Philippe HERZOG
Président fondateur de Confrontations Europe
Cette contribution offre une synthèse de plusieurs années de travaux et des propositions qui forment un plan d’action et un agenda politique. Dans une expérience inédite, des hommes et des femmes venus d’horizons les plus divers et soucieux de dessiner un avenir pour l’Europe se sont rassemblés pour explorer une stratégie d’investissement à long terme(1).
Investir, c’est un choix de société, une société qui se projette vers l’avenir. Aujourd’hui le climat de doute et de défiance est général en Europe. Et bien que les Européens soient très interdépendants, disposent d’institutions communes et ne peuvent envisager leur avenir séparément sans sombrer, la société civile européenne n’existe pas encore. Dissiper le brouillard, ouvrir l’horizon et former société en Europe sont des tâches indissociables.
Dans les circonstances actuelles, il n’y a pas de perspective de progrès sans un examen critique du passé et une compréhension du moment historique où nous sommes, ni sans le ressort moral et la volonté politique de partager de nouveaux choix collectifs. Sur ce socle, on peut saisir et mettre en valeur des opportunités nouvelles, organiser la période de temps dont nous disposons pour déployer notre action.
L’investissement est d’abord un engagement individuel et collectif. Pour comprendre sa faiblesse actuelle et pourquoi il ne repart pas, l’analyse fautes de politique économique est précieuse mais elle ne suffit pas. La crise est structurelle, notre organisation économique et politique est en défaut. Elle est aussi anthropologique et culturelle. L’Europe, dont la richesse est liée à l’invention de l’invention, cette capacité d’innover constamment en faisant passer les idées dans le progrès technologique et la production, peine à la renouveler. Le principe de précaution l’emporte sur la prise de risque dont se nourrit l’investissement. Une politique de civilisation est aussi nécessaire qu’une politique économique ; elle fera sens pour la mise en mouvement de nos sociétés(2). Une révolution des structures et des valeurs de l’éducation, du travail et de l’entreprise est nécessaire. Sans une « société de la connaissance », pour utiliser les mots en vigueur dans l’Union européenne, une économie politique du développement durable est hors de portée.
Nous ne pouvons restituer ici toutes nos réflexions sur ces sujets(3) et nous allons nous focaliser sur la politique économique. Notre contribution porte sur la substance et la cohérence d’un plan d’action susceptible de revitaliser l’investissement en Europe. Les recommandations et les propositions que nous formulons donnent pratiquement un agenda politique pour la Commission et pour ses acteurs qui doivent s’en emparer. Le moment est critique, il y a urgence.
Les États se disent souverains mais ils sont trop petits dans le contexte de la mondialisation. De plus en plus l’Europe englobe les États-nations et apparaît le niveau pertinent pour impulser une dynamique de création et de progrès. L’Europe unie doit se doter d’une stratégie à même de servir nos choix collectifs dans la compétition internationale, mais aussi dans un esprit de coopération, en surmontant les résistances des États et les défaillances multiples des marchés et des institutions. Nous ne sommes pas de ceux qui sous-estimons les efforts accomplis par l’UE et nous sommes lucides : on ne peut pas avancer plus vite que la musique, l’avenir sera chaotique. Mais avec une vision cohérente et holistique des changements à opérer à moyen et long terme, l’action à court terme peut s’extraire des tâtonnements dans le brouillard, dans ce « muddling through » dont parlent les Britanniques, et provoquer le regain de confiance et d’efficacité souhaité.
40 propositions pour un plan d’action
- Placer l’investissement au cœur de l’agenda politique européen
Faire entrer l’investissement dans la procédure du Semestre européen dès 2015
◗ La Commission doit présenter un diagnostic sans fard des causes de l’aversion au risque des secteurs privé et public qui font obstacle à l’investissement. Élaborer les principes de la complémentarité public-privé nécessaire pour investir en partageant les risques.
◗ Le Conseil doit assumer une négociation politique visant à réunir trois conditions : un soutien de la demande globale de l’économie européenne par l’investissement d’intérêt public ; un calendrier pertinent pour les trajectoires nationales de respect des règles du Traité de stabilité budgétaire ; l’énoncé des réformes structurelles prioritaires pour l’investissement et l’emploi.
◗ Les institutions communautaires doivent établir les dimensions budgétaires du financement et de l’incitation à l’investissement : d’abord rendre publique la substance des projets d’investissements jugés éligibles dans le plan Juncker ; réviser le projet de budget 2015 et le mode d’emploi des fonds structurels afin d’allouer les ressources et/ou les garanties nécessaires ; poursuivre la programmation d’investissements d’intérêt européen sur 2015-2020.
- Investir pour bâtir l’Europe de l’innovation industrielle
Choisir les axes stratégiques prioritaires pour la programmation des investissements d’intérêt européen
◗ Identifier les domaines transversaux d’intérêt stratégique communs aux membres de l’Union pour le développement humain et productif : éducation et formation professionnelle et continue ; développement et appropriation de la révolution numérique ; transition énergétique. Centrer les stratégies communautaires sur la programmation et le financement des investissements dans ces domaines.
◗ Développer les programmes de recherche et de développement industriel dans les secteurs et technologies-clés ; créer les structures pilotes et réunir les fonds nécessaires pour des investissements créateurs d’écosystèmes et de réseaux d’intérêt européen.
Promouvoir la formation professionnelle et continue
◗ Lancer une initiative européenne pour la formation des chômeurs, la qualification des personnes non qualifiées et la requalification des travailleurs en cours de vie active. Inciter à des réformes nationales pour combattre l’inefficacité des structures de formation et les inégalités d’accès, en mobilisant les fonds sociaux européens et des investisseurs.
◗ Organiser un marché européen transitionnel du travail et de la formation et expérimenter un contrat européen de mobilité formation-emploi.
◗ Développer le réseau des Communautés de la Connaissance et de l’Innovation ; en faire la clé de voûte d’un réseau européen d’Universités technologiques, ouvert à des partenaires extérieurs.
Appropriation de la révolution numérique
◗ Ajuster l’Agenda numérique: investir dans le haut débit et connecter l’Europe, mais aussi élaborer une stratégie européenne pour un cloud européen visant à créer des opérateurs d’infrastructures et de services dédiés à l’innovation industrielle des entreprises et des collectivités.
◗ Élaborer une régulation européenne : harmoniser les réglementations en matière de données ; développer les partenariats entre les grands acteurs du numérique, les start-up innovantes et les instituts de recherche ; impulser l’échange des données entre les entreprises.
Union pour l’énergie
◗ Former le prix du carbone de façon à servir de signal général pour l’investissement dans la décarbonation de l’énergie ; créer des marchés de contrats à long terme pour la recherche et l’innovation, les capacités et les infrastructures.
◗ Promouvoir de grands programmes pour l’intégration du réseau électrique européen, les réseaux gaziers, la R&D pour le stockage de l’énergie et la capture du carbone.
◗ Élaborer des politiques industrielles européennes pour l’efficacité énergétique dans les secteurs du transport et du bâtiment.
◗ Négocier un pacte de solidarité énergétique entre les États-membres pour établir une cohérence du mix énergétique européen.
- Valoriser l’investissement sur des marchés régulés
Une meilleure régulation des marchés
◗ Impératif général de simplification, fiabilité et mise en cohérence des règles et des incitations. Calibration des règles pour ne pas pénaliser le risque ; simplification des appels d’offres et réduction des délais de préparation, suppression des contradictions existant entre les incitations communautaires à l’investissement et les barrières en matière d’aides d’État.
◗ Créer un régulateur européen pour des marchés innovants et efficaces dans les domaines prioritaires du développement productif.
Promotion des PME-ETI et des infrastructures
◗ Bâtir les marchés européens des capitaux de façon à mobiliser ceux-ci vers l’apport en fonds propres pour l’innovation et le développement des PME-ETI.
◗ Créer des marchés européens régulés pour la titrisation des prêts bancaires et le développement de fonds de prêt et d’equity.
◗ Mettre en place un cadre européen pour le développement des infrastructures en partenariats public-privé et des sociétés de projets ; organiser des marchés européens des contrats de PPP.
- Modifier les conditions structurelles de transformation de l’épargne en investissement
Évolution du cadre général de la transformation
◗ Établir un cadre européen réglementaire spécifique pour le financement des investissements de long terme afin de réduire massivement le coût du risque.
◗ Retrouver une autonomie d’action de l’Europe pour la conception des règles comptables ; distinguer la valeur économique de la valeur financière des investissements.
◗ Articuler nouvelles offres de crédit et financement direct de capitaux par les marchés.
Union bancaire
◗ Engager une réflexion commune sur la fonction de crédit dans l’Union bancaire, la réduction de son coût et les canaux de transmission de la politique monétaire en direction des entreprises.
◗ Établir la complémentarité des rôles entre les banques et les investisseurs institutionnels et privés ; examiner l’évolution des modèles de gestion des risques dans une perspective originate and share.
Investisseurs institutionnels et gestionnaires de fonds
◗ Élaborer une régulation européenne pour les marchés d’assurances et de fonds de pension de façon à en faire des sources de financement de l’économie, sans plus confondre régulation et supervision prudentielle.
◗ Ouvrir le dialogue avec les gestionnaires d’actifs pour examiner les conditions de leur participation au financement de l’économie européenne.
◗ Lance une réflexion commune pour une convergence des politiques nationales d’épargne en cohérence avec l’évolution des modèles sociaux.
Union pour les marchés des capitaux
◗ Définir les objectifs fondamentaux : mobilisation de l’épargne pour l’accroissement des fonds propres des entreprises ; diversification des sources de financement et liquidité ; allongement de la durée des engagements et cadre réglementaire contre le court-termisme.
◗ Mettre en place les instruments concourant à plus de transparence et d’efficacité dans le fonctionnement des marchés ; action contre l’alignement des intérêts dans la gouvernance des entreprises.
◗ Lancer le chantier de l’harmonisation fiscale : consolidation et harmonisation de l’impôt sur les sociétés ; harmonisation et mutualisation des taxes spécifiques aux banques et institutions financières dans le cadre de l’Union bancaire.
- Une gouvernance fondée sur la coopération, vers un euro système pour l’investissement
Politiques monétaire et budgétaires
◗ Mobiliser le bilan de la Banque centrale européenne (BCE) pour l’achat de titres relatifs aux investissements d’intérêt européen dans l’euro zone ; réorientation des canaux de transmission de la politique monétaire vers les entreprises.
◗ Réunir un Conseil européen des finances publiques pour élaborer une « règle d’or » permettant de sécuriser les investissements productifs dans le cadre du Pacte de stabilité budgétaire ; rationaliser les choix budgétaires européens et créer un chapitre spécial pour l’investissement dans le budget européen, avec un suivi du levier.
◗ Créer une Agence européenne aux côtés de la Commission pour l’évaluation du rendement économique et social des investissements d’intérêt européen ; élaborer des critères d’efficacité communs et ajuster les règles d’Eurostat pour ces investissements.
◗ Faire entrer les Régions dans la procédure du Semestre européen ; mutualiser les fonds structurels au niveau communautaire.
Coopération entre l’UE, la Banque européenne d’investissement (BEI) et les institutions financières publiques nationales
◗ Faire entrer l’Union européenne au capital de la BEI.
◗ Accroître fortement la capitalisation du Fonds européen d’intégration (FEI) en donnant plus de place aux banques nationales de développement/banques publiques d’investissement et aux grands fonds privés.
◗ Organiser les coopérations entre la Commission, la BEI et les banques nationales de développement/banques publiques d’investissement pour l’éligibilité et la sélection des projets, en faisant participer un collège des investisseurs privés.
- Mise en place d’un contrôle démocratique et d’une capacité de prospective et de stratégie
◗ Créer une commission spéciale au niveau du Parlement européen et doter celuici d’une structure de conseil pour la programmation des investissements et le contrôle budgétaire de leur financement.
◗ Créer une structure européenne de prospective et de stratégie aux côtés de la Commission se substituant au BEPA.
◗ Créer un Forum des investisseurs économiques et financiers qui sera consulté tant pour l’élaboration des politiques d’investissement que pour l’évaluation de leurs résultats.
(1) Claude Fischer restitue cette expérience dans son article « Discours sur la méthode » dans Confrontations Europe, La Revue « Un nouveau départ pour l’investissement », octobre-décembre, n° 107. À elle, à toutes celles et ceux qui y ont participé, vont mes remerciements les plus chaleureux.
(2) Edgar Morin, Mauro Ceruti, Europe, décomposition ou métamorphose, Fayard, 2013.
(3) Voir Philippe Herzog, Europe, réveille-toi !, Éditions Le Manuscrit, 2013.