Philippe Herzog
Président-fondateur de Confrontations Europe
Egorger des gens en prétendant honorer Dieu, c’est déshonorer le prophète et faire retour aux religions primitives qui organisaient des sacrifices humains. Les religions abrahamiques sont nées symboliquement du refus par Dieu d’accepter le sacrifice d’Isaac. Manifestement les foyers multiples d’incitation à la haine qui poussent des jeunes au crime en les drapant de religiosité n’en ont cure.
Nous rendons hommage à Samuel Paty, aux victimes de Nice, et d’ailleurs, au nom de la liberté d’expression et nous essayons de consolider l’ordre public en combinant sanction et prévention, mais la compréhension des processus de radicalisation est des plus difficiles et la volonté de « déradicalisation » exprimée par l’Etat souvent sans effet. Les recherches psychosociales se focalisent sur la rencontre entre des individus en quête d’identité et un environnement incitatif qui propose des adhésions religieuses radicales. Les réseaux sociaux peuvent être sources d’illusion de liberté et servir de véhicules aux messages des terroristes mais ce n’est qu’une partie du problème. Le rappel à la loi républicaine n’offre pas d’immunisation collective efficace face à l’extrémisme religieux islamique en raison de carences graves d’éducation et de compréhension mutuelle dans une société multiculturelle.
Enseigner les religions pour dissiper l’ignorance, on en parle en France, mais on ne sait pas et on a peur de le faire parce que cela risque de choquer et d’envenimer tous les conflits. Mais n’est-ce pas là la politique de l’autruche ? Dans des sociétés fragilisées et apeurées où les conflits identitaires et culturels sont patents, renoncer à comprendre la et les religions, c’est fermer la porte à un apaisement et à une confiance en nous-mêmes.
Dans le monde entier des jeunes et leurs familles se posent de plus en plus la question du sens de la vie en découvrant les risques de catastrophes avec parfois le sentiment d’une fin du monde. Or les Lumières invoquées à l’Occident n’ont pas été régénérées, de sorte que la République laisse le terrain du sens aux extrémistes. Vouloir nous protéger dans le cadre d’un ordre public fondé sur la laïcité telle qu’elle fut conçue il y a un peu plus d’un siècle est justifié mais tout à fait insuffisant. Il n’est qu’à constater le faible intérêt des cours sur la laïcité et leur faible impact sur la conscientisation des jeunes.
On ne peut pas chasser les religions de l’espace public
Considérer les religions comme du strict ressort de la vie privée n’est pas sérieux. Dans toute l’histoire elles ont fait sens pour des humains, des sociétés, en quête d’une vie meilleure et d’unité. La religion est « un fait social total » dans les mots du sociologue Emile Durkheim.
Ses messages ont pris substance et formes différentes dans le monde, ils ont été modifiés, mais partout ils ont permis aux humains de percer l’invisible et ils ont créé des récits, des épopées de l’histoire de l’humanité. Ensuite, et ce fut une révolution de l’esprit, les religions monothéistes ont proposé une compréhension unitaire du monde et de l’homme, enseigné une éthique de vie digne et juste et contribué à faire société. Enfin nos Lumières ont conjugué Foi et Raison et voulu faire l’Histoire, une histoire de progrès.
La religion a pu produire le meilleur mais aussi le pire. Avec leurs rites et obligations les institutions ont diffusé des messages de vie mais elles ont aussi soumis des consciences pour exercer un pouvoir spirituel. Elles ont fait conflit avec le pouvoir temporel ou se sont associées avec lui et alors ont inspiré violences et guerres. La République laïque y a mis fin en les renvoyant dans l’espace privé tout en garantissant leur liberté d’exercice. Mais le monde a changé et cette solution est fragilisée.
La France a été un pays très chrétien qui est maintenant largement déchristianisé, même si notre droit repose sur les valeurs chrétiennes. En même temps l’Islam est chez nous, il est en expansion dans le monde. L’Occident est partout, c’est lui qui a façonné la mondialisation actuelle et la domine encore, mais ses institutions économiques et politiques sont fortement contestées.
L’école est devenue un terrain de conflits où les idéologies radicales font pression. L’enseignement de l’histoire a perdu sa profondeur et son appropriation critique est devenue un objet de discorde. L’enseignant s’efforce de tisser les fils d’une compréhension et d’une concorde mais il ne peut pas y parvenir si les problèmes qui fâchent ne sont pas exprimés et clarifiés. Il faut réapprendre à comprendre notre histoire, les fractures et conflits ancestraux entre Orient et Occident et leur exacerbation actuelle.
Qui est coupable, qui est victime ? Cette question est source de querelles sans fin dans l’espace public. Les responsabilités sont imbriquées. Stigmatiser celles de l’Occident est nécessaire, mais les analystes soulignent qu’il n’y a pas de lien direct entre l’extrémisme radical et le faible niveau social des terroristes. Nos sociétés doivent combattre le racisme et la xénophobie en leur sein. Mais surtout, l’autocritique ne doit pas être unilatérale. Les ambiguïtés de l’Islam au sujet du djihad ne sont pas encore levées faute d’une approche critique profane de la formation religieuse dans le monde musulman. Le déchainement de centaines de milliers de gens de par le monde et le déferlement de haine attisé par des dirigeants d’Etats complices de l’Islam radical laissent sans voix. Les musulmans modérés en sont les premières victimes.
Enseigner les religions et les Lumières dans l’histoire de la civilisation
Quand notre gouvernement dit vouloir combattre les « séparatismes » il vise en fait l’islamisme, autant le dire, car les groupements juifs et chrétiens ne sont pas des menaces et les sectes ne sont pas tolérées. Mais il faut s’attaquer beaucoup plus aux discriminations. Notre société et notre République ne sont pas des modèles pour l’accueil et l’intégration des immigrés, c’est évident, et on n’est pas allé au bout de notre devoir de mémoire ; par ailleurs, l’économie capitaliste frappe les populations les plus fragiles et creuse les inégalités. Ces défis nous ne pourrons pas les relever si nous restons enfermés dans le cadre de l’ordre républicain national car le problème est global. Il faut d’urgence ouvrir une nouvelle ère de coopération et de réconciliation, c’est un défi culturel autant qu’institutionnel.
Or la conscience des nations est terriblement introvertie et le monde est un « melting pot » où chacun fait son marché à sa façon. En France comme ailleurs l’Education nationale et le formatage des programmes priorisent les croyances, les légendes et les préjugés nationaux. Qu’on ne s’étonne pas si l’Union européenne n’est vue que comme une institution que la plupart d’entre nous acceptent, mais sans affectio societatis, ce qui continue de menacer son existence.
L’histoire nationale devrait être systématiquement replacée dans l’histoire européenne et mondiale, faire l’objet d’un questionnement personnel, d’un apprentissage relié aux événements actuels et à l’imagination du futur. Les jeunes devraient apprendre à comprendre et aimer la diversité des cultures, à les comparer et à saisir la nature de leurs conflits.
Religion veut dire relier, c’est un concept romain. Rome et le christianisme se sont couplés pour engendrer la civilisation européenne et la déchristianisation actuelle s’accompagne d’une perte de ce qu’on appelait « les humanités ». Lire les grands écrivains classiques, regarder les œuvres des artistes dont l’Europe s’honore, poursuivre par la philosophie, permettrait de saisir leur foi et de mieux comprendre la Raison. Voir et comprendre la cinématographie européenne serait tout aussi nécessaire.
Loin d’un bourrage de crâne supplémentaire, il faut adopter la méthode socratique c’est-à-dire le dialogue interactif entre maîtres et élèves pour qu’ils acquièrent le bonheur de penser et agir vraiment par eux-mêmes. Tout commence par la lecture, selon les mots de Charles Péguy : « Que le lecteur sache lire et tout est sauvé. »
Il ne s’agit pas ici d’appeler à une conversion, moi qui suis incroyant ! Mais d’interroger sur ce qu’on appelle l’humanisme et de vouloir le réinventer.
Dostoïevski a écrit : « Si l’on chasse Dieu de la terre, nous le retrouverons sous terre ». Ce que je vois aujourd’hui c’est : chassez la religion, elle revient par la fenêtre. Combien de musulmans immigrés vivant en France croyaient venir dans un pays chrétien et ouvert, « terre d’accueil », et constatent qu’il ne l’est plus ? Comment pourrions-nous les respecter et les aimer en tant que musulmans si nous ne comprenons pas ce que la religion signifie pour eux et a signifié pour nous ?
Le christianisme a été interprété comme la religion de la sortie des religions. Le processus est en cours en Europe mais on ne se débarrasse pas d’une souche culturelle ancestrale comme d’un vêtement. Comment allons-nous acquérir les nouvelles capacités éthiques et culturelles dont nous avons besoin pour faire face à des défis extraordinaires ? Comment allons-nous nous transcender ? Mieux comprendre notre passé pour imaginer une renaissance de Lumières est nécessaire. Et pour cela nous devrons consentir à multiplier les comparaisons et les regards croisés avec d’autres civilisations que la nôtre.