Confrontations Europe
Nous ne pourrons préparer l’avenir de l’Europe en restant cantonnés dans des schémas de court terme. Ces dernières années ont été marquées par un progrès certain : l’Union européenne a pris conscience des besoins d’investissement de long terme mais il est encore nécessaire de déterminer comment passer de la situation dans laquelle on se trouve à celle que l’on vise.
Après 15 ans de lutte menée par Confrontations Europe et son réseau de partenaires (acteurs industriels de divers secteurs, financiers publics et privés de différents pays européens), la Commission européenne, peu épaulée en cela par les États membres, a commencé à se saisir des enjeux d’intérêt mutuel sur l’investissement de long terme et le financement de l’économie. Mais c’est d’un changement qualitatif dont nous aurions besoin comme l’ont rappelé les intervenants des Assises Européennes du Long Terme organisées par Confrontations Europe à Bruxelles le 26 octobre dernier. Car parvenir à matérialiser « l’esprit de long terme » en Europe suppose de partir de « l’héritage », pour reprendre les termes du président fondateur de Confrontations Europe, puis d’identifier et de franchir les jalons stratégiques d’un long chemin de profonde transformation.
De la nécessité de combiner stabilité et développement
Indéniablement, la stabilité financière est une condition essentielle du développement économique et de fait cette préoccupation focalise l’attention des décideurs et régulateurs européens. Mais là où cela devient problématique, c’est quand la stabilité est considérée comme un but en soi, alors que le principal problème aujourd’hui en Europe réside dans un manque de développement économique de long terme. Ce qui génère une série d’effets pervers.
D’abord, l’absence de développement économique peut mettre en péril la stabilité financière. De fait, la reprise économique s’opère sur un rythme chaque fois plus faible que le cycle précédent, parce que les problèmes structurels de ralentissement de la productivité, d’endettement public et privé et de divergence entre États membres de l’Union, tendent à s’amplifier. Seule une politique européenne ambitieuse d’investissement de long terme pourrait y remédier. La politique accommodante de la Banque Centrale européenne prolongée par sa sortie en douceur fait beaucoup à court terme pour la rendre possible, mais ne peut, à elle seule, régler les problèmes de long terme. Le long terme, la préparation de l’avenir, l’impératif du développement de l’Union relèvent du rôle des législateurs.
Ensuite, les politiques publiques européennes n’ont pas su pour l’heure fixer un cap articulant stabilité et développement : elles ont multiplié les inflexions, un coup stabilité, un coup croissance. Et la cohérence d’ensemble n’est pas assurée aux différents niveaux. Ainsi, tout se passe comme si les superviseurs entendaient corriger l’équilibre défini par les régulateurs entre stabilité et croissance, en considérant qu’il ne fait pas la part assez belle à la stabilité. Ne manque-t-il pas en droit européen une forme de contrôle du respect des normes de niveau I par les normes de niveau II, voire III ? Pourquoi ne pas intégrer la croissance en plus de la stabilité dans le mandat des superviseurs européens, comme aux États-Unis ou au Japon ?
L’Europe a donc besoin d’un cap articulant stabilité et développement. Pour ce faire, clarifier les besoins permettrait de montrer aux citoyens que la mise en commun des ressources favorise les économies d’échelle et permettrait de réhabiliter le budget de l’Union européenne et de gagner la bataille des ressources propres.
Notre myopie tient enfin à notre manière étriquée de penser le progrès à l’aune des seuls flux matériels de court terme. De plus en plus d’économistes, à l’instar d’Amartya Sen, mais aussi d’institutions internationales (OCDE, FMI…), redéfinissent le progrès comme la capacité des personnes à vivre la vie qu’ils ont choisie. D’où l’importance de mesurer aussi l’accès de tous aux différents actifs : capital financier, naturel, humain, social.
Coopérer pour une Union d’investissement d’intérêt européen
L’impératif de renforcer la compétitivité et la cohésion de l’Union européenne rend impérieuse la définition d’une stratégie industrielle européenne.
Nous devrions nous concentrer sur des projets apportant une valeur ajoutée européenne en capital humain, en sécurité collective, en numérique, en énergie et en toute autre ressource de développement durable.
L’Union européenne est en train d’être dépassée par la Chine, le Japon et la Corée en matière d’innovation et de compétences, tandis que la qualité de notre stock de capital humain à l’âge des transformations technologiques est en dessous des standards. Nous devons cofinancer un plan massif de redéfinition et de montée en compétences partout en Europe, et pas seulement là où le taux de chômage est le plus élevé. L’intégration des réfugiés et des migrants passera par le travail. Nous manquons d’ingénieurs, mais aussi de charpentiers, d’électriciens. Nous devons devenir leaders globaux en matière d’innovation et miser sur un effet d’entraînement en garantissant un accompagnement à chacun et à chaque région un minimum d’innovation.
Cela englobe les questions d’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, les autres sources d’énergie décarbonées, les transports et les enjeux alimentaires. Cela signifie aussi reprioriser les investissements en infrastructures, aujourd’hui 20 % au-dessous du niveau pré-crise.
Une fois ces domaines identifiés, la stratégie « UE 2020 » ne suffira pas à cibler les fonds Juncker. Nous avons besoin de plus de lignes directrices sur les objectifs, de distinguer les secteurs (automobile, aéronautique…), les complémentarités à trouver, et de penser la division du travail au sein de l’UE. Cessons d’être obsédés par les instruments et accordons plus de place au contenu des politiques. La Commission européenne devrait, pour développer sa capacité de prospective et de planning stratégique travailler au sein d’un réseau de partenaires pan-européens et nationaux. Il importe de créer enfin le cadre adéquat pour que toutes les parties prenantes (acteurs publics, privés, société civile, chercheurs…) coopèrent à l’élaboration de telles stratégies et la spécialisation de chaque région. C’est là une révolution culturelle.
Afin de développer au mieux les projets émanant de PME, d’acteurs sectoriels, de localités et de régions, le rôle des banques de développement et leur coopération sont essentiels. L’assistance technique sur les territoires pour monter et structurer un projet est un facteur-clé de succès, notamment pour les petits projets regroupés dans des plateformes d’investissements. Il en va de même également en matière d’infrastructures sociales (écoles, hôpitaux, logements abordables), mais aussi des projets d’infrastructures et de paquets d’investissements complexes.
D’où l’importance de régionaliser le “hub” d’assistance technique (EIAH) afin d’assurer un pipeline de projets d’investissements de qualité. De plus, associer l’ensemble des banques nationales de développement au capital du Fonds européen pour les investissements stratégiques (EFSI) et les mettre en réseau sur le modèle de la Banque centrale européenne favoriserait la mobilisation de fonds propres.
Poser les premières pierres de l’Union financière
Afin de commencer à mettre en place l’Union financière pour l’investissement et l’innovation, comme le prône François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, il convient de finaliser les deux priorités que sont l’Union bancaire et l’Union des marchés de capitaux.
Il a fallu la crise pour faire avancer à pas de géant des chantiers essentiels. Ainsi l’Union bancaire a visé à diversifier les risques, atténuer la boucle entre dettes bancaires et souveraines, ne pas faire porter d’abord sur les contribuables, mais d’abord sur les banques, le coût de faillite bancaire… Ce faisant, elle a progressivement construit une dimension fédérale au cœur de l’Union. Il faudrait aujourd’hui un saut d’intégration et de gestion de nos systèmes bancaires pour la compléter dans ses trois piliers :
• la supervision commune est imparfaite ;
• la résolution bancaire est insuffisante, comme en témoigne la récente crise des banques italiennes ;
• la garantie des dépôts bloquée. Réduction et mutualisation des risques doivent aller de pair.
Mais l’Union bancaire ne suffira pas à réaliser l’Union financière. En période de financements publics contraints, augmenter le financement total de l’économie ne peut passer que par la finance de marché. L’Union des marchés de capitaux vise à renforcer l’apport de capital privé en faveur des PME et entreprises en croissance, des infrastructures, de la transition énergétique et des autres sources de croissance durable. Mais pour l’heure, cette ambition de créer un marché transfrontière des capitaux plus intégré et profond est encore en échec. Les compagnies d’assurances et les gestionnaires d’actifs sont en passe de remplacer les banques dans le domaine des flux transfrontaliers, mais partent de très loin et les marchés de capitaux, encore fragmentés selon des lignes nationales, ne représentent que 40 % des sources de financement de l’économie européenne. Développer un marché des capitaux véritablement européen passe notamment par la titrisation des crédits immobiliers, mais les standards retenus ne sont pas considérés comme suffisamment incitatifs par les banques et ne sauraient suffire à créer le marché. En revanche, une double garantie nationale et européenne permettrait aux fonds d’investissement de diversifier leurs investissements de long terme, et partant de faciliter le déploiement européen de marchés de capitaux suffisamment profonds. Dans une économie de l’innovation, il importe également de développer un cadre approprié pour les fonds de capital-risque de l’Union européenne pour financer en fonds propres des entreprises innovantes en croissance, afin qu’elles ne partent pas en Chine ou aux États-Unis.
Or la prochaine crise viendra probablement de là où on ne l’attend pas. Jusqu’à présent, l’essentiel de la régulation s’est concentré sur les banques et les assurances, tandis que des pans entiers de la finance (comme le shadow banking) restent non régulés et se sont considérablement développés. Or, aujourd’hui, le problème principal de nos systèmes bancaires ne réside pas dans une gestion qui laisserait à désirer, mais dans le manque de croissance économique.
L’épargne abondante de long terme n’est pas suffisamment mobilisée pour l’investissement de longs termes, en raison d’une aversion pour le risque, de la préférence des particuliers pour les liquidités, de l’instabilité des flux de capitaux, sans oublier la sous-évaluation des retraites. Jusqu’ici le rôle d’intermédiation des managers financiers (banques d’investissements, compagnies d’assurances, fonds de pension, fonds de capital-risque) a été très important. Afin de prévenir la crise financière, la régulation prudentielle (Bâle III/Règlement CRD(1) IV et Solvabilité II pour les assurances) a mis l’accent sur les risques de liquidité avec une référence à la valeur de marché instantanée, d’où une volatilité contraignant l’investissement. Pour centrer la régulation sur les risques réels encourus, il faudrait mieux appréhender le business model des investisseurs de long terme, investir étant d’abord un engagement individuel et collectif. D’où l’importance de coopérer pour une Union d’investissement d’intérêt mutuel et son financement. C’est là un choix de société pour l’avenir de l’Europe.
Les recommandations de Confrontations Europe
Coopérer pour une Union d’investissement d’intérêt européen
- Dédier une place privilégiée à l’investissement dans le Semestre européen de coordination des politiques économiques.
- Élaborer une véritable stratégie industrielle européenne pour renforcer la compétitivité et la cohésion en Europe.
- Mettre en place une stratégie européenne commune en matière de capital humain afin de remédier au principal déficit d’investissement.
- « Reprioriser » les investissements en infrastructures.
- Inciter l’innovation industrielle vers le numérique, l’énergie et les autres sources de développement durable.
- Développer une capacité européenne de prospective et de planning stratégique au sein de la Commission européenne au sein d’un réseau de partenaires pan-européens et nationaux.
- Identifier d’abord les priorités européennes pour bâtir le budget européen, et non d’abord le montant global ; le doter de ressources propres pour combattre la tyrannie du juste retour national.
- Créer le cadre pour développer des investissements d’intérêt européen :
- combattre les comportements de cavalier seul en matière de biens publics ;
- démontrer les économies d’échelle pour les projets réalisés au niveau européen ;
- mettre en exergue la convergence des préférences entre Européens.
- Prévoir des mesures incitatives pour les investissements transfrontaliers :
– donner la priorité aux investisseurs privés ;
– appuyer la coopération entre banques nationales de développement pour développer le caractère transfrontalier des projets ;
- Régionaliser le “hub” d’assistance technique (EIAH) du Plan Juncker afin d’assurer un pipeline de projets d’investissements de qualité.
- Renforcer la capacité des autorités locales en matière d’investissement public.
Poser les premières pierres de l’Union financière
- S’accorder sur le type d’infrastructure financière et industrielle souhaitée en Europe à l’ère de la révolution numérique : veut-on une industrie financière européenne compétitive ?
- Élaborer une approche commune pour réguler le Shadow Banking.
- Articuler réduction et partage des risques pour consolider l’Union bancaire.
- Développer des marchés de capitaux véritablement européens et profonds (CMU) en période de finances publiques contraintes :
– mobiliser les fonds propres indispensables dans une économie d’innovation aux PME et entreprises en croissance ;
– adapter mandat et gouvernance des autorités européennes de supervision pour la cohérence et la convergence de la supervision. - Garantir l’adéquation des règles internationales aux spécificités du marché européen, lequel dépend à 60 % des banques, pour ne pas mettre en péril la croissance.
- Mettre en place une stratégie européenne de comptabilité fondée sur le long terme :
– clarifier voire étendre la notion de« biens communs » comme le recommandait le « rapport Maystadt » de 2013 ;
– impliquer les acteurs industriels de l’investissement de long terme pour déterminer si les règles internationales de comptabilité (IFRS) ne mettent en danger ni la stabilité financière, ni le développement économique européen.
18. Mieux appréhender le “business-model” des investisseurs de long terme.
19. Centrer la régulation sur les risques réels encourus, en l’occurrence, pour les compagnies d’assurances, sur le risque d’inadéquation des actifs et passifs, plutôt que le risque de liquidités.
20. Prévoir une régulation optionnelle pour l’investissement de long terme.