Par Swann Gros-Borot, Politiste
Bruxelles. Voilà la formule de style consacrée quand on parle de l’Union européenne — et pour ainsi dire la seule. Hélas, car celle-ci confond pêle-mêle l’exécutif, le législatif et le judiciaire, et met en scène un affrontement artificiel entre capitales des différents pays européens, au détriment des plus de 449 millions de citoyens de l’Union et de la cohésion du continent.
La Maison Blanche. Downing Street. L’Élysée. Qu’il s’agisse d’évoquer une institution autrement que par son nom – pour éviter de se répéter, pour imiter, pour imager, pour caractériser, voire caricaturer — et aussitôt la métonymie vient naturellement à notre secours. Mais qu’en est-il de l’Europe ? Celle-ci serait-elle mal-aimée… car mal surnommée ? Associant souvent Bruxelles à un pouvoir contraignant de l’Europe, ou encore à une bureaucratie désincarnée et prétendument éloignée des vrais problèmes de ses concitoyens !
La Commission, le Parlement : de fait, aucun des deux n’a de surnoms dans le langage courant. Le Conseil ? Ce sont au mieux « les Vingt-sept ». Donc un nombre fait surtout pour souligner leur multiplicité plutôt que l’unité censée les constituer et guider leur action. La métonymie, cette figure de style qui remplace un nom par un autre, est étrangement boudée, et par les médias quand vient le moment d’informer, et par ses partisans quand vient le temps d’en parler.
Bruxelles, ce métonyme ultradominant dans le langage courant
Il y a lieu de s’en inquiéter. Car c’est laisser là une arme redoutable aux adversaires de l’Union ! Eux ne se privent guère d’y recourir. Ceux-ci n’ont de cesse de choisir à leur avantage le champ de bataille lexical. Ceux-ci l’accablent et l’affublent d’un seul vocable. Bruxelles. Ils disent : Bruxelles-ceci, Bruxelles-cela, sans cesse démonstratifs, trop heureux de tout confondre en une seule masse afin de pouvoir brandir un épouvantail global qui effraie d’autant plus qu’on le voit loin. Comme une sorte d’image subliminale de « eux et nous » dans laquelle la rupture est plus que suggérée à notre conscience.
Laisse-t-on dire en France quand il s’agit de politique intérieure, Paris a décidé ceci, Paris rejette cela ? Oui, si l’on est opposant au pouvoir en place, et que l’on veut faire oublier qu’on a perdu dans les urnes. Non, quand il s’agit d’informer de façon factuelle et impartiale. On préférera en lieu et place de ce Paris, capitale affichée comme toute puissante et faite d’un seul bloc par certains, « Matignon a voulu… » et « le Palais Bourbon a refusé… ». Au détour d’un article britannique, on lira de même « Westminster a adopté… » et « Downing Street s’est incliné… », et non « Londres… ».
Ne nous y trompons pas, si ses détracteurs s’acharnent tant à fondre à dessein – d’aucuns diraient à confondre – et la ville et les institutions, c’est qu’ils ont compris le parti qu’ils pouvaient tirer à cadrer ainsi d’emblée la pensée à travers le langage
Nous avons tous en tête, ou du moins dans la poche à l’avers de chaque euro, la carte de notre continent. Or, inévitablement, invariablement, immédiatement, la première chose qui vient à l’esprit quand l’on évoque, quand l’on convoque même, Bruxelles, c’est bien la distance qui nous sépare chacun, sur cette carte, de cette ville. Distance matérialisée par la ligne brisée terrestre, tracée inconsciemment par notre esprit entre la capitale et le lieu où l’on habite et qui, fatalement – hormis bien sûr pour nos voisins Belges — franchit au moins une frontière, voire davantage. Distance qui, plus elle est grande, plus elle nous incite incidemment à nous méfier d’une autorité perçue comme éloignée.
Zoomer de la ville à la rue pour rendre tangible les institutions
Comment faire, alors ? En éloignant le lointain, justement. Plutôt que de se figurer à cent lieues de cette dernière, plaçons-nous en son lieu. Dit autrement, en forgeant et en ayant recours à notre tour à des métonymes pour désigner nos institutions, celles de notre Union. Et, plus précisément, en procédant à un changement d’échelle : en descendant quelques barreaux de cette dernière pour rapprocher notre regard et modifier ainsi la perspective que nous adoptons dessus. Bref, faire de l’Europe une Union à hauteur de femmes et d’hommes.
Observons. VIIIe arrondissement, rue du faubourg Saint-Honoré, l’Élysée, le salon Murat ; soit tour à tour le quartier, la rue, le bâtiment, la pièce comme métonymes pour désigner la présidence dans l’hexagone. Côté rive gauche, les diplomates s’affairent au Quai d’Orsay où des ambassadeurs font escale, quand les artistes désireux de se voir bien en cour, ou en fonds, font le siège de la rue de Valois. La substitution ainsi opérée, au cœur de la mécanique de cette figure de style, place d’emblée notre perception à ras de terre, à hauteur d’yeux. Nous pouvons, comme au théâtre ou au cinéma, avec juste un peu d’imagination, voir les personnages du pouvoir arpenter ces lieux, y agir au nom de l’État et de l’intérêt général, au service de tous les citoyens ; et même, pourquoi pas, briser à notre tour le quatrième mur et y prendre part. Alors que la ville nous apparaît inexpugnable, la rue, le bâtiment ou la pièce semblent connues ou reconnaissables, car concevables.
Vers de nouveaux métonymes pour ancrer l’Union dans la vie des citoyens européens
Pour la Commission, ajoutons par exemple au répertoire le (bâtiment) Berlaymont ; pour le Parlement, la place du Luxembourg. Et, d’ailleurs, pourquoi ne pas imaginer un concours citoyen ouvert à tous pour élargir et enrichir notre vocabulaire ? Cela constituerait d’ailleurs une excellente opportunité pour reconnecter la société civile à une Union qui fait sa force.
Les journalistes devraient du reste se montrer les premiers enthousiastes, et à double titre, puisque cela ouvrirait aussitôt en grand la porte de l’inventivité à des mises en scènes originales, et d’éviter au passage de maladroites répétitions qui alourdissent parfois le texte de certains papiers. Une façon aussi de faire reconnaître et comprendre, par son lieu, le rôle de chaque institution européenne qui manque de connaissance et de reconnaissance de ses fonctions.
Au-delà de la presse, il s’agit d’abord et avant tout de (re) dessiner pour tous les Européens une vraie ambition démocratique, affichée, revendiquée, souhaitable et commensurable pour ce vingt-et-unième siècle : bâtir une Europe à hauteur d’yeux, pour mieux l’incarner dans les consciences de chacun.
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