Auteur : Dame Rosalind Marsden
diplomate britannique, chercheure associée à l’Institut Royal des Relations Internationales de Chatham House (Londres)
Le mouvement de protestation de la société civile soudanaise, qui a débuté en décembre 2018, a conduit à la chute du dictateur Omar El-Béchir au mois d’avril après trente ans de pouvoir. Mais le 3 juin dernier, le pouvoir militaire a réprimé dans le sang le sit-in pacifique. Dame Rosalind Marsden(1), ancienne émissaire UE pour le Soudan, analyse les ressorts de cette contestation et les raisons pour lesquelles l’Europe doit apporter son soutien à ce mouvement.
Le Soudan connaît la plus grave crise politique de son histoire. Le 30 juin, des centaines de milliers de Soudanais sont à nouveau descendus dans les rues de Khartoum et d’autres villes pour exiger la fin du régime militaire. Mais les généraux au pouvoir font tout pour maintenir leur mainmise sur l’appareil d’État et les richesses du pays.
Six mois de manifestations pacifiques en faveur de la démocratie ont conduit au départ d’Omar El-Béchir à la suite d’un coup d’état militaire le 11 avril et à l’établissement d’un Conseil militaire de transition composé de membres du Comité de sécurité de Béchir. Mais, depuis, le pays est tombé sous la coupe des Forces de soutien rapides, un groupe paramilitaire issu des rangs des Janjawid, ces milices arabes qui se sont rendues coupables d’exactions sur les populations civiles durant la guerre du Darfour. Désormais, c’est dans les rues de la capitale que les FSR se livrent à des violences. Khartoum et ses huit millions d’habitants sont sous le contrôle des FSR et de leur commandant, le général Mohammed Hamdan Dagolo, alias Hemmeti. Officiellement, Dagolo est le numéro deux du Conseil militaire de transition. Mais dans les faits, c’est lui qui décide.
Hemmeti a connu une spectaculaire ascension. Ce vendeur de chameau originaire du Tchad, devenu leader d’une milice arabe lors de la guerre du Darfour en 2003, a été choisi par Béchir pour diriger les FSR en 2013. À ce titre, il a mené de brutales opérations de contre-insurrection au Darfour et dans d’autres zones de conflits. En 2015, lorsque Béchir choisit de rompre les liens avec l’Iran et de former une alliance avec l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, le Soudan accepta de déployer des troupes au sol dans la guerre du Yémen. La plupart étaient issues des FSR. La milice compte désormais près de 50 000 hommes, dont des milliers de mercenaires venus du Tchad et est très bien équipée. Outre les très fortes sommes reçues de la part des pays du Golfe, Hemmeti, qui contrôle avec son frère un vaste empire commercial, dont des mines d’or au Darfour, déploie toute son énergie pour s’assurer le soutien des chefs de tribus.
Massacre de manifestants pacifiques
Après le renversement de Béchir, le Conseil militaire a accepté de négocier la transition vers un régime civil avec les Forces pour la Liberté et le Changement (DFCF), une coalition de partis d’opposition, de professionnels et de la société civile, représentant les aspirations du mouvement de protestation en faveur de la démocratie. À la mi-mai, il a été convenu d’une période de transition de trois ans permettant l’avènement d’un Premier ministre civil, un cabinet technocratique, un Conseil législatif et un Conseil souverain commun. Mais les discussions ont achoppé sur la question de la répartition entre civils et militaires au sein du Conseil souverain. Le 3 juin, dernier jour du Ramadan, le conseil militaire a dispersé par la force les manifestants qui avaient établi un sit-in pacifique en face du quartier général de l’armée, une zone devenue le symbole de la révolution. Les FSR, épaulées par des agents de la sécurité d’état, auraient bouclé les accès de la place et ouvert le feu à bout portant sur les manifestants, lors d’une opération qui semble avoir été minutieusement préparée. Plus de 120 personnes ont trouvé la mort. Des centaines ont été blessées, plus de cinquante violées, notamment des femmes médecins et des membres du personnel médical. Un grand nombre de corps, lestés de briques, ont été jetés dans le Nil. Les hôpitaux voisins ont même été soumis à un blocus, de façon à ce que les blessés ne puissent y être soignés.
Si le massacre du 3 juin avait pour objectif de tuer la révolution dans l’œuf, c’est un échec. Les forces pour la Liberté et le Changement (DFCF) ont affirmé que les actes de désobéissance civile continueraient tant qu’un gouvernement civil démocratique ne verrait pas le jour. Ils réclament par ailleurs que les responsables du massacre répondent de leurs actes devant une commission d’enquête internationale indépendante, que les FSR disparaissent des rues, la libération des prisonniers politiques et la levée des restrictions sur les médias et du blocage de l’accès à Internet. Comme l’ont montré les événements du 30 juin, la force du mouvement de protestation réside dans le large soutien populaire dont il jouit à l’échelle nationale, dans sa solide organisation par quartiers, dans le courage et la détermination dont font preuve de jeunes Soudanais prêts à mourir pour leur cause.
Il est vital que les gouvernements occidentaux soutiennent la révolution pacifique soudanaise, refusent de reconnaître la légitimité du Conseil militaire et fassent de la transition vers un authentique gouvernement civil un prérequis de la coopération avec le Soudan, y compris sur les questions de migration. Le Soudan apparaît comme une lueur d’espoir pour la Corne de l’Afrique. La révolution, qui a éclaté en décembre 2018, est un modèle de résistance non violente. Les manifestants sont déterminés à rester pacifiques malgré la brutalité que leur opposent les forces de sécurité soudanaises. À la différence de nombreux pays de la région, le Soudan compte une société civile dynamique et une classe moyenne très éduquée. Il a connu une expérience (quoique brève) de gouvernement démocratique à la suite des soulèvements populaires de 1964 et 1985, et des partis d’opposition actifs. Contrairement à l’Égypte, où les Frères Musulmans ont joué un rôle actif dans les printemps arabes, la révolution soudanaise est avant tout une réaction aux trente ans de dictature islamiste d’Omar El-Béchir.
Les généraux pas prêts à partir
Rien ne laisse penser que les généraux, qui ont grandement profité du régime de Béchir, aient la moindre intention de remettre les clés du pouvoir aux civils. Ils veulent à tout prix éviter d’avoir à rendre des comptes, et entendent garder le contrôle de secteurs-clés, tels que la sécurité et les politiques régionales, et éviter que le Conseil législatif ne mette en œuvre des réformes radicales susceptibles de nuire à leurs intérêts. S’ils ne parviennent pas à atteindre ces objectifs par la négociation, ils ont menacé d’installer un gouvernement de tutelle désigné unilatéralement, et de convoquer des élections anticipées dans neuf mois, élections qui auraient peu de chance de se dérouler en toute liberté et équité. Ils sèment également la division parmi les DFCF, y compris au sein des mouvements armés, en exploitant les divergences tactiques de l’opposition, au nom de l’adage « diviser pour mieux régner » dont le régime Béchir s’était fait une spécialité.
Éviter les scénarios-catastrophes
Si la révolution échoue, les conséquences pourraient être catastrophiques. Au lieu d’un gouvernement de transition issu de la société civile, dédié à la mise en œuvre des indispensables réformes politiques, économiques et sécuritaires et préparant le terrain pour des élections libres, le Soudan pourrait à nouveau subir des années de dictature militaire, et se retrouver déchiré par un conflit entre, d’une part, les milices et les forces de sécurité, et d’autre part une contre-révolution menée par la frange dure des Islamistes.
Pour éviter ces scénarios-catastrophes, les États-Unis, l’Union européenne et les autres gouvernements occidentaux influents doivent faire pression avec fermeté sur l’Égypte, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis – principaux soutiens régionaux du Conseil militaire – pour qu’ils appuient les efforts de médiation de l’Éthiopie et de l’Union africaine en faveur de la mise en place d’un réel régime civil. Ces acteurs régionaux croient peut-être que leurs intérêts seraient mieux servis par un régime militaire au Soudan – en particulier l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, désireux de conserver l’appui des troupes soudanaises au Yémen. Pourtant, l’absence de transition vers un régime civil ne serait pas sans risque pour le Conseil militaire : isolement international, sanctions ciblées, effondrement économique, poursuite du mouvement de désobéissance civile… Le règne des FSR pourrait même entraîner l’effondrement de l’État soudanais, ce qui déstabiliserait sérieusement toute la région, et créerait un vide sécuritaire dangereux dans une zone déjà instable. Sans parler du potentiel exode de migrants soudanais vers l’Europe.
Le Conseil de Paix et de Sécurité de l’Union africaine a pris des résolutions étonnamment fermes à la suite du massacre du 3 juin, en décidant de suspendre le Soudan de l’organisation. La position européenne, et plus généralement occidentale, a également subi des changements notables ces derniers mois. Les Américains et les Britanniques ont soutenu les DFCF sans ambiguïté. Le 17 juin, les ministres des Affaires étrangères de l’UE ont clairement affirmé qu’une autorité de transition sous l’égide des civils serait le seul partenaire légitime dans la normalisation des relations entre l’Union et le Soudan, et ont appelé de leurs vœux la mise en place d’une commission d’enquête indépendante et transparente sur les violations des droits de l’homme.
Voir l’Europe adopter une approche de principe claire sur le Soudan est une bonne nouvelle. Le meilleur moyen de protéger les intérêts stratégiques de l’Europe en matière de migration, de contre-terrorisme et de conflits régionaux n’est pas de coopérer avec un régime répressif et opaque via des mécanismes tels que le Processus de Khartoum, mais de soutenir le combat du Soudan pour la liberté, la paix et la justice. Il s’agit d’une opportunité historique d’établir un gouvernement dirigé par les civils au Soudan, un gouvernement qui serait un partenaire authentique pour l’Europe.
- Dame Rosalind Marsden a été représentante spéciale de l’UE pour le Soudan et le Soudan du Sud de 2010 à 2013.