Laurent Wirth
Historien, auteur de l’ouvrage «Le destin de Babel»
L’histoire européenne sur longue période a été marquée par une dialectique union/division. Comme dans le mythe de Babel, le passage de l’unité à la diversité linguistique symbolise cette dialectique, clé de lecture de cette longue histoire.
La genèse culturelle de l’Europe remonte à l’Antiquité tardive. L’unité culturelle de l’empire romain reposait certes sur la langue latine, mais la latinitas, contenait déjà des germes de division. Paul Veyne parlait d’un «Empire grécoromain » pour qualifier l’osmose culturelle grécité/romanité. Il existait en effet un dualisme linguistique latin/grec qui se traduisit politiquement avec le partage de l’empire en 395. L’extension de l’empire avait induit d’autres osmoses avec les celtes et les germains notamment. Il en résulta des évolutions linguistiques dès l’empire puis au temps des « royaumes barbares». La renaissance impériale, entreprise par Charlemagne au début du IXe , s’accompagna d’une restauration linguistique. Cela provoqua en réaction un clivage entre latin écrit et langues orales vernaculaires. Les serments de Strasbourg (842), l’année qui précéda le traité de Verdun entérinant le partage de l’empire entre ses petits-fils, constituèrent une première manifestation écrite de ces langues. La langue était devenue un principe de division. Mais un nouveau principe d’union était à l’œuvre depuis la fin du IVe siècle, le christianisme étant devenu la religion officielle de l’empire. Dès l’origine, cette christianitas, principe d’union contenait des germes de division, de l’hérésie arienne au fossé qui commença à se creuser, dès le VIIIe siècle, entre Rome et Constantinople, bien avant le schisme de 1054.
Cependant, elle constituait bien un ciment de l’Occident médiéval qualifié de Respublica christiana.
Plusieurs éléments montrent son unité: la floraison de l’art roman puis gothique; l’importance des réseaux monastiques (Cluny, Citeaux puis les ordres mendiants) et universitaires (au XIIIe ); les croisades: l’Islam c’était l’autre. Cependant l’islam était présent aussi en Europe et a influencé sa culture (Al Andalus, Sicile).
Mais cette union n’a pas empêché les déchirements internes : guerres féodales ; conflit entre le pape et l’empereur; guerre de Cent ans, préfiguration d’un conflit national.
Les germes de division de la christianitas débouchèrent sur sa dislocation au XVIe siècle avec la réforme protestante et provoqua des conflits terribles en Europe: les guerres de religions en France au XVIe siècle, la Guerre de trente ans au XVIIe.
Un nouveau facteur d’union se fit jour cependant: la renaissance et l’humanisme. On les résume souvent à un retour à l’Antiquité mais il ne faut pas oublier que se développèrent, au temps de cette «république européenne des lettres» incarnée par Érasme, des littératures en langues vernaculaires, avec notamment Rabelais, Montaigne, Cervantes, Shakespeare Goetz von Berlichingen ou Machiavel, après Dante le précurseur. Cette nouvelle «babélisation» concerna aussi le droit avec, par exemple, l’ordonnance de Villers-Cotterêts.
Sur ce plan juridique le XVIIe siècle connut une évolution majeure: la notion de souveraineté s’imposa alors en Europe. Elle fut initiée par Jean Bodin, à la fin XVIe , puis fut reprise au siècle suivant par Grotius, Hobbes, Locke et Pufendorf, jetant les bases de la construction de l’État moderne européen, mais aussi de l’affrontement entre ces États : la guerre de Trente ans, au départ guerre de religion, fut surtout une guerre entre puissances. Les traités de Westphalie qui mirent un terme à cette guerre en 1648, consacrèrent cette notion et établirent un nouvel équilibre des puissances. Les remises en cause postérieures de cet équilibre provoquant des conflits jusqu’à de nouveaux traités. Ce système westphalien traversa les siècles avec des guerres toujours recommencées: celles de Louis XIV, celles du XVIIIe , celles de la Révolution et de l’Empire. À partir du XVIIIe , les puissances en lice, après l’effacement de l’Espagne, étaient déjà celles que l’on retrouva jusqu’en 1914: France, Angleterre, Prusse, Autriche, Russie.
Peut-on parler également d’une division culturelle entre Europe baroque et Europe classique (Victor-Lucien Tapié)? Marc Fumaroli préfère évoquer une «dyade culturelle» impliquant complémentarité et interpénétration. Il y eu aussi une civilisation européenne de la raison et de la science au XVIIe avec des savants comme Descartes, Galilée et Leibnitz.
Ce concept de civilisation européenne est évident au siècle suivant: l’unité culturelle de «l’Europe des lumières» s’est déclinée dans les différentes langues : Die Aufklärung en Allemand, The Enlightment en Anglais, L’Illuminazione en Italien, La Ilustracion en Espagnol. On sait la relation entre Voltaire et Frédéric II et entre Diderot et Catherine II. Mais nos philosophes n’avaient pas le monopole: Kant fut une incarnation essentielle de l’Europe des Lumières avec son idéal de «Paix perpétuelle».
Cependant, parmi les idéaux des lumières, il en est un qui contenait des germes de déchirement: celui de nation. Il fut consacré par la Révolution française et l’Empire qui le propagèrent en Europe, mais le messianisme de la «Grande nation» s’est retourné contre elle au XIXe siècle.
Après les défaites de la Prusse face à Napoléon, Fichte écrivit son «Discours à la nation allemande » (1807), affirmant un nationalisme allemand réactionnel à l’hégémonie française. L’idée de nation s’imposa en Europe et marqua le mouvement romantique. La jeunesse romantique, à l’image de Lord Byron, s’enflamma pour cet idéal: la cause grecque, les révolutions de 1830 et 1848, l’unité italienne avec son héros, Garibaldi, furent autant d’occasions de son exaltation. Mais l’idée nationale était belligène comme le montra la réalisation de l’unité allemande «par le fer et par le sang» (Bismarck).
Un processus de nationalisation des sociétés s’affirma au sein des États-nations constitués, passant par l’école, la caserne, le développement des administrations, des transports, de la presse, l’adoption du suffrage universel masculin et l’intégration de la classe ouvrière. Dans le même temps, des minorités aspiraient à la constitution de leur propre État-nation, notamment en Autriche-Hongrie. Si l’on ajoute l’antagonisme franco-allemand, les rivalités coloniales et économiques, la course aux armements, la constitution de la Triplice et de la Triple entente, on voit comment l’Europe devint une poudrière avant 1914. L’attentat de Sarajevo mit le feu aux poudres et précipita le grand choc des nations.
Entre 1914 et 1945 l’Europe fut «le continent des ténèbres» (Mark Mazower). La Première guerre mondiale fut un suicide de l‘Europe. Elle fut aussi la matrice d’une violence de masse. George Mosse a parlé d’une «brutalisation» des sociétés favorisant le développement des totalitarismes, soviétique, fasciste et nazi. Hannah Arendt a montré leur caractère exterminateur, qui ira jusqu’au bout de la violence pendant la Seconde Guerre mondiale avec la Shoah, catastrophe absolue.
Ces régimes étaient aussi une négation de la culture avec les autodafés et la condamnation de «l’art dégénéré» par les nazis et, dans l’URSS stalinienne, l’exaltation du «réalisme socialiste».
De 1946 à 1945 l’Europe fut écartelée. La fracture fut consommée du discours du «rideau de fer » de Churchill (1946), aux doctrines Truman et Jdanov (1947). Deux Europes se trouvaient face à face où s’affirmèrent des cultures de Guerre froide.
Mais des fissures survinrent au sein de chacun des blocs à partir des années 60, avec à l’Ouest, la politique gaullienne et l’Ostpolitik de Willy Brandt et, à l’Est, le Printemps de Prague (1968) et les émeutes ouvrières de Gdansk (1970). Une marche vers la cicatrisation commença alors : en 1975 les Soviétiques acceptèrent d’insérer dans les accords d’Helsinki un volet sur le respect des droits de l’Homme qu’ils pensaient accessoire. Mais il suscita la montée de la dissidence, de la charte 77 en Tchécoslovaquie au développement de Solidarnosc en Pologne. L’accélération de ce processus conduisit à la chute du mur en 1989 et la réunification des deux Europes.
Parallèlement, dès 1946 avait commencé une quête d’Europe, une quête qui fut « cyclothymique » (Robert Frank), de crises en rebonds :
• après les désillusions du congrès de la Haye (1948), relance avec le discours de Robert Schuman du 9 mai 1950 qui déboucha sur la création de la CECA ;
• après l’échec de la CED en 1954, relance de Messine (1955) ouvrant la voie aux traités de Rome (1957) ;
• après la crise de la « chaise vide » (1965) et le second veto gaullien à la candidature britannique (1967), deal entre Pompidou et Brandt au sommet de la Haye (1969 ) élargissement et approfondissement ;
• après le choc de la crise économique et monétaire mondiale (1971-1975), relance par le tandem Giscard/Schmidt avec la création du SME ;
• après le blocage de Margaret Thatcher, relance de la commission Delors, soutenue par Mitterrand et Kohl, ouvrant la voie à la création de l’UE et au traité de Maastricht (1992);
• après la difficile ratification de ce traité, montrant les progrès du « souverainisme », et l’impuissance de l’UE face à la crise yougoslave, création de la BCE (1998), introduction de l’Euro (1999-2022), lancement de la Convention pour préparer une constitution (2002) et grand élargissement (2004) ;
• après une cascade de crises (politique : traité de Lisbonne de 2007 accusé de bafouer la volonté des peuples, montée des populismes attisée par la crise migratoire face à laquelle l’Europe réagit en ordre dispersé ; crise fi nancière de 2007-2008 ; crise internationale de 2014-2015 en Ukraine et en Syrie ; crise de nerf du Brexit de 2016 à 2020 ; crise sanitaire de la Covid-19, amorce d’un rebond au tournant des années 2020 (mutualisation de la dette et plan de relance, Pacte européen de migration et d’asile, stratégie vaccinale commune ; réaction de l’UE face à la guerre de Poutine et prise conscience de la nécessité d’une véritable défense commune). Cela débouchera-t-il sur une réalisation concrète de cette défense européenne ? En toute occurrence il faudra du temps et l’OTAN demeure actuellement incontournable.
La communauté de destin des Européens pose la question de cette défense commune indépendante, mais aussi celle de la construction d’une identité européenne. Cette construction est d’autant plus difficile que cette identité est, par essence, ouverte à l’altérité, une altérité endogène mais aussi exogène, alors que les identités sont généralement fondées sur le rejet de l’altérité. Au sein même de l’UE, la montée des populismes menace cette ouverture à l’altérité.
La phrase qui concluait le livre de Krzystof Pomian, L’Europe et ses nations (1990), prend une résonnance inquiétante en ces temps de pandémie virale, de guerre en Ukraine et d’une poussée des nationalismes que confirment les résultats des élections de 2022 en France, en Suède et en Italie.
« Rien ne dit que le pire ennemi de l’Europe, le particularisme national, tel un virus dans son patrimoine génétique et comme un virus capable des plus étranges mutations, soit désormais inoffensif. Tout porte plutôt à croire qu’il est assoupi en attendant de retrouver sa virulence. C’est seulement à condition de produire un vaccin contre ses formes futures, pas encore prévisibles que l’on peut espérer faire aboutir l’unification européenne ».