Policy Paper : Quels investissements de long terme en Europe pour mener les transitions écologiques et numériques au sein d’un projet social européen cohérent ?
Abstract :
Se tenant le 20 février 2024, au Parlement européen, la 6ème édition des Assises du long terme a permis de revenir sur différents grands enjeux européens en matière d’investissement de long terme. Au travers de ce document, nous avons souhaité synthétiser les propos tenus par les différents experts présents à cette occasion, ainsi que les besoins et moyens de financement identifiés dans ce cadre.
Depuis 2020, l’UE est confrontée de manière accentuée aux défis multiples des transitions environnementale, digitale et industrielle. Dans l’optique d’accompagner et d’accélérer ces transitions, des besoins de financement ambitieux sont nécessaires, c’est pourquoi l’UE s’est dotée de plusieurs programmes de financement dont InvestEU ou DigitalEU. Cependant, ces programmes de financement demeurent limités face à l’ampleur de l’ambition européenne dans ces différents domaines.
L’investissement public de long terme, en particulier de la part des banques publiques d’investissement, sera alors déterminant pour atteindre ces objectifs. Leur capacité d’entraînement de l’investissement privé et la performance de leurs outils leur permet de répondre avec une grande acuité aux besoins exprimés de financement public. Ce faisant, l’UE doit, en ce sens, approfondir son partenariat avec des investisseurs publics, utile via leur propre financement et leur capacité à entraîner des financeurs privés.
Par ailleurs, l’Europe sociale, faisant face à plusieurs chocs (Covid-19, compétitivité, guerre en Ukraine), doit aussi être soutenue par un investissement conséquent. Si la définition d’une Europe sociale a longtemps été difficile à établir, l’action de l’UE dans le secteur s’est peu à peu développée, notamment durant la crise sanitaire, où les fonds européens ont permis une importante redistribution. Néanmoins, il est essentiel, pour pérenniser notre modèle social européen, de réfléchir à une modernisation du cadre de l’action sociale de l’Union, tout en favorisant une valorisation des ces politiques et de ces investissements, au niveau européen, dans le calcul du déficit des Etats membres.
Policy Paper publié à l’issue, et sur base des échanges s’étant tenus lors de la 6ème édition des Assises du Long terme du 20 février 2024 organisée par Confrontations Europe, le Groupe Caisse des Dépôts et l’Intergroupe du Parlement européen « Investissements durables à long terme et compétitivité de l’industrie européenne ».
Avant-Propos :
Cette publication se fonde sur les échanges qui se sont tenus entre les panélistes de deux tables-rondes organisées dans le cadre de la 6ème édition des Assises du long terme, le 20 février 2024, au Parlement européen. Conférences annuelles dédiées aux investissements de long terme en Europe, initiées par Confrontations Europe avec le soutien du Groupe Caisse des Dépôts et de l’Intergroupe sur les investissements durables à long terme et la compétitivité de l’industrie européenne, les Assises du long terme offrent depuis leur première édition, en 2014, un aperçu des besoins et des capacités de financement présentes dans l’Union européenne face aux grands défis transformatifs auxquels le Continent se trouve confronté. Elles permettent également de dresser un état des lieux de la législation européenne en matière de facilitation de l’investissement de long terme et de faire écho aux nombreuses propositions en vue d’assurer un financement adéquat et proportionné aux enjeux européens de long terme.
Dans le contexte des élections européennes, cette matinée a permis de réunir des acteurs et actrices de différents horizons afin de proposer un bilan de ce qui a été fait à ce jour, d’en souligner forces et faiblesses avec la volonté de proposer des lignes d’actions pour la prochaine mandature européenne.
Intervenant.es :
- Dominique Riquet, Membre du Parlement européen, Co-Président de l’Intergroupe « Investissements durables à long terme et compétitivité de l’industrie européenne »
- Karen Massin, Responsable des affaires gouvernementales et de la politique publique, Google Europe
- David Denzer-Speck, Directeur des affaires européennes, KfW
- Cillian O’Donoghue, Directeur politique, Eurelectric
- Antoine Kasel, Chef de cabinet du Commissaire au droit sociaux, Nicolas Schmit
- Philippe Blanchot, Directeur des relations institutionnelles, internationales et européennes, Groupe Caisse des Dépôts
- Ludovic Voet, Secrétaire confédéral, Confédération européenne des syndicats (CES)
- Sylvie Brunet, Députée européenne, Membre de la commission de l’emploi et des affaires sociales (EMPL)
Modération :
- Pervenche Berès, Administratrice de Confrontations Europe et Présidente de l’AEFR, ancienne députée européenne (1994 -2019)
- Christophe Lefèvre, Administrateur de Confrontations Europe, Membre du Conseil économique et social européen (CESE)
Introduction :
Il y a près d’un an, le 9 mars 2023, les présidents du Conseil européen, de la Commission, de l’Eurogroupe, de la BCE et de la BEI publiaient ensemble une lettre ouverte appelant à mobiliser « l’épargne considérable de l’Europe vers les moteurs de croissance de l’avenir ». Cette déclaration, accompagnée d’un appel à relancer de manière plus ambitieuse encore l’Union des marchés de capitaux (UMC) trouve aujourd’hui un écho dans les déclarations du Président du Conseil européen, Charles Michel, qui soulignait, à l’occasion de la présentation du rapport Letta, la nécessité d’approfondir l’UMC pour soutenir adéquatement le NZIA, le règlement industrie zéro émission nette, et faire concurrence à l’Inflation Reduction Act. Dans cette perspective, les 35 000 milliards d’euros d’épargne accumulés dans l’ensemble de la zone euro pourraient constituer un formidable levier d’investissement.
Ce retour des débats autour de la mobilisation de l’épargne européenne et de l’UMC met également en lumière les défis liés au développement de l’investissement de long terme. Ces enjeux sont mis en exergue dans le rapport d’Enrico Letta, Bien plus qu’un marché (2024) qui souligne qu’« il existe un déficit de financement, non seulement en ce qui concerne les montants, mais aussi en ce qui concerne le type de financement disponible ».
Toutefois, les besoins additionnels en financement pour atteindre les objectifs du Pacte vert, estimés à 620 milliards d’euros chaque année par la Commission, ne pourront être atteints en ne se fondant que sur le financement public européen. En effet, l’Union demeure aujourd’hui un nain budgétaire et ne saurait apporter une réponse à la hauteur de ce qui devrait être ici nécessaire, y compris si l’on y inclut les capacités de financement de la BEI, dont le bilan s’élève à près de 548 milliards euros. Les institutions financières publiques nationales, dont les bilans agrégés représentent pour leur part 2 700 milliards d’euros sont aussi un formidable relais financier des politiques publiques européennes dans les territoires et offrent ainsi une contribution très significative à l’investissement public de long terme en Europe.
L’investissement public de long terme en Europe a pour sa part commencé à émerger comme outil stratégique de l’action européenne, il y a dix ans avec le lancement de l’Union bancaire et l’Union des marchés de capitaux, la montée en puissance des ressources et du champ de compétence de la BEI, ainsi que le lancement du Plan Juncker en 2015, désormais devenu le programme d’investissement InvestEU. Toutefois, les défis sont encore nombreux, l’Union des marchés de capitaux restant encore inachevée, la révision des règles européennes en matière d’aide d’Etat, incomplète et provisoire, et la réponse européenne à l’IRA américaine, en particulier via le programme STEP, encore largement insuffisante.
En outre, il s’agit de penser l’avenir du programme NextGenerationEU, dont les ressources commencent à s’épuiser et dont la pérennisation dans le Cadre financier pluriannuel 2028-2034 est actuellement loin d’être garantie. Dans cette optique, il est également essentiel d’identifier les grandes priorités de financement à l’image du soutien à la recherche dans les domaines industriels concourant à la décarbonation, la part des investissements dans la recherche et le développement dans l’économie européenne étant moindre que dans les économies chinoise et américaine (respectivement, 2,2% ; 2,56% et 3,4% du PIB). De plus, il est nécessaire pour l’UE de stimuler de nouveaux modes d’investissement en incitant les partenariats publics-privés dans le financement de long terme, comme suggéré par un rapport de la Cour des comptes européenne de 2018, ou en favorisant la mobilisation de l’épargne.
Ce document entend ainsi établir un état des lieux des besoins et du financement actuel dans plusieurs domaines clefs pour les investissements de long terme, tout en esquissant des pistes de réflexions et des propositions pour favoriser son développement et la capacité de l’Europe à s’adapter aux grandes transitions sociales, environnementales et industrielles.
1. L’investissement comme accélérateur des transitions
La mandature actuelle a été marquée depuis 2020 par le lancement de nombreux grands chantiers visant à mettre l’Europe sur la voie des grandes transformations écologique, digitale et industrielle. Ainsi, dès le lancement du Pacte vert et du paquet législatif Fit for 55, l’Union s’est donnée l’ambition de réduire ses émissions de CO2 de 55% en 2030 par rapport aux niveaux de 1990 et d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Plus récemment, cet objectif a été rehaussé avec une cible de décarbonation de 90% à l’horizon 2040. Sur le plan de la transformation numérique, la Commission européenne lançait en mars 2021 son projet de Décennie numérique de l’Europe, accompagné d’objectifs significatifs en matière d’infrastructures, de compétences, de technologies et de services publics digitalisés.
Face à cette ambition affichée de faire de l’Europe le premier continent neutre en carbone et de rattraper son retard en matière de digitalisation, d’importants programmes de financement ont été lancés au sein du Cadre financier pluriannuel 2021-2027. Le programme InvestEU, doté de 26,2 milliards d’euros vise, via un fonds de garantie et un dispositif d’assistance technique, à mobiliser près de 372 milliards d’euros de capitaux publics et privés via les institutions financières publiques nationales, régionales et européennes, dans le champ des infrastructures (transport, connectivité, électrification), de la recherche et de l’innovation, des investissements sociaux et compétences, et des PMEs. De même, l’Union européenne a développé des opérations de « blending » ou « panachage », dans le domaine des transports (CEF Transport “Alternative Fuels Infrastructure Facility“ (AFIF) qui permettent, via l’implication de ces investisseurs publics de long terme, à des subventions européennes de faire levier sur des instruments financiers nationaux. Ceux-ci permettent à leur tour d’assurer un effet d’entraînement sur les capitaux privés.
D’autres programmes ciblés visent à accompagner la décarbonation de l’économie ou sa digitalisation pour 2030, à l’image de DigitalEU, qui, doté de 7,6 milliards d’euros sur l’exercice budgétaire actuel, a pour objectif de soutenir la transformation numérique du continent dans le champ des supercalculateurs, de l’intelligence artificielle, de la cybersécurité, des services digitalisés et des compétences.
Ce faisant, il est nécessaire, alors que se clôture la révision à mi-parcours du CFP 2021-2027, et que devrait commencer, en 2025, la négociation du prochain budget européen (2028-2034), de revenir sur les besoins et outils de financements pour générer, en Europe, des investissements à la hauteur des enjeux des grandes transitions industrielles.
1.1 Des besoins très conséquents pour accompagner les transitions écologiques et numérique
Une forte ambition de décarbonation et d’électrification du mix énergétique européen
La question de la transition énergétique en Europe, et, en filigrane, celle, plus vaste, de la transition écologique, repose sur un constat central : celui de la nécessaire électrification du bouquet énergétique européen pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, ainsi qu’affiché par les objectifs du Green Deal. Pour autant, cette ambition demeure encore lointaine, l’électricité représentant seulement 23% de la consommation d’énergie, tandis que cette proportion devrait être respectivement de 35% et 60% en 2030 et 2050 pour répondre aux ambitions européennes.
En outre, un important processus de décarbonation du mix européen a été entamé afin d’accompagner cette électrification. Il se traduit par la fixation d’un objectif de 42.5% d’énergie renouvelable dans la consommation finale d’énergie des États membres en 2030. Il est également prolongé de mesures visant à réduire la consommation énergétique en Europe de 11,7% en 2030. Cela implique ainsi la mise en œuvre d’économies d’énergie dans les secteurs de l’industrie, le secteur public, la construction et la rénovation de bâtiments, les secteurs des transports ainsi que de l’approvisionnement en énergie.
En parallèle, l’Union s’est engagée dans la voie d’une décarbonation et d’une diversification de ses autres sources d’approvisionnement énergétiques. Cette dynamique, amorcée dès 2020, s’est accélérée à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, avec la publication du paquet législatif REPower EU. Ce dernier fixe notamment un objectif de réduction de la consommation de gaz de 15% pour les Etats membres et esquisse une stratégie d’accélération de la production d’hydrogène et de biogaz afin de remplacer les usages actuels du gaz naturel. D’ici 2030 doivent ainsi être produits 35 millions de mètres cubes de biométhane chaque année, et s’agissant de l’hydrogène, 10 millions de tonnes importés et 10 millions de tonnes produites en Europe à la fin de la décennie actuelle. Cette transition du gaz naturel, représentant aujourd’hui près de 24% de la consommation finale d’énergie en Europe, vers l’hydrogène et le biogaz devrait également impliquer un investissement significatif, de l’ordre de 3,2 à 4,6 milliards d’euros chaque année, bien qu’étant censée réutiliser une partie de l’infrastructure existante. Il faut enfin ajouter à cela les investissements importants auxquels l’Europe consent et devra consentir pour acheminer les importations de gaz naturel liquéfié (GNL), utilisé en substitution au gaz naturel issu de Russie.
Ce besoin d’investissement est également très important en ce qui concerne les réseaux de transport et de distribution d’électricité. Du point de vue des acteurs industriels, le vieillissement de l’infrastructure actuelle et l’augmentation de 80% de la production électrique d’origine renouvelable présentent un défi urgent, et ce, d’autant que cette transformation des réseaux devrait s’accompagner d’un processus de décentralisation et de digitalisation de la grille électrique. En 2023, un rapport produit par la Commission européenne estimait les besoins de financement pour la modernisation et l’extension des réseaux électriques à 584 milliards d’euros pour les sept prochaines années. À cet égard, de nombreux États membres accusent un sérieux retard, à l’image de l’Espagne qui a sous-évalué l’augmentation de son parc solaire ou l’Allemagne, qui peine actuellement à construire les 6000 kilomètres additionnels de lignes électriques prévus dans ses plans pour les réseaux électriques. Au total, les besoins d’investissements pour le financement de la transition de l’Union vers le « net-zéro » est estimée à 530 milliards d’euros par an par l’Agence internationale de l’énergie. Selon Bloomberg, ces sommes devraient représenter, dans leur ensemble, près de 5 300 milliards d’euros d’ici 2050.
Une indispensable transition numérique pour accroître la compétitivité européenne et faciliter la transition écologique
En mars 2021, la Commission lançait son prochain plan pour une décennie numérique, visant à accomplir la transformation digitale de l’économie européenne d’ici 2030. Cette stratégie s’est axée autour de quatre principales catégories : connectivité, compétences numériques, numérisation des entreprises et services publics numériques.
En outre, elle a été dotée d’un financement de 250 milliards d’euros, issu du plan de relance européen, NextGeneration EU, venant ainsi suppléer au financement du programme Digital Europe, abondé par 6,7 milliards d’euros du budget européen sur l’exercice actuel. Parallèlement aux objectifs énoncés dans sa stratégie numérique, l’Union s’est également attelée à assurer l’autonomie stratégique en matière d’accès aux micro-processeurs comme souligné dans sa communication Une boussole numérique pour 2030 : l’Europe balise la décennie numérique, puis dans le Chips Act, en septembre 2023. Cette ambition industrielle de créer une véritable filière européenne des microprocesseurs s’est d’ailleurs vue dotée d’un budget de 3,3 milliards d’euros afin de mobiliser 43 milliards d’euros d’investissements privés et publics, en vue de renforcer l’autonomie européenne en la matière.
Cependant, et par-delà la question de rattrapage ainsi que celle d’une autonomie stratégique européenne en matière numérique, il convient de penser la contribution du numérique au renforcement de l’économie européenne. Ainsi, il est estimé que le recours à l’intelligence artificielle pourrait permettre à terme de renforcer l’économie européenne en générant une croissance annuelle du PIB européen de l’ordre de 1 200 milliards d’euros par an. L’IA devrait également jouer un rôle clef dans l’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050 en contribuant à une réduction de 5 à 10% de nos émissions de CO2.
Toutefois, pour pleinement exploiter le potentiel de transition numérique en Europe, il apparaît nécessaire, dans la perspective de la prochaine mandature, de repenser une partie de la stratégie européenne en matière numérique. En premier lieu, il s’agit d’inscrire dans la stratégie européenne la relation entre transition numérique et transition verte afin de renforcer notre compétitivité dans la conduite de cette dernière. Deuxièmement, il est essentiel pour l’industrie de renforcer les investissements dans la formation et l’apprentissage. Cela doit non seulement contribuer à répondre au besoin croissant, pour les entreprises, de spécialistes dans le domaine du numérique mais également au besoin de former les citoyens, en particulier les plus vulnérables, face à la digitalisation de la société. Enfin, il est important de penser, tant du point de vue réglementaire que du financement, les grands défis qu’amène la numérisation. Une attention toute particulière devrait ici être apportée aux questions des infrastructures, des clouds organisationnels, aux cyberattaques ainsi qu’aux risques d’ingérence et de désinformation.
1.2 Un investissement de long terme public et privé au service de l’achèvement des grandes transitions européennes
Le rôle clef de l’investissement public dans l’accélération du financement des transitions
Pour le financement des transitions écologiques et numériques, l’Union européenne, du fait de contraintes budgétaires et du manque d’expertise financière, ne peut générer seule un effet d’entraînement pour l’investissement privé. Ce faisant, il est nécessaire de considérer le rôle majeur que peuvent alors jouer les investisseurs publics de long terme : d’une part via leur propre financement (320 milliards d’euros engagés en 2022 dont 100 milliards d’euros dans des projets à impact environnemental positif / 72,45 milliards d’euros dont 42 milliards dans des projets à impact environnemental positif (58%) par la Banque européenne d’investissement – BEI), d’autre part, via leur capacité d’entraînement des financeurs privés.
KfW, principale banque publique d’investissement et de développement allemande constitue un exemple particulièrement prégnant de l’action des institutions financières publiques nationales dans le financement de la transition climatique. Sur la seule année 2019, près de 38% des 77,3 milliards d’euros d’investissement l’ont été dans des projets durables et visant à accélérer la transition climatique. Depuis 2015, l’un des principaux succès de KfW est l’émission de « Green Bonds », émissions vertes, pour financer des projets d’énergies renouvelables, d’efficacité énergétique, de mobilité durable et de biodiversité représentant un investissement total de 3,4 milliards entre 2015 et 2023. Par ailleurs, KfW s’est considérablement impliquée dans le co-financement de projets d’énergies renouvelables et de modernisation des réseaux de transport et de distribution à travers l’Europe. Dans ce cadre, des projets innovants ont été co-financés, à l’image du parc d’éoliennes flottantes de Leutace, dans le Sud de la France, projet pionnier en Europe, ou encore, du premier parc éolien marin de Pologne, « Baltic Power », doté d’une capacité installée de 1,1 GW et en mesure de répondre à la consommation électrique de près de 1,5 million de foyers.
En outre, l’exemple de KfW est également notable s’agissant de la contribution des institutions financières publiques au financement de la transition numérique. Tandis que les entreprises manufacturières américaines ont en moyenne un taux de numérisation de 78%, seuls 66% de leurs homologues européennes signalent avoir adopté au moins une technologie numérique, selon une étude de la BEI. Ce faisant, le soutien financier de KfW est en grande partie destiné à accompagner la digitalisation des entreprises du Mittelstand, c’est-à-dire le réseau de petites et moyennes entreprises qui soutiennent les chaînes de valeur de l’industrie allemande. Une aide accrue est également apportée par KfW s’agissant du financement des start-ups numériques, notamment via sa contribution au High-Tech Gründerfonds, principal investisseur allemand en capital-risque pour les technologies et les modèles d’entreprise innovants, fonctionnant dans le cadre d’un partenariat public-privé et abondé par un financement de 1,4 milliard d’euros.
Un partenariat entre l’Union et les investisseurs publics de long terme à approfondir et perfectionner
L’Union européenne et les investisseurs publics de long terme ont ainsi développé plusieurs formes de partenariats pour la diffusion des ressources européennes comme évoqué plus haut (InvestEU, CEF Transport “Alternative Fuels Infrastructure Facility (AFIF)). A mi-parcours du cadre budgétaire européen actuel et alors que seront discutés dès l’an prochain les contours du prochain budget 2028-2034, plusieurs recommandations peuvent être formulées :
- Poursuivre l’approche multi-partenariale : le programme InvestEU a créé un nouveau paradigme dans la distribution des financements européens en l’ouvrant aux investisseurs publics de long terme nationaux et régionaux, traits d’unions entre le local et l’européen. Cette nouvelle architecture favorise le financement d’une plus grande diversité de projets, plus petits et à fort impact local et permet de diffuser la ressource européenne et par là, les politiques européennes, à toutes les échelles territoriales.
- Favoriser le développement du panachage ou « blending », soit la bonne articulation d’une subvention européenne et d’un instrument financier à l’échelle du projet. Une logique vertueuse qui a fait ses preuves dans le financement de la décarbonation des transports (CEF Transport Alternative Fuels Infrastructure Facility) et qui devrait être étendue à d’autres domaines tels que les infrastructures numériques ou la décarbonation des territoires. La Facilité de prêt au secteur public, qui dans le cadre du Mécanisme de Transition Juste, doit soutenir le financement des projets des collectivités concourant à une transition juste dans des territoires spécifiques (ex : la « vallée de la Chimie » au sud de Lyon) poursuit à juste titre cette logique mais souffre d’une mise en œuvre trop centralisée, obérant son déploiement pour ces projets si spécifiques.
2. Des investissements de long terme pour une Europe sociale « Crise sociale : comment l’investissement à long terme peut-il soutenir le modèle social européen ? »
L’ambition de l’Union européenne (UE) d’ériger une Europe sociale est confrontée à une suite de crises sans précédents en termes de fréquence et de conjonction : crise financière de 2007, crise sanitaire de 2020-2021, crise géopolitique et mise en évidence de la dépendance énergétique européenne depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, ce qui alimente également une augmentation des prix des matières premières et une crise de la production alimentaire. Ainsi, depuis mars 2022, l’Europe connaît une forte inflation, qu’elle n’avait pas connue depuis le début des années 70. Les prix ont ainsi augmenté de 8% en moyenne dans la zone euro (Eurostat, 2023). Ces différents chocs se conjuguent et nous confrontent à une situation complexe.
Pour les pouvoirs publics, il s’agit de répondre aux différents défis contemporains que traversent nos sociétés. Autrement dit, de trouver les ressources pour mener des politiques adaptées à ces différents chocs asymétriques et qui permettent entre autres d’éviter un creusement des inégalités en accompagnant les franges de la population considérées comme les plus vulnérables. Par ailleurs, il est fondamental de penser de manière transversale aux transitions de demain et aux transformations d’aujourd’hui qu’elles soient écologiques, numériques, démographiques. Ces dernières nécessitent des changements structurels conséquents dans l’organisation de nos sociétés et dans nos paradigmes de pensée. Surtout, à la difficulté inhérente aux changements, nous sommes confrontés aux conséquences des manques d’investissements des décennies précédentes, notamment dans des secteurs clés au bien-être de nos sociétés tels que la santé ou l’éducation : l’investissement, public comme privé, ne doit pas simplement remédier aux conséquences des crises, il doit aussi permettre d’en prévenir les causes.
Ainsi, nous sommes aujourd’hui confrontés à une apparente inadéquation entre les besoins qui sont identifiés en termes de dépenses, présents comme futurs, et les ressources qui sont disponibles. Par ailleurs, si la pandémie de Covid-19 avait permis la mise en place de mesures européennes de “quoi qu’il en coûte” qui ont tranché avec les politiques d’austérité budgétaire des années 2010, nous revenons peu à peu à un retour à la “normale” notamment en termes de discipline budgétaire et monétaire face à un risque de crise des dettes publiques européennes.
2.1 L’Europe sociale d’aujourd’hui : un débat fondamental de l’avenir de l’intégration européenne
Définir l’Europe sociale : surmonter l’ambivalence des objectifs
L’Europe sociale n’est pas un terme qui bénéficie d’une définition univoque. Le juriste Etienne Pataut en souligne par exemple toute la complexité et l’ambivalence : “l’expression même “d’Europe sociale” est si paradoxale qu’elle illustre mieux que ne saurait le faire la plus savante analyse les ambiguïtés de la construction européenne”. En effet, il faut rappeler que l’UE n’a pas de compétence exclusive en la matière et que le domaine social fait l’objet d’un noyau réservé à la souveraineté des Etats membres. Par ailleurs, le processus de construction européenne reste marqué depuis le Traité de Rome par la conception du marché et de la concurrence comme permettant une “égalisation” progressive des niveaux de vie entre les Etats membres. Si cette conception de l’efficacité du marché et de la concurrence est aujourd’hui largement remise en cause, l’Europe sociale reste prise entre des objectifs hétérogènes qui vont d’un outil pour la compétitivité européenne à la lutte contre la pauvreté.
Cependant, l’UE a peu à peu intégré le domaine social via au moins quatre éléments que sont la réglementation nourrie par la jurisprudence de la CJUE (de la libre circulation des travailleurs dans les années 60 jusqu’à l’incorporation de la santé, de la sécurité au travail, de la lutte contre les discriminations ), le dialogue social européen, la redistribution via les fonds européens dont le Fonds social européen est le plus ancien (dès 1961) ainsi que la coordination des politiques nationales qui a lieu à travers le Semestre européen depuis 2011.
Selon le constat même de la Commission européenne, l’action sociale européenne – que ce soit à travers l’action législative ou le dialogue social – s’était progressivement tarie ces dernières années. Cependant, les préoccupations devant le creusement des inégalités sociales et économiques et les disparités entre les Etats membres ont permis de réinscrire à l’agenda européen les questions sociales, notamment à partir du Socle européen des droits sociaux adopté en 2017 à Göteborg qui fait aujourd’hui référence en la matière et à la suite d’initiatives lancées notamment par la Commission européenne qui pourraient tendre à inclure les préoccupations sociales de manière transversale y compris au sein de la gouvernance économique européenne.
L’action européenne en matière sociale : la redistribution par les fonds européens
Les préoccupations de cohésion sociale entre les Etats membres étaient présentes dès le début de la construction européenne, avec la création d’un Fonds Social Européen (FSE) dès 1961, qui absorbait alors près de 10% du budget de l’UE. Selon la dialectique entre l’élargissement et l’intégration européenne, l’enjeu de la cohésion selon l’objectif des Traités européens d’une “union sans cesse plus étroite” entre les peuples souligne l’importance de la redistribution et d’une forme de solidarité que légitime l’affirmation de la citoyenneté européenne qui s’ajoute à la citoyenneté nationale. Par ailleurs, cette question est d’autant plus fondamentale devant les attentes des citoyens européens et d’une prise de conscience du creusement des inégalités au sein des sociétés. Ainsi, selon l’Eurobaromètre (2017), 84% des Européens pensent que les inégalités de revenus dans leur pays sont trop élevées et 81% pensent que leur gouvernement devrait prendre des mesures pour les réduire.
La crise sanitaire de 2020-2021 a permis un retournement de l’approche en justifiant un soutien du “quoi qu’il en coûte” des économies et la création d’instruments innovants visant à ne “laisser personne derrière”, non seulement afin de répondre à la crise sanitaire, mais également afin d’amorcer les transitions pour atteindre les objectifs climatiques. La dimension sociale des investissements est donc forte au sein du paquet de relance NextGenerationEU (750 milliards d’euros) qui a permis la distribution de ressources supplémentaires pour les Etats membres via la Facilité pour la relance et la résilience. Nous pouvons également compter sur des fonds qui interviennent à des moments spécifiques tels que le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation qui vise à venir en aide aux travailleurs ayant perdu leur emploi dans le cadre de restructurations liées à la mondialisation (1,5 milliard d’euros pour l’ensemble du cadre financier pluriannuel, en prix courants).
Ainsi, l’investissement de long terme est donc bien devenu une priorité pour l’action européenne et fait effectivement consensus au sein des Etats membres. Par ailleurs, des initiatives complémentaires viennent renforcer les mesures d’incitations pour encourager les investissements de long terme notamment en cherchant une coopération entre acteurs publics et privés au sein de l’UE. Nous pouvons à titre d’exemple citer l’initiative de l’Année européenne des compétences qui vise à renforcer les actions publiques en faveur de la formation professionnelle continue face aux transformations du monde du travail que ce soit par un changement des pratiques et des organisations (objectifs climatiques et digitalisation) que des structures d’âges notamment en terme d’emploi des séniors dans une population européenne vieillissante et des systèmes de retraites mis sous tension pour la transition démographique.
2.2 L’Europe sociale d’aujourd’hui : pérenniser les outils existants et moderniser les cadres budgétaires et monétaires
Si les défis sont conséquents, pour autant comme nous l’avons précédemment rappelé, nous ne partons pas de rien. Il s’agit alors tout à la fois de pérenniser les outils existants, notamment le Fonds pour la résilience, et de moderniser l’encadrement des politiques monétaires et budgétaires tel que le Pacte de stabilité et de croissance datant de 1997. Le financement, sa nature et son organisation sont au cœur des enjeux sociaux d’aujourd’hui.
Une priorité européenne : pérenniser les outils existants
- La définition d’objectifs communs
La pérennisation et le renforcement des outils de financements existants requiert notamment une coopération entre les acteurs nationaux, tels que les investisseurs publics de long terme, d’une part et les institutions européennes d’autre part, autour de défis communs et partagés : transition écologique et énergétique, souveraineté (nationale, européenne …) ou nécessité d’œuvrer à une cohésion sociale et territoriale pour l’ensemble des territoires en Europe. Des coopérations étroites sont ainsi possibles sur fond d’un consensus sur le besoin d’une justice sociale et territoriale solide afin de réussir des transitions durables qui adoptent des approches à la fois globales et proches des spécificités des territoires.
- Des partenariats renforcés au sein des territoires, reconsidérer les logiques de rentabilité
La Caisse des Dépôts offre un bon exemple des spécificités de l’investissement social de long terme. Elle transforme une part importante de l’épargne des Français en prêts à long et très long terme (15 à 60 ans voire 80 ans, soit des durées que les banques commerciales ne peuvent assurer) en faveur du secteur du logement social ou des équipements municipaux du quotidien.
Surtout, ces prêts sont distribués via un taux unique pour chaque catégorie de prêt, quelle que soit la situation géographique et financière de l’emprunteur. Ainsi, des thématiques fondamentales trouvent des réponses telles que l’atténuation de la crise du logement (85 000 logements construits et 80 000 rénovés en 2023), l’accompagnement à la revitalisation des territoires ou à la transition numérique et l’inclusion numérique. Les partenariats européens évoqués plus haut (ex : InvestEU) permettent d’améliorer et d’optimiser les vertus de ce système en renforçant sa capacité à contribuer à un modèle social durable et inclusif. Pour l’Union européenne, cela lui permet d’allouer plus finement ses ressources au sein des territoires. Investisseur public responsable, la Caisse des Dépôts peut aussi influer sur le cadre de gouvernance d’acteurs privés importants dans le domaine social, comme le secteur de la santé et du soin. Citons par exemple sa récente prise de participation dans le Groupe Orpéa, gestionnaire de centaines d’EHPAD en Europe.
Moderniser le cadre européen et réfléchir sur le principe de solidarité au sein de l’UE
- Réviser les règles budgétaires et monétaires européennes
S’il est question de renforcer les financements européens de manière transversale et transparente tout en les maintenant suffisamment flexibles pour répondre aux besoins des territoires – élément qui sera permis par des partenariats renforcés avec les acteurs locaux – se pose nécessairement la question du développement d’un cadre juridique et de gouvernance économique qui soit propice à la mise en œuvre de financements de long terme. Pour cela, une révision des règles du Pacte de stabilité et de croissance s’impose. Par ailleurs, la question des ressources propres de l’UE est comme toujours au-devant de la scène. Indépendamment de l’accroissement des ressources propres, qui constitue un débat déjà ancien, le retrait des contributions nationales au budget européen du calcul du déficit et de la dette serait déjà un levier intéressant. Comme nous l’avons évoqué précédemment, réfléchir en termes de biens communs européens permettrait de développer par la suite des politiques d’investissements sociales et à ce titre de les exempter des règles budgétaires strictes.
- Renforcer le principe de solidarité au niveau européen
Définir un bien commun européen qui soit notamment fondé sur le respect des droits sociaux devrait permettre par la suite d’établir de manière claire un certain nombre d’éléments :
- Offrir une visibilité aux acteurs privés afin d’investir davantage sur le long terme, les objectifs d’une Europe sociale apparaissant comme primordiaux et non pas comme un élément rhétorique qui entre en contradiction avec les réalités de la concurrence et du marché.
- Renforcer l’Europe politique par le développement d’une solidarité européenne associée à la citoyenneté européenne et qui enrichit les citoyennetés nationales.
- Repenser un cadre de gouvernance favorable à l’investissement de long terme via un renforcement du dialogue social européen et des principes de négociation collective.
Conclusion
Les éléments et propositions mis en perspective dans ce document soulignent l’importance de l’investissement de long terme dans les grands défis auxquels l’Europe est aujourd’hui confrontée en matière écologique, énergétique, numérique et sociale. Néanmoins, les capacités de financement actuellement disponibles en Europe demeurent, aujourd’hui encore, trop limitées, et ce, alors que les ambitions européennes, notamment en matière de décarbonation vont croissantes.
Dès lors, il est impératif de reconnaître et lever les principaux freins à l’investissement de long terme afin de permettre un meilleur financement de ces domaines stratégiques. Le renforcement de l’intégration en matière financière, via la relance du processus d’Union des Marchés de Capitaux (UMC), devrait à ce titre faciliter la mise à disposition de modèles de financement composés de différents produits financiers ainsi que la mobilisation de l’épargne pour les investissements de long terme. En matière sociale, il peut être intéressant de développer un cadre juridique cohérent, par exemple en explorant les avantages et inconvénients d’une taxonomie sociale.
Enfin, les financements privés comme publics doivent coïncider vers la définition de biens communs européens. Cela implique une discussion entre parties prenantes afin d’accorder une certitude accrue en termes d’investissements et des lignes claires afin de favoriser la confiance, socle fondateur de toute coopération et ciment de la société.
Références :
(1) Agence Europe, Bulletin Quotidien Europe N° 13217, 7 juillet 2023 https://agenceurope.eu/fr/bulletin/detail/13217
2) Assemblée Nationale, Rapport d’information n°2647, 22 mai 2024 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/due/l16b2647_rapport-information
3) Banque européenne d’investissement, InvestEU, 2024 https://www.eib.org/fr/products/mandates-partnerships/investeu/index.htm
4) Banque européenne d’investissement, L’initiative Clean Oceans atteint les deux tiers de son objectif de financement à 5 ans et s’enrichit de nouveaux membres : la CDP et l’ICO, 15 octobre 2020 https://www.eib.org/fr/press/all/2020-276-the-clean-oceans-initiative-reaches-two-thirds-of-its-5-year-financing-target-and-expands-with-cdp-and-ico-as-new-members
5) Commission européenne, Une Europe adaptée à l’ère du numérique, 2024 https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/europe-fit-digital-age_fr
6) Commission européenne, La Commission présente des mesures visant à accélérer le déploiement des réseaux électriques, 29 novembre 2023 https://france.representation.ec.europa.eu/informations/la-commission-presente-des-mesures-visant-accelerer-le-deploiement-des-reseaux-electriques-2023-11-29_fr
7) Commission européenne, Financement du numérique dans le cadre financier pluriannuel 2021-2027, 9 novembre 2022 https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/activities/funding-digital
(8) Communication du 6 février 2024, sur l’objectif climatique de l’Europe à l’horizon 2040 et la voie vers la neutralité climatique d’ici à 2050.
9) Développer les marchés de capitaux européens pour financer l’avenir – Propositions pour une Union de l’Épargne et de l’Investissement, avril 2024 https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/b3ffec15-7ff9-4d6e-a3e0-4b634958f898/files/0f68a9a0-2f79-4cde-aa2a-1aafab7db11e
(10) Fabian Neumann, Elisabeth Zeyen, Marta Victoria, Tom Brown, The potential role of a hydrogen network in Europe, Joule, Volume 7, n° 8, 2023
Policy-Paper-6ème-édition-des-Assises-du-Long-terme-2024