du réseau étant un monopole naturel, c’est à l’État de jouer son rôle pour l’optimiser, et si nous voulons une politique de justice sociale, les tarifs régulés semblent être la meilleure option. Sur les biens de première nécessité comme l’eau, l’énergie ou le logement, nous devons en effet nous demander quel doit être le rôle de l’État. Dans le domaine énergétique, l’opérateur de transport doit être capable d’équilibrer le réseau, et ce de manière centrale, même si la production est décentralisée.

Ensuite pour des raisons techniques, savoir s’il est plus avantageux de nationaliser la production est un choix de société qui ne doit pas être, à mon sens, imposé par les décideurs. Cependant, le contexte reste marqué par la doxa néolibérale : le marché est le meilleur moyen de réguler les relations humaines. Or dans ce contexte, je déplore que l’augmentation du prix de l’énergie ait simplement vu s’envoler les profits des producteurs et des transporteurs/traders d’énergie, sans qu’aucune valeur pour la société n’ait été créée. Nous ne sommes pas dans une économie de marché concurrentielle où les profits tendanciels tendent vers zéro, mais dans un capitalisme de rentiers. En ce sens, il est nécessaire que la structure du marché empêche cette captation de rente qui est injuste et illégitime. Je suis un ennemi de la rente. Selon moi, elle n’est acceptable que lorsque celui qui la paie, c’est-à-dire le citoyen, est le même que celui qui en bénéficie. Mais quand l’usager paie et les capitalistes profitent, il y a une captation de rente par ceux qui n’ont pas de mérite à la capter. Malheureusement, ce sujet n’est à priori pas le cœur de la réforme du marché de l’électricité.

T.D. : Pensez-vous en ce sens, qu’il soit possible, au-delà de la réforme du marché, d’organiser une coordination des mix énergétiques nationaux à l’échelle européenne ?

P.L. : Il est important de rappeler que nous n’avons pas un Etat fédéral européen. Pour centraliser le pilotage et les stratégies de production énergétique, une prise de conscience que l’énergie doit au minimum être gérée au niveau régional est nécessaire. Par exemple, la plaque ibérique a une certaine cohérence mais elle doit être interconnectée avec le reste de l’Europe. Ce qui m’inquiète le plus, c’est l’impréparation des infrastructures de réseau à la transition énergétique. L’incapacité des câbles à recevoir autant d’électricité produite grâce aux installations photovoltaïques en est un exemple. Pour y faire face, nous devons, selon moi, nous inscrire dans une logique de tarifs régulés. En effet, il faut pouvoir anticiper nos besoins et planifier les investissements de long terme en les intégrant aux tarifs de l’électricité, et ce, de manière juste et responsable car ce sont les usagers qui amortissent ces investissements. C’est la même logique pour la distribution d’eau, d’énergie ou de télécommunication : un réseau unique géré par l’État, puisqu’il est naturellement monopolistique, sur lequel des entreprises privées vendent des services. Puis, en fonction du trafic qu’ils font passer sur les réseaux, les opérateurs doivent payer une redevance. De nouveau, pour éviter le problème d’aléa moral, il faut un alignement parfait entre celui qui paie la rente et celui qui la reçoit. Enfin, le débat doit se situer autour de ce qui est essentiel pour nos sociétés, comme l’énergie, qui est absolument cruciale. Tant que l’énergie était abondante et à bon marché, personne n’y faisait attention. Nous découvrons aujourd’hui que l’énergie est le cœur de l’économie et de la vie. Il y a des choix profonds à faire en termes d’organisation.

T.D. : Par ailleurs, en plus des questions d’approvisionnement et de décarbonation, l’énergie revêt un enjeu social majeur pour l’Union. Près de 40 millions d’européens sont en situation de précarité énergétique, comment adresser efficacement cet enjeu à l’échelle de l’UE ?

P.L. : L’idée principale est la tarification progressive de l’énergie. Autrement dit, des quantités sont fournies de manière inconditionnelle, puis une tarification progressive qui décourage le sur-usage. La précarité énergétique pose la question de l’isolation des bâtiments, qui est un débat extrêmement compliqué. En général, les personnes précaires énergétiquement n’ont, par définition, pas les moyens, et même parfois pas le droit n’étant pas propriétaires, d’isoler leur logement. Quels sont donc les dispositifs possibles à mettre en place pour forcer à la rénovation des logements qui sont des passoires thermiques ? Quelle régulation pour le marché du logement ? Jusqu’où pouvons-nous aller dans l’organisation de ce marché ? Par exemple, nous pourrions penser aux obligations imposées aux propriétaires d’isoler et de rénover les bâtiments ou aux interdictions de location pour des logements qui n’ont pas des normes énergétiques acceptables. Nous devons comprendre que tout est lié. Nous pourrions également nous inspirer du modèle français de l’état-tiers-investisseur, qui finance les investissements d’économie d’énergie et se rembourse sur les économies générées. Nous sommes dans une période où le « tout au marché » a montré ses limites et je pense que la puissance publique doit faire son grand retour. Avec un événement géopolitique comme la guerre en Ukraine, l’interdépendance de l’Europe est flagrante. Cela aurait donc du sens que l’Union européenne joue un plus grand rôle comme puissance publique en matière énergétique.

T.D. : Dans un contexte bousculé à la fois par la guerre en Ukraine et une forte inflation, comment, selon-vous, réformer le Pacte de stabilité et de croissance ?

P.L. : Face à une énorme bulle d’investissement public à venir, la Commission européenne est en train de choisir une approche comptable et de sous-entendre que les marchés financiers n’accepteront pas la situation économique actuelle des États membres de l’UE. Or, les marchés sont certes une manière de financer la dépense publique mais il en existe deux autres : l’impôt et la création monétaire. Les investissements naturellement rentables dans le cadre de la transition peuvent être pris en charge par le marché. Ceux de plus de long terme relève de l’État et se font donc par l’emprunt ou la fiscalité. Puis, pour les investissements à la fois indispensables et non monétisables, comme pour la restauration des milieux naturels par exemple, une solution pourrait être la monnaie hélicoptère pour les états, assortie, bien sûr, de certaines conditions et critères.

Ma critique principale de l’approche de la Commission se concentre sur l’idée même de soutenabilité des finances publiques. Ce concept me semble faire l’impasse totale sur l’effet des limites planétaires sur la stabilité des dépenses publiques. Avec une vision comptable du Pacte de stabilité et de croissance, la Commission empêche les états d’investir rapidement afin d’être plus résilients en cas de choc climatique, alors même que l’impact sur la soutenabilité des finances publiques serait favorable. Plus on étale dans le temps les investissements liés à la transition environnementale, plus on met en péril la soutenabilité des finances publiques. Par exemple, pour une petite région comme la Wallonie, le coût des inondations de juillet 2021 a été de 2 milliards d’euros pour les finances publiques ! Il faut être capable de cibler les dépenses là où elles sont nécessaires et utiles. Le principe du « quoi qu’il en coûte » a montré, lors de la crise de la Covid-19, que les gouvernements font ce qu’il faut lorsqu’il s’agit d’une question de survie. Aujourd’hui nous sommes face à un défi existentiel et il est incompréhensible d’entendre, qu’aux vues de nos règles budgétaires, l’UE ne peut pas payer pour sa survie. Je préconise donc un pilotage des finances publiques, non moins rigoureux mais beaucoup plus qualitatif, qui prenne en compte une vision systémique de l’économie, c’est-à-dire qui intègre les limites biophysiques de la planète et leur impact sur la soutenabilité budgétaire. La Commission doit être plus critique face aux dépenses des États membres, qui doivent être uniquement prioritaires. En outre, il convient rappeler que la dette reste toujours de l’impôt différé et que si le système fiscal est injuste, le coût de la transition reposera sur les plus modestes. La question de la taxation du capital va alors se poser à un moment donné. Les règles budgétaires européennes ne capturent malheureusement pas cette idée à cause d’une forte réticence de la part des États frugaux. A cet égard, NextgenerationEU est un prototype particulièrement intéressant. Inscrire la gouvernance économique de l’UE dans un cadre similaire me semble la bonne voie à suivre : de l’argent européen pour des projets d’intérêt européen avec un droit de regard des États membres et du Parlement européen, pour davantage de démocratie. Maintenant, si aucun accord autour du Pacte de stabilité et de croissance n’est trouvé, ce sont les règles actuelles qui prévalent et cela ne pose de problème à personne.

T.D. : Vous êtes député au Parlement européen depuis quinze ans, quel regard portez-vous sur toutes ces années d’exercice du pouvoir européen ?

P.L. : Le Parlement européen est l’endroit où tout se passe, notamment au niveau macro-politique. Le Parlement n’a pas le droit d’initiative mais a les capacités de modifier les textes en ajoutant ou supprimant des éléments. En regardant la ligne du temps, il est possible de voir que le climat a réellement été une problématique centrale pour l’Union européenne depuis la nomination d’Ursula von der Leyen en 2019. En effet, Jean-Claude Juncker, en quittant la Commission en 2019, dans son discours d’adieu devant le Parlement, n’a pas prononcé une seule fois le mot « climat », alors que la COP21 à Paris était sous son mandat. Depuis 2019, c’est la législature du Green Deal, que ni la pandémie de Covid-19, ni la guerre en Ukraine, n’ont réussi à mettre en pause. Mais aujourd’hui, la contre-révolution verte se heurte à l’offensive de la droite et de l’extrême droite. En effet, l’Europe subit leur offensive avec une quasi-unanimité au Conseil européen pour une politique qui se résume à « l’Europe forteresse » en matière d’immigration, de compétitivité ou de transition environnementale. La lutte contre le changement climatique étant à l’initiative d’Ursula von der Leyen, à l’approche des élections européennes en juin 2024, la question est : le Green Deal en tant que stratégie économique centrale va-t-il survivre ? Pour moi, le Green Deal européen n’est pas seulement la traduction politique de la lutte contre le changement climatique, mais c’est aussi un jeu compétitif. Autrement dit, dans quel domaine l’Union européenne peut-elle conquérir des positions de leadership mondial ? La transition énergétique peut permettre à l’Union européenne de se démarquer sur la scène internationale et, pour cette raison, nous devrions nous engager pleinement.

La future législature va donc être une bataille pour faire comprendre que la contrainte environnementale ne vient pas des règlementations européennes mais émane de la planète. Une politique responsable et stratégique consiste alors à intégrer les contraintes planétaires et à devenir des leaders en la matière. D’autant que la concurrence arrive : Joe Biden a commencé à réveiller les États-Unis à ce sujet et lorsque le régime chinois sera menacé par la destruction environnementale, il réagira aussi. Ainsi l’argument des candidats Verts aux élections sera cette conviction que le Green Deal est indispensable et doit être élargi au commerce, à l’agriculture et à la régulation financière. En effet, notre agriculture pourrait être un puit de carbone mais à l’heure actuelle, elle est émettrice de CO2. Donc le combat est loin d’être gagné, voilà pourquoi il faut mobiliser les électeurs contre ce que j’appelle le « front réactionnaire » pour assurer la perpétuation du Green Deal dans la prochaine législature !

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