Chapeau
- Patrick STARKMAN, Directeur général de Confrontations Europe
L’objectif de cette première table ronde est de dresser le bilan du capitalisme aujourd’hui et d’essayer de comprendre pourquoi l’Europe est la dimension et l’échelle nécessaire pour un renouveau, pour une réécriture du capitalisme européen.
Kostas Botopoulos, quels sont pour vous les impacts du capitalisme que vous avez relevés depuis la crise de 2008, et quels sont les grands thèmes nécessaires à la réorganisation et à la refondation du capitalisme ?
- Kostas BOTOPOULOS, Membre du Conseil des Présidents de l’Autorité Bancaire Européenne (EBA), Banque centrale grecque, député européen de 2007 à 2009
Je suis ici en ma triple qualité de participant à la vie publique européenne – plus que grecque, d’ancien membre du Parlement européen au sein du groupe socialiste et de régulateur, c’est-à-dire de quelqu’un qui voit les défis du capitalisme en étant assez méfiant de cette idée selon laquelle le capitalisme s’autorégule et peut s’auto-réformer, et que tout va dans le meilleur des sens. Je suis aussi là en ma qualité de progressiste – osons le terme, c’est-à-dire que je crois qu’il faut changer des choses. Je ne sais pas si on va évoquer ce que les Anglo-saxons appellent les « éléphants dans la pièce », cette distinction gauche-droite… Existe-t-elle encore ? Influe-t-elle le débat d’aujourd’hui, etc. ? Je laisse cela de côté pour l’instant, mais je garde l’ idée qu’il faut changer des choses pour faire face aux défis actuels.
Presque tout a été dit, dans les interventions précédentes, sur le fameux diagnostic, donc je relèverai le défi d’exprimer ce qu’est, à mes yeux, ce diagnostic, en étant assez court pour ensuite laisser place au débat.
A mes yeux, la crise a plutôt joué un rôle de révélateur. Tous les problèmes dont nous allons parler, du capitalisme, de ses fissures… existaient déjà, mais je crois que la crise – et je viens d’un pays qui a été fortement impacté par la crise – a joué un rôle de révélateur de ces fissures.
Comment décrire ces fissures ? Je commencerais par un mot qui pourrait paraître un peu exacerbé : c’est le mot violence. Je crois que le capitalisme actuel n’est pas violent en soi mais qu’il génère de la violence. En quel sens ? La redistribution sociale, avec tous ces laissés-pour-compte dont on a parlé, dans toutes les sociétés. On est en train de passer d’une société où les deux tiers des gens participaient au jeu social et politique à un changement majeur où les laissés-pour-compte sont très nombreux, qu’ils le soient réellement ou se sentent comme tels. Ce phénomène créé par les inégalités du capitalisme mondial a d’autres effets – la technologie joue un rôle très important, on va en parler – et génère de la violence.
On peut ne pas aimer le mot « populisme » mais c’est une réalité du monde actuel. Le populisme, c’est le fait que des leaders politiques, partout dans le monde, y compris dans les sociétés très démocratiques – il y a des populistes illibéraux mais il y a également des populistes libéraux – montrent et présentent une réalité qui n’est pas la vraie réalité, si je puis dire, pour, au nom du peuple – et c’est ça le grand débat – passer outre les vrais problèmes et donner des solutions qui n’en sont pas. Et, le populisme est aussi en partie généré par cet effet de manque d’égalité et de laissés-pour-compte du capitalisme actuel.
Deuxième caractéristique, le capitalisme actuel est complètement inadapté. Pensez à ses outils, dans le domaine économique, par exemple. La façon dont on calcule le PIB dans tous les pays du monde est complètement dépassée. Les facteurs qui jouent un rôle pour calculer ce PIB sont complètement dépassés : l’emploi, la trace climatique ou la technologie, par exemple, en sont absents. Pensez à la fameuse politique monétaire des banques centrales partout dans le monde, pas seulement la Banque centrale européenne. C’est complètement dépassé. Et, je le dis alors que je suis un banquier central, je travaille à la Banque de Grèce. Ce n’est pas une politique monétaire ce que les banques centrales font (ou sont obligées de faire parce que les politiques ne font pas leur travail). Pensez au rôle de l’inflation, qui renvoie à une autre époque et à une autre idée de la finance mondiale. Pensez à la notion de pays émergents : la Chine reste, dans les listes officielles, un pays émergent… Tous les outils du capitalisme d’aujourd’hui sont inadaptés à la réalité.
La troisième caractéristique, c’est que ce capitalisme est inefficace. Il ne peut pas faire face au défi de l’emploi, au défi de la technologie, au défi climatique, au défi de la redistribution, au défi de la taxation. Le capitalisme, tel qu’il est aujourd’hui, avec ses outils dépassés, avec sa tendance à la violence inégalitaire, ne peut pas faire face. Donc il faut changer, il faut penser au changement, ça ne va pas venir en un jour.
Je vois quatre grandes questions :
- La première, la plus importante, c’est la question démocratique : peut-on continuer à être démocrate dans un monde qui semble se tourner vers ce que j’appellerais (par manque peut-être d’un terme plus juste) les populismes ?
- La deuxième, c’est la question politique : on parlait d’éléphants dans la pièce. Un monde où le rapport de force sera demain différent, un monde où l’Europe jouera plus ou moins son rôle, aura une toute autre option sur ces débats-là.
- La troisième question, très importante, c’est la question des réformes, on va en parler. Notre mode de capitalisme et nos démocraties modernes sont-elles réformables ? Voyez l’exemple de la France. C’est très prégnant pour nous, non-Français, peut-être parfois difficile à capter aussi, mais très important… Le diagnostic est partagé presque partout. Mais peut-on vraiment réformer ?
- Et bien sûr, le rôle de l’Europe. On est tous d’accord, je pense, dans cette assemblée, que sur le fait l’Europe reste un vecteur très important. Il faut passer par elle, elle a un rôle à jouer. Mais on voit qu’elle aussi, a peut-être les mêmes problèmes avec le capitalisme. L’Europe n’est pas violente, mais elle est peut-être aussi inefficace et inadaptée.
- Patrick STARKMAN, Directeur général de Confrontations Europe
Benoît Tabaka, les géants du numérique ont transformé l’économie, ils ont transformé les marchés, pour certains ils sont le marché aujourd’hui. Comment un géant du numérique comme Google – je n’aime pas parler des GAFA, parce que s’ils ont des points communs, ils ont néanmoins des modèles économiques très différents et une vision des choses très différente – perçoit-il, aborde-t-il les critiques ? Comment se questionne-t-il sur sa responsabilité sociale et sociétale ? Comment perçoit-il les attentes de la société, et comment y répond-il ?
- Benoît TABAKA, Directeur des relations institutionnelles et des politiques publiques de Google France
Les propos introductifs, notamment ceux de Philippe Herzog, parlaient beaucoup des acteurs du numérique et de leur globalisation aussi. Je pense qu’un des points qui est aujourd’hui de plus en plus acquis, c’est que le numérique, d’une certaine manière, a aussi exacerbé ces phénomènes de mondialisation. Pour une simple et bonne raison, c’est que des grands pays, que ce soient les Etats-Unis ou la Chine, donc des grands marchés avec énormément d’utilisateurs, ont adopté très rapidement les utilisations et les différents services numériques. Le deuxième élément, c’est que contrairement peut-être à d’autres secteurs économiques, la capacité des services numériques de se déplacer d’un territoire à un autre est relativement aisée. Il n’y a pas besoin de transporter un colis, d’installer une route, de construire un immeuble… Il suffit juste, à partir de son ordinateur, depuis chez soi, de taper une adresse dans son navigateur et d’accéder à un service. Finalement, la capacité pour les services numériques d’être globale est clairement exacerbée par la nature-même de leur structure. Le numérique a exacerbé la discussion autour de la globalisation. Le concept même de GAFA – ou de BATX pour les acteurs chinois – montre bien qu’il y a là une sorte de point d’accroche.
Et la réaction qu’on voit également se développer de plus en plus, aussi bien en France qu’au niveau européen, autour du concept de souveraineté, notamment de souveraineté numérique, est une réponse à ce débat. C’est plus une réponse politique qu’une réponse concrète. La réponse concrète, on l’avait vue émerger au milieu des années 2000, avec le concept de digital single market, de marché unique numérique. Il y a eu énormément de rapports et d’actions mas on ne l’a pas atteint ce marché numérique européen, il n’existe pas encore. On a toujours 27 marchés différents. Un acteur français qui se développe sur le marché français a les plus grandes peines à atteindre une dimension européenne et à capter l’attention de 500 millions de consommateurs (c’est-à-dire plus que les Etats-Unis). On n’a pas atteint ce rêve européen qu’il y avait au début des années 2000, et il y a beaucoup de raisons à cela. Il y a des raisons réglementaires et des raisons liées au manque de coopération entre les Etats. On n’arrive pas à faire émerger des géants européens. On voit se développer des tentatives de création d’un écosystème ou de mécaniques régulatoires, qui sont plus protectrices qu’incitatives en faveur de l’émergence d’acteurs paneuropéens.
Nous, acteurs du numérique, dans cette situation d’acteur global, avons plusieurs réactions et plusieurs mots-clés – Google aime bien les mots-clés – sur lesquels nous essayons de bâtir une réponse. Le premier élément, c’est que nous essayons de plus en plus d’agir non pas comme une entreprise globale, mais comme une entreprise multinationale. C’est une distinction qui peut paraître sémantique, mais qui veut dire beaucoup de choses en termes concrets. Quand vous êtes un acteur comme Google, vous ne pouvez pas agir de la même manière sur un territoire comme la France, sur un territoire comme les Etats-Unis ou sur un territoire comme la Russie. Il y a un certain nombre de règles, de philosophies et de valeurs locales, auxquelles nous devons de plus en plus nous conformer. Je ne dis pas que cela fait 20 ans que nous le faisons, puisque Google existe depuis 21 ans. Ce sont des choses qui progressivement ont été prises en compte par l’entreprise et qui commencent maintenant à faire partie de nos capacités d’action. Ce shift de passer de global à multinational signifie vraiment agir différemment.
Dans les autres éléments, que nous voyons arriver de plus en plus et qui sont liés à ce passage, il y a l’enjeu de proximité, l’enjeu du local. Nous nous rendons compte que le numérique a exacerbé un certain nombre de phénomènes, notamment si on prend l’exemple du populisme. Je ne sais pas si c’est le bon terme, mais effectivement aujourd’hui on parle tous de populisme. Le numérique a eu la capacité de faire ré-émerger l’Individu, c’est-à-dire la capacité pour l’individu de s’exprimer, d’aller sur un réseau social, de mettre des vidéos sur YouTube, et de se passer des corps intermédiaires dont Gérard Larcher soulignait le besoin. On a bien vu le phénomène des gilets jaunes s’organiser indépendamment de toute structure classique de type organisation syndicale. Le numérique a permis ça. Il a permis, il y a plusieurs années, de renverser un certain nombre de régimes (c’est ce qu’on a appelé les révolutions arabes). Il a permis aussi, à travers cet empowerment, cette amplification des capacités de l’individu de bousculer énormément de choses, et notamment quand on est dans des situations de crises, de violences, de craintes et de peurs, de faire émerger beaucoup plus violemment le populisme.
Il y a un besoin de revenir à l’individu, de revenir au niveau local. Nous le faisons. On parlait tout à l’heure de cette logique de responsabilité sociale, sociétale, économique. Google est dans cette logique. Ça fait deux ans que nous essayons d’aller beaucoup plus sur le terrain, d’être moins une entreprise globale, d’être plus une entreprise territoriale. « Être sur le terrain », c’est être présent physiquement, avoir des lieux où on peut faire de l’accompagnement des personnes au numérique, en étant présent dans les différentes régions, d’aller sur les territoires, d’être beaucoup plus local (on a des lieux à Rennes, à Saint-Etienne, à Nancy, etc.) et d’accompagner.
L’enjeu auquel nous faisons face aujourd’hui, c’est la fracture territoriale qui existe dans le domaine du numérique et est très importante. Aujourd’hui, on a entre 11 et 17% de personnes qui sont complètement déconnectées du numérique. Être déconnecté du numérique, cela ne veut pas dire ne pas pouvoir regarder des vidéos de chats sur YouTube. Etre déconnecté du numérique, c’est, demain, être dans l’incapacité de pouvoir gérer ses comptes parce que l’agence bancaire a fermé et que la seule manière d’accéder à son conseiller bancaire, c’est à travers une application numérique. C’est l’incapacité, potentiellement, de communiquer avec son centre des impôts. C’est l’incapacité de pouvoir participer à la vie démocratique. C’est ce qui est en train de se passer avec les enjeux de fracture territoriale et d’inclusion : comment peut-on aujourd’hui de reconnecter le citoyen à l’Etat et la démocratie ?
C’est aussi de là que viendra la nouvelle forme de capitalisme. Nous devons tendre vers un capitalisme qui soit beaucoup plus tourné vers le citoyen. Non seulement l’Etat, mais également les entreprises. On parlait des données personnelles ; il y a un enjeu aujourd’hui très fort, que les acteurs du numérique sont tenus d’adresser : redonner du contrôle à l’utilisateur. L’utilisateur nous confie un certain nombre de données personnelles, en échange de quoi des services vont être personnalisés en fonction de ces données. Il faut redonner le contrôle, redonner la capacité à l’individu de comprendre ce qu’il se passe, d’être en capacité d’avoir la connaissance et le contrôle et d’avoir moins peur de phénomènes comme la globalisation ou l’intelligence artificielle… Prenons l’exemple de Parcoursup : un algorithme décide de votre affectation dans telle ou telle université. Il y a un besoin, pour l’Etat et pour le citoyen, de savoir pourquoi il est affecté à tel endroit et pas à tel autre. Il y a un besoin de redonner ce contrôle, de redonner cette transparence, et c’est ça aussi le côté du capitalisme européen un peu plus social, un peu plus sociétal. C’est là où l’ensemble des entreprises doit être en mesure de redonner du contrôle à l’utilisateur. Sur d’autres sujets, qui concernent moins le numérique, pensez à toutes ces discussions aujourd’hui sur la possibilité de prendre son téléphone, de scanner un code-barres, et de comprendre si un produit est bon ou pas pour la santé. Même les industries alimentaires ont pris ce parti de redonner de l’information et des moyens de contrôle à l’utilisateur.
Il y a deux autres enjeux que l’on voit, en plus de cette question de l’individu. Tout d’abord, celui de la formation, qui est liée aux questions numériques. On parlait de formation tout au long de la vie. C’est, en effet, essentiel. Hier, j’avais un déjeuner avec un certain nombre de TPE et de PME que Google accompagne, et c’était intéressant d’entendre un chef d’entreprise nous expliquer la chose suivante. Il disait qu’il avait besoin, pour développer son économie, de recruter des spécialistes du numérique, parce qu’il a besoin de faire de la communication digitale, d’être présent sur les réseaux sociaux, de gérer son e-commerce. Mais il disait que quand il faisait passer des entretiens, il ne comprenait rien du tout de ce que les candidats lui racontaient. Donc comment fait-il pour recruter ces profils, pour choisir le bon salarié et pour le faire venir chez lui, si lui-même, en tant que chef d’entreprise, ne comprend pas ce dont il a besoin et ce dont le candidat lui parle ? Et c’est là où il y a souvent un vrai enjeu de formation tout au long de la vie. Ce n’est pas uniquement de faire monter en formation, en compétences, les différents individus, les jeunes ou les moins jeunes, c’est de faire monter en compétences toute la société. C’est un enjeu très fort aujourd’hui. Nous essayons de le faire, avec nos moyens, sur nos territoires. On a lancé des actions de sensibilisation justement auprès des PME, des TPE, des demandeurs d’emploi, et nous avons touché aujourd’hui 400 000 personnes.
Dernier point, on parlait de la privatisation de la régulation. C’est un des enjeux de ce nouveau capitalisme, parce que les acteurs du numérique, et notamment les grands acteurs comme nous, sont en fait un moyen efficace pour l’Etat d’agir. On est un intermédiaire relativement fort, relativement important sur les différents marchés. On est en mesure d’agir beaucoup plus efficacement, quelquefois, qu’un certain nombre d’actions gouvernementales. On prend, par exemple, des décisions en matière de lutte contre la haine. Faire peser l’obligation de régulation des propos en ligne sur les plateformes, c’est plus efficace. On dit aux acteurs du type Facebook, Twitter, Google, YouTube, etc., que c’est à eux de faire en sorte que ces contenus disparaissent de la toile. A la fin, cette question de facilité, en raison de la taille de ces acteurs, a pour effet de désengager l’Etat de plus en plus dans la régulation. Pour reprendre un des mots très forts sur lequel insistait le président Larcher, face à la logique de privatisation de la régulation, le nouveau capitalisme doit repenser cette forme de régulation en allant vers l’association. Il y a une part de responsabilité sur les acteurs comme nous, à l’heure du numérique, mais il y a aussi une part de responsabilité sur l’Etat, et sur un certain nombre de corps intermédiaires et d’associations. C’est au travers de ces différentes briques qu’on arrivera à construire une nouvelle forme de capitalisme.
Pour résumer, le numérique exacerbe énormément de choses, parce que c’est par nature un phénomène de globalisation. Mais il y a besoin de beaucoup plus de proximité, de beaucoup plus d’actions de sensibilisation et de formation. Et dernier point, il y a aussi un besoin très fort d’association de l’ensemble des acteurs. Cela peut être, en réfléchissant un peu sur le constat, les trois éléments-clés de ce futur capitalisme.
- Patrick STARKMAN, Président de Confrontations Europe
Marcel Grignard, je voudrais revenir vers vous sur les conséquences sociales et politiques du capitalisme aujourd’hui, l’éloignement des décisions. On a parlé d’une réalité, encore une fois le terme est un peu difficile, de la montée des populismes, mais en quoi le capitalisme exacerbe-t-il ou a-t-il exacerbé toutes ces crispations sociales, sociétales ? Quel est son impact ? Quelle est votre vision sur ce vaste sujet ?
- Marcel GRIGNARD, Président de Confrontations Europe
Nos échanges depuis ce matin mettent en évidence des consensus forts concernant la montée des inégalités et les risques pour la démocratie, les connexions que nous faisons avec la progression des radicalités et du populisme, et si ce terme est trop ambigu parlons de courants de contestation de nos systèmes économiques et démocratiques. Consensus sur ces constats mais nous devons creuser ce qu’en sont les causes profondes.
Il me semble que la montée des inégalités résulte de deux logiques dont les effets se cumulent. Il y a d’une part, la montée en puissance des émergents conduisant à des rééquilibrages avec les régions riches et développées. De ce fait, sur les 30 dernières années, il y a eu des changements radicaux de la répartition de la richesse produite au niveau mondial au profit des émergents, notamment de l’Asie. C’est ce qui explique, pour partie, le fait que dans nos sociétés développées une partie de ce qu’on appelle les classes moyennes, sont englués dans la stagnation. Nos sociétés occidentales n’ont pas su ou voulu gérer en leur sein ces rééquilibrages et ont laissé se développer les inégalités, la crainte de l’avenir.
Le deuxième élément qui n’est pas déconnecté du premier c’est l’organisation des chaines de valeur dans la globalisation de l’économie, tant au niveau local qu’international, entrainant une sorte de balkanisation des situations sociales. Des chaînes de valeurs considérant chaque élément de la chaine comme une boîte noire dont la seule finalité est la rentabilité financière ce qui fait des conditions du marché du travail, des règlementations, de la fiscalité des éléments de concurrence à ces nœuds des chaines de valeur. Pour s’en convaincre il suffit de regarder ce que sont devenues en trente ans les écarts de statut social (au sens large) entre les salariés de l’entreprise lambda et ceux chargés du nettoyage, sous-traitants de cette entreprise : c’est violent.
Une partie des inégalités résultent donc de modifications structurelles de fonctionnement du capitalisme, de ce fait, une meilleure équité de la redistribution, de nos systèmes fiscaux, etc., ne suffira pas à résoudre le problème. D’autant que les effets de ces évolutions structurelles en Europe sont relativement invisibles, masqués par des systèmes de redistribution et de solidarité très forts et uniques dans le monde. Les inégalités primaires mesurées à partir des seuls revenus d’activité sont pour partie compensées par nos systèmes de redistribution, mais on ne parle que des inégalités après redistribution. Nous devons cependant prendre en compte que nous sommes en Europe confrontés à la pérennité de nos systèmes sociaux mis en tension par la progression des inégalités et confrontés à de nouveaux enjeux compte tenu en particulier de nos situations démographiques.
Je ne crois pas une minute aux solutions qui résulterait d’un simple aménagement à la marge du capitalisme. Des théories d’hier ne se vérifient plus. Il en est ainsi de ce que les économistes qualifient de transformation schumpétérienne qui vérifie qu’un emploi détruit est remplacé par un emploi plus qualifié aboutissant à une augmentation progressive des qualifications moyennes. Nous sommes maintenant sur une baisse tendancielle des qualifications et du revenu associé, on le pressentait avec l’ubérisation des emplois.
Le deuxième point sur lequel je souhaite revenir, c’est le lien entre l’évolution de l’organisation des productions des biens et des services et la crise de la démocratie. Je crois que notre incapacité à nous approprier et traiter de manière appropriée ces transformations du capitalisme participe à la délégitimation de nos institutions publiques et de nos élus, que ça affaibli la démocratie. D’autant que parallèlement les droits individuels, en Europe notamment, ont fortement progressé ce qui est un progrès et est conforme à nos valeurs. Mais nous n’avons pas été capable de les penser dans une nouvelle vision d’un développement collectif ce qui participe à défaire la société. Au-delà de la transformation du capitalisme, il s’agit bien de refaire société. J’en conclue que l’interpellation du capitalisme ne consiste pas à l’interpeller de façon cloisonnée en tant que consommateur, militant écologiste ou sur sa rentabilité économique ; ce serait une impasse et s’il faut l’illustrer, parlons du prix du carbone.
Le défi démocratique est multiple. Il y a un enjeu de confiance dans nos institutions et la crédibilité de la démocratie représentative, faute de quoi nous n’avons pas les moyens de répondre aux problèmes auxquels nous sommes confrontées et qui sont de dimension planétaire. Localement, des solutions pertinentes se construisent. Leurs additions ne fait pas réponse globale mais c’est bien en partant au plus près des réalités qu’elles sont pertinentes et mobilisent les forces de bonne volonté, qu’on peut parvenir à des équilibres compliqués et partagées entre enjeux économiques, environnementaux, sociaux et sociétaux. Mais bien évidement, cela n’enlève rien au besoin de politiques européennes, de solutions planétaires. Mais l’Europe n’a pas été pensée dans cette logique. Si depuis plusieurs années Confrontations Europe affirme qu’il faut refonder l’Union Européenne, ce n’est ni parce qu’elle ne fait rien ni que ceux qui la font tourner ne seraient pas compétents ; c’est parce qu’elle a été bâtie dans un autre contexte à un autre temps et si elle ne bouge pas elle se condamne à l’inefficacité. Ainsi, en lien avec les sujets que nous abordons dans cette table ronde, le fait d’avoir confié à l’Europe la construction du marché en laissant aux Etats la liberté des conditions du marché (en gros, le marché du travail et la fiscalité) dans la globalisation avec laquelle doivent composer les entreprises conduit de fait à une concurrence entre 27 capitalismes nationaux européens en dépit des objectifs communs affichés dans les déclarations qu’ils signent ensembles.
La difficulté et la lenteur à progresser de L’Union Européenne dans l’élaboration de solutions et la violence des défis qu’il faut relever et qui avancent à grande vitesse fait grandir le risque de délitement de notre démocratie, de l’UE. C’est ça qui nous a poussés, à Confrontations Europe, à dire qu’on n’a pas le choix, qu’il faut affronter la question du capitalisme européen. La question du capitalisme se pose partout mais pas partout de la même manière. Pour nous européens, il s’agit de concilier des valeurs et une culture avec les réponses aux défis du XXIème siècle, non pas en nous enfermant dans notre territoire mais en prenant les moyens de notre autonomie face aux autres grandes puissances du monde. Mais nos discours sur l’autonomie de l’Europe, sur sa souveraineté, ne doivent pas être des professions de foi habillant les discours politiques laissant les citoyens dans leurs désarrois, mais des faits qui changent leurs devenir.
- Patrick STARKMAN, Directeur général de Confrontations Europe
Comment le politique, que vous êtes, reçoit-il ces interpellations sur le capitalisme et l’entreprise ?
- Jacques MAIRE, Député des Hauts-de-Seine
Comment peut-on réagir par rapport à ce que sont les croyances des décennies passées et aux défis d’aujourd’hui ? C’est ce qu’ont dit Marcel Grignard et Kostas Botopolous. On était sur des crédos qui faisaient le pari du rationnel et de la régulation. C’est quelque chose de fondamentalement remis en cause aujourd’hui. On pensait par exemple qu’il y avait un cadre de négociations multilatérales qui mettaient un terme aux guerres commerciales. De même, un cadre de la régulation financière aurait dû faire en sorte que le marché pourvoir à l’ensemble des besoins de financement de l’économie. C’est toute la désintermédiation qu’on a vécue, y compris depuis l’époque Bérégovoy. Il y avait aussi une espèce de croyance selon laquelle les multinationales entraineraient les territoires et les PME. Ces éléments fondamentaux se sont violemment heurtés à quelque chose d’assez brutal : c’est la montée d’un rapport de force pur et dur, qui est lié, probablement pour moi, à la remise en cause de la domination du monde par le capitalisme « sympathique » européen.
Il y a une chose fondamentale : la « courbe de l’éléphant » de Branko Milanovic (ancien économiste en chef de la Banque Mondiale) montre que les grands vainqueurs de ces 20 ou 30 dernières années sont les classes intermédiaires des pays émergents, et que les grands vaincus sont les classes pauvres des pays émergents et les classes intermédiaires des pays développés. Le consensus politique pour nous, c’était que la classe moyenne c’est le rationnel, la pondération, la modération, la croyance en l’espoir du futur… Ces classes-là se sont senti les dindons de la farce, elles se sont senties mises en concurrence au plan mondial et en Europe, où effectivement on a « vendu » la libre prestation de services et la liberté de circulation. On a vu les dégâts de cette espèce de compétition entre populations, entre classes salariées. Aujourd’hui on n’a de cesse d’essayer de récupérer un peu le terrain en matière de contrôle, d’harmonisation préalable, etc.
Pour nous aujourd’hui, pour l’environnement politique, comment est-ce qu’on peut réaffirmer ce credo dans la régulation partagée ? A mon avis, c’est ça le plus dur.
Il y a deux éléments à prendre en compte pour cela. Il y a à la fois le management par les peurs : l’opinion publique est dirigée, contrôlée par les peurs – la peur du grand remplacement, la peur identitaire, la peur environnementale, etc. Et de ce point de vue, le numérique joue un rôle extrêmement important dans la contagion des peurs. Et ce n’est pas fini, ça ne va que s’accentuer.
Donc, un des gros problèmes du politique est le suivant : peut-on encore créer un consensus raisonnable dans un environnement de peur ? Mon opinion est qu’on peut avoir éventuellement un consensus sur le diagnostic, mais qu’on n’aura jamais un consensus sur les mesures. Et de ce point de vue, le grand point d’interrogation pour nous, comme pour vous, comme pour l’entreprise, c’est : une croissance verte est-elle possible ? La réponse est probablement qu’au niveau des pays développés, elle n’est pas possible. Soyons raisonnables. Comment faire avaler ça collectivement à des gens qui se sentent déjà victimes de la mondialisation en termes de paupérisation ?
- Patrick STARKMAN, Directeur général de Confrontations Europe
Kostas Botopoulos, on a parlé de consensus : le consensus est-il possible au niveau européen, le consensus est-il nécessaire entre des Etats européens qui se font une concurrence exacerbée depuis très longtemps ? Et quels sont les grands thèmes qui devraient être traités en priorité au niveau européen par nécessité pour la réforme du capitalisme ?
- Kostas BOTOPOULOS, Membre du Conseil des Présidents de l’Autorité Bancaire Européenne (EBA), Banque centrale grecque, député européen de 2007 à 2009
Le consensus est nécessaire, mais institutionnellement il n’est pas possible. L’Europe fonctionne sur le compromis, pas sur le consensus. Même le mode de décision, le fait qu’il y ait cette double légitimité des Etats et des peuples, tout ce qui découle de la construction européenne, passe à travers la voie de ce qu’on appelle le compromis, qui n’est pas un mot sale à mon avis, mais qui veut dire, comme Jacques Maire l’a très bien dit, qu’on ne peut pas avoir des solutions très claires, adoubées par tout le monde. C’est impossible, on le voit. La question des décisions politiques se pose très concrètement, et de façon assez aggressive , parce qu’à mon avis l’Europe n’a pas progressé dans des décisions à la hauteur des défis ces dernières années.
Je parlerais de trois grandes réformes, de trois grands chantiers que j’esquisserais. D’abord, ça peut sembler technocratique mais c’est très important – Pervenche Berès le sait très bien, elle a mené des batailles au sein du Parlement européen – c’est cette fameuse réforme de l’Eurozone, la « gouvernance économique » en termes de patois bruxellois. Dans le cadre des traités, et sans changer cette armure institutionnelle si difficile à changer, il y a besoin d’une gouvernance commune, économique. On a déjà lancé l’union bancaire, mais c’est une réussite à moitié, et ça nos citoyens ne le savent pas, ils croient que c’est une réussite. On est vraiment à la moitié du gué sur l’union bancaire. On n’a pas ce fameux fonds de garantie pour les citoyens, on n’a qu’à moitié mis en place un vrai cadre de sauvetage commun de banques européennes… On n’a que la supervision, ce qui est le plus facile à faire, bien qu’elle soit importante. On parle aussi d’un marché commun des capitaux, la fameuse union des marchés de capitaux, elle n’est pas là non plus. On est autant dispersés dans le marché des capitaux qu’on ne l’était avant. Le pire c’est que nous savons ce qu’il faut faire pour apporter davantage d’homogénéité dans la gouvernance économique. Il nous faut absolument ce fonds commun pour les banques, il nous faut un titre européen commun (safe asset, disent les Anglo-saxons), ces fameux bonds dont nos amis allemands ne veulent pas entendre parler, mais à travers lesquels il y aura beaucoup plus qu’une politique seulement monétaire, y compris dans les domaines de la fiscalité. Le budget européen aussi est très important. Il faut absolument l’approfondissement et le renouvellement de la gouvernance économique, et c’est le plus facile parce que les outils institutionnels existent.
La deuxième chose, qui est beaucoup plus difficile, mais qui est essentielle aussi, c’est de revoir la politique fiscale européenne, et les grandes disparités dans la taxation : 25% de taxation des entreprises en Autriche, 9% en Hongrie et ailleurs. Il y a donc, dans un marché prétendument commun, ce qu’on appelle aussi l’arbitrage régulatoire (law shopping), c’est-à-dire que les entreprises choisissent de s’installer en fonction du niveau de taxation. Cela a un impact sur la politique sociale ou sur la concurrence dont vous parliez à juste titre. Et les citoyens pensent qu’on ne peut rien faire dans le domaine de la fiscalité, mais ce n’est pas vrai. Il n’y a pas de possibilité de politique européenne commune dans le sens où les institutions européennes ne peuvent pas imposer un taux d’imposition aux Etats membres, mais il y a la possibilité – et c’était une proposition de la Commission sortante, qui dans ce domaine-là a assez bien travaillé – de mettre en place une assiette commune, c’est-à-dire une fourchette d’imposition sur toutes les entreprises (pas moins de 20%) pour qu’il n’y ait pas cette disparité qui joue le jeu d’une concurrence sans limite et avec tous ces dégâts-là. Donc il y a des possibilités de revoir, et il faut revoir à mon avis la politique fiscale au niveau européen.
Mon troisième et dernier point, c’est cette fameuse économie verte, dont tout le monde parle et que Madame Von Der Leyen a érigée en priorité de son mandat. Mais les 4 milliards pour le fonds de transition juste qui doit faire face à ce défi dont vous connaissez l’ampleur sont clairement insuffisants. Il faut aller, pas seulement en termes de ressources, mais aussi en termes d’imagination, de réforme, d’étendue, dans tous les champs politiques, beaucoup plus loin, et lier ça à des mesures économiques. Si on reste aux vœux pieux et aux exhortations, il n’y a pas d’espoir.
- Patrick STARKMAN, Directeur général de Confrontations Europe
Je vais rebondir sur ce que vous avez dit et demander à Benoit Tabaka : un géant du numérique a-t-il besoin d’une échelle européenne, ou est-ce qu’il se satisfait par exemple, pour prendre un cas très concret, des fiscalités de certains pays membres comme l’Irlande pour ne pas la nommer, ou du crédit impôt-recherche en France ? Quelle est votre vision ?
- Benoit TABAKA, Directeur des relations institutionnelles et des politiques publiques de Google France
Pour commencer sur la fiscalité, aujourd’hui, c’est vrai qu’on est dans une situation où, en Europe, il n’y a pas d’unité. L’Irlande est à 12,5%, la France à 33%, et ainsi de suite, on va retrouver effectivement des taux relativement divers. Et c’est vrai que, quand vous avez des choix à faire, et notamment quand il s’agit d’acteurs du numérique comme nous, l’installation d’un headquarter – aujourd’hui, en Irlande, nous avons à peu près 7500 personnes – ça fait partie des critères de choix. Ce n’est pas le seul. Si par exemple le Royaume-Uni, à l’époque de l’installation de Google en Irlande, avait fait baisser son taux d’IS à un niveau relativement bas, ça n’aurait pas compensé le coût de l’installation physique, le coût des salaires, etc. C’est donc un ensemble de critères, mais c’est vrai que les politiques nationales assez diverses en matière de fiscalité sont un facteur très fort en termes d’attractivité au sein de l’Europe. Est-ce que les acteurs du numérique suivent ça ? La réponse est oui. Parce que nous sommes aussi des entreprises à la fin, on a un certain nombre d’obligations vis-à-vis de nos actionnaires, ça fait partie de nos critères de choix.
Après, on sent bien que c’est quelque chose qui ne peut plus tenir. C’est-à-dire que ça pouvait marcher il y a encore 10 ans, 5 ans, mais ça ne peut plus tenir. Les projets européens autour d’ACCIS – l’Assiette Commune Consolidée pour l’Impôt sur les Sociétés – faisaient partie des solutions qui permettaient de remettre un peu plus d’équité entre les pays européens et d’apaiser une partie de la situation et du phénomène concurrentiel qui s’était créé sur le terrain fiscal. Il y a d’autres travaux qui sont en cours, il y a des réflexions au sein-même de l’OCDE. Mais ça ne règlera pas complètement cette problématique de concurrence fiscale entre les Etats. On parlait du crédit impôt-recherche, c’est un des facteurs d’attractivité de la France. C’est vrai que même si on arrive à consolider plus ou moins le montant de l’impôt sur les sociétés, ça n’empêchera pas la France de continuer à offrir son CIR et ça n’empêchera pas d’autres pays d’offrir ce qu’on appelle les patent box, en faveur de régimes fiscaux spécifiques pour les brevets et l’exploitation d’un certain nombre de droits de propriété industrielle, ça n’empêchera pas d’avoir d’autres mécanismes qui viendront continuer à bouleverser ce phénomène concurrentiel.
Pour les acteurs du numérique installés historiquement aux Etats-Unis, la logique européenne est plutôt favorable, parce que c’est vrai qu’une logique d’harmonisation, en termes d’activité et de capacité à opérer sur un territoire, est beaucoup plus aisée que de se retrouver face à 27 règlementations. Aujourd’hui en fait, on est dans un mélange des deux, il y a un début d’harmonisation et des règlementations locales, et on est plutôt dans une situation complexe, que nous on arrive à gérer, mais qui à mon avis est beaucoup plus complexe pour d’autres acteurs de plus petite taille.
Et il y avait un élément que vous mentionniez Marcel Grignard, sur le fait que cet effritement du côté de l’individu était compensé par le système social actuel français, européen, qui servait un peu de coussin amortisseur. Un des aspects sur lequel il faut un peu se projeter, c’est que le numérique a participé à faire naître de nouvelles formes de travail qui sortent un peu des mécaniques classiques collectives. Or, le statut d’auto-entrepreneur, et tout ce développement de nouveaux métiers, de nouvelles mécaniques juridiques, sociales, qui se mettent en place, grignotent, si ce n’est érodent, cet amortisseur. Et ce coussin amortisseur peut aussi, à un moment, d’un seul coup, se réduire. Il y a là tout un enjeu de repenser toute la logique sociale européenne et cette logique sociale collective.
Et, dernier élément, on dit souvent du capitalisme européen que c’est un capitalisme qui ne dit pas son nom. Et je pense que c’est ça qui manque : de quoi le capitalisme européen est-il le nom ? Parce que le capitalisme européen, on l’associe à un territoire, mais il manque quelque chose derrière. Qu’est-ce que ça veut dire ? On parle souvent de capitalisme d’Etat vis-à-vis de la Chine, de capitalisme libéral ou anglo-saxon quand il vient des Etats-Unis ou du Royaume-Uni, mais le capitalisme européen, il faut dire encore le définir.
- Questions/points de vue du public.
Le capitalisme s’est beaucoup transformé pendant le vingtième siècle, qui a été le siècle de la social-démocratie, c’est peut-être elle qu’il faut changer pour la rendre compatible avec le monde d’aujourd’hui.
Kostas Botopoulos a dit que l’Europe était le lieu des compromis, et la social-démocratie c’est le compromis social. L’Europe est le lieu des compromis diplomatiques pour arriver à installer un marché unique. Mais le compromis social, il n’y a pas de lieu, de place, de mécanisme pour l’obtenir au niveau européen. J’aurais tendance à changer le titre et à dire : transformer
Je pensais que le débat allait permettre de définir le capitalisme européen ; je vois que ce n’est pas le cas. Mais ce que vous dites tous et qui est fondamental c’est que, en simplifiant un peu, tant qu’il n’y aura pas eu plus d’intégration en Europe on n’arrivera à rien. Il me semble une fois de plus que si nos gouvernements ne veulent pas faire le saut qualitatif nécessaire, dans les débats sur l’union bancaire ou sur le marché européen des capitaux, par exemple, il n’y aura pas de capitalisme européen, parce qu’il y a une concurrence de capitalismes ou de sous-capitalismes régionaux.
Nous sommes, et les débats le montre bien, confrontés à une situation de sauve-qui-peut de ce capitalisme face à une situation de concurrence non maitrisable de la part des marchés émergents. Ainsi, il n’y a pas d’ordre européen capable de faire face à la problématique chinoise, parce qu’elle ne s’intègre en rien dans notre propre système. On en revient aux fondamentaux, et le fondamental c’est l’intégration européenne, c’est là qu’il faut y mettre la pression.
Dans son dernier commentaire, Benoît Tabaka, soulignait un point très intéressant : Google, avec sa puissance, s’en sort ; les petites et les moyennes entreprises ne s’en sortent pas. Au bout du compte, si on veut développer un capitalisme européen, nos chefs d’Etat et de gouvernement doivent comprendre cette situation
Kostas BOTOPOULOS : Je veux bien revenir sur les commentaires. Ça interpelle un peu ce que j’ai essayé de dire, de laisser entendre. Vous avez raison. Ça dépasse un peu le schéma sur le capitalisme. Le grand problème politique actuel de l’Europe, c’est exactement ça : c’était le lieu de la social-démocratie, et la social-démocratie, pour le dire le plus poliment possible, on la cherche. Et pour le dire dans des termes plus exacts, elle est complètement dépassée par les évènements. C’est ça le drame politique. On la sent sur le terrain, dans l’hémicycle du Parlement européen, cette recherche, pas du compromis entendu comme le moindre mal, mais de ce moteur social… C’est pour ça que quand on demande la définition du capitalisme européen, j’utiliserais simplement ce mot-là : un capitalisme social. Ça, c’était cela le compromis social-démocrate. Et dans le « social-démocrate », on a perdu les deux termes : on a perdu le social, et à mon avis, mais j’espère me tromper, on est aussi en train de perdre le pari de la démocratie. Et je suis tout à fait d’accord aussi sur le fait qu’il n’y a pas de solution possible au niveau national. Le rapport entre l’effort national, qui est toujours là et qui doit toujours être entrepris et des projets communs au niveau supranational, et plus particulièrement, au sein de l’ Union Européenne, cet effort-là manque souvent… On l’a vu dans le cas grec de façon presque tragique, cette difficulté de combiner ce qui a été perçu par l’Europe comme une aide financière énorme, ce qui est vrai, et le sentiment du pays qui recevait l’aide qu’il s’agissait d’un cadeau empoisonné. Imaginez cette situation, qu’on a vécue et qui subsiste encore en Grèce. Demandez aujourd’hui, à une Grèce apparemment sortie de la crise… Elle n’en est pas sortie, l’Europe n’est pas sortie complètement de la crise. Philippe Herzog l’a dit ce matin : on attend la prochaine crise. On ne connaît pas la date, mais on a toutes les prémices de la prochaine crise. Comment combiner les deux ? Comment établir un lien, je dirais même de confiance minimum, de la part des peuples, des nations – parce que c’est ça l’Europe, il ne faut pas l’oublier non plus – et ce qui se construit ou ce qu’on voudrait qui se construise au niveau européen ? Ce sont les deux maillons qui manquent, mais ce sont les maillons essentiels à mon avis.
Marcel GRIGNARD : On parle de la social- démocratie mais il n’y a pas eu et il n’y a pas une social-démocratie en Europe, il y a des approches nationales avec pas mal de différences, les français ne disent pas la même chose que les scandinaves. Une des données de la crise de la démocratie que nous avons bien décrite est l’affaiblissement général des institutions qu’il s’agisse des politiques, des syndicats qui sont tous, plus ou moins, face à de la défiance. Ils sont tous confrontés à des questions très difficiles dont personne ne peut prétendre avoir la réponse. Soit-il se réinventent, soit ils persistent dans leurs références passées mais dans ce cas, je crains que ça ne se termine pas très bien. Cela vaut globalement pour les institutions européennes, je souhaite une évolution dans le sens évoqué par que Kostas Botopoulos évoquait et Philippe Herzog.
Faut-il dénommé ce que devrait le capitalisme européen pour le qualifier ? S’il le fallait peut être qu’« économie sociale de marché » irait et à l’avantage d’être dans les traités depuis longtemps. Mais il me semble que le problème n’est pas dans les mots utilisés, elle est dans l’action et dans son sens. De ce point de vue, il faut réinterroger la manière dont les pouvoirs publics gèrent la relation entre le public et le privé. C’est d’autant plus important quand dans la crise dont nous parlons, l’entreprise reste un corps assez solide alors que les institutions publiques et la démocratie forment un corps de plus en plus liquide, sinon gazeux. Or, nous avons besoin de solide.
Comme d’autres Je ne crois pas dans une société où l’on aurait confié l’essentiel de la régulation au secteur privé. Le secteur privé n’est pas davantage détenteur du bien public, mais il peut être producteur de biens publics. L’entreprise aujourd’hui est sans doute un des seuls lieux collectifs où on construit du sens et de la sociabilité, bien différemment des réseaux où les gens se rassemblent par ressemblance. Bon gré mal gré, l’entreprise continue à construire un destin collectif, et les salariés y sont attachés. L’entreprise peut donc produire du bien public ; elle est « bien public » si on la prend dans son intégralité reconnaissant la place et le rôle de ses parties prenantes et constituantes, qui vont au-delà du périmètre juridique de l’entreprise. Entreprise et puissance publique, notamment dans les territoires, ont une part de responsabilité dans un destin commun.
Il y a des exemples, certes à petite échelle, qui montrent que des acteurs privés, des entreprises et des collectivités territoriales sont capables de bâtir des réponses dans un écosystème qui marie les questions d’environnement, de responsabilité sociale et de performance économique. Mais il faut aussi reconnaitre que des entreprises ne visent dans leurs rapports à la puissance publique que la défense de leurs intérêts particuliers. Dans la réinvention des rapports « public/privé », le politique doit admettre qu’il n’a pas réponse à tout, que les corps intermédiaires, les formes de dialogue sont indispensables à la re-légitimation de la démocratie, à faire société. A condition que les corps intermédiaires sont aussi devant l’obligation de se transformer.