Propos recueillis par Clotilde Warin
rédactrice en chef de la Revue
Au lendemain des élections européennes, Confrontations Europe s’est entretenu avec Claude Rolin, ancien secrétaire général de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) et qui vient d’achever un mandat de député (groupe PPE) au Parlement européen où il était vice-président de la Commission Emploi et Affaires sociales et Marcel Grignard, président de Confrontations Europe, ancien secrétaire général adjoint de la CFDT. Comment analyser et répondre à la montée des forces nationalistes en Europe ? Quelles peuvent être les pistes d’une reconquête démocratique dans un climat de défiance vis-à-vis des forces politiques et syndicales ?
La campagne des élections européennes et les mois qui ont précédé ont mis en lumière les fissures qui existaient au sein des sociétés européennes : une désaffection des citoyens envers les forces politiques traditionnelles, l’avènement de gouvernements populistes et nationalistes (Hongrie, Pologne) ou de gouvernements incluant des partis d’extrême droite (dans dix autres États européens) et des formes de contestations nouvelles, parfois violentes. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?
Claude Rolin : Cette désaffection des citoyens envers les forces politiques traditionnelles s’explique par l’explosion en plein vol des deux grandes forces qui ont participé de la construction européenne : la social-démocratie et la démocratie chrétienne. Ces deux référentiels qui se sont construits avec nos sociétés industrielles se sont tous les deux dissous. La social-démocratie se perdant entre deux voies : une voie blairiste d’accompagnement des évolutions de l’économie et du libéralisme dans lequel une partie des électeurs et des militants ne se sont plus retrouvés et une autre voie de gauche radicale en dehors des réalités à gérer au quotidien. La démocratie chrétienne a été, quant à elle, un pilier structurant de l’UE mais qui se désagrège parce que la référence à la religion chrétienne n’est plus un élément structurant dans nos sociétés.
Marcel Grignard : La désaffection des citoyens vis-à-vis du politique résulte en effet d’une crise très profonde de nos institutions publiques, de nos structures collectives, notamment des partis politiques. Nos sociétés ont baigné dans la croyance d’un développement économique qui ne pouvait que produire plus et qui considérait les ressources comme inépuisables. Avec le renfort des redistributions de nos États providence, le progrès social apparaissait comme une évidence, l’accroissement des échanges commerciaux ne pouvait que rapprocher les peuples… Nous avons pris conscience depuis quelques années que nous étions dans l’obligation de changer radicalement de point de vue, j’en veux pour preuve que, dans la campagne des Européennes, presque tous les candidats ont affiché des préoccupations environnementales et ont dit stop au dumping social. Mais on est encore loin d’un regard lucide et partagé sur les défis et la manière de les relever. La crise du politique et de la démocratie représentative qui affecte tous les pays occidentaux est loin d’être résolue. Il manque une approche globale crédible englobant économie compétitive, cohésion et intégration sociale, enjeux environnementaux, seule manière de proposer un monde vivable, un avenir désirable. Traiter séparément ces questions nous conduit à l’impasse et ne répond pas à l’angoisse de tous ceux qui craignent de faire les frais des bouleversements en cours.
La montée du nationalisme s’insère dans l’incapacité des partis, des institutions à répondre aux défis du monde. Ces replis sont dramatiques alors que les interdépendances sont croissantes et qu’agir ensemble en Europe dans le respect de nos différences est la seule manière de maîtriser notre destin commun. Dépasser ce dilemme est l’un des enjeux majeurs de ce nouveau mandat européen.
C.R. : Oui, les nationalismes sont en effet une forme de réponse – une mauvaise réponse – au sentiment de perte d’identité des populations qui s’estiment perdantes face à la mondialisation et qui ne trouvent plus de repères dans la société. Cette peur de demain se double d’une désintégration des collectifs de travail qui étaient des éléments d’identification forte des gens. En Belgique, c’est uniquement au nord du pays que le nationalisme se développe avec plus de 47 % pour les deux formations nationalistes (radicale de droite et extrême droite). Mais, le repli sur les enjeux nationaux n’est pas que le fait des partis politiques. Les organisations syndicales vivent aussi dans le repli national. Elles ont une difficulté à construire des revendications communes sur le terrain européen. C’est totalement inhérent à la construction même de l’UE et à son absence de réponse sur les enjeux sociaux. Quand on regarde nos systèmes de protection sociale ou de droit du travail, ils sont profondément marqués par des histoires nationales, voire par leur organisation en branches. C’est ce qui explique qu’en Belgique le droit du travail s’est structuré sur deux statuts (ouvriers et employés(1)) ou le fait qu’en France nous ayons autant de systèmes de retraite. Nous avons besoin d’une harmonisation au niveau européen.
Comment alors recréer du collectif ?
C.R. : Il nous faut tenir compte des identités. Le philosophe allemand Axel Honneth(2) fait une critique intéressante de la social-démocratie en expliquant qu’elle a oublié que l’homme était d’abord un être de relation et pas seulement un homo economicus. En tant que syndicaliste, je constate la même chose quand je regarde les conflits d’entreprises. Que disent les gens qui vont perdre leur emploi ? Ils nous disent : « On me jette comme si je n’avais pas existé. On est des kleenex ». Ils disent rarement : « On va voir un problème d’argent ». On touche là à un point essentiel politiquement. Nous sommes dans des sociétés où la perte des espaces collectifs, la montée en puissance de l’individualisation des choix font que la reconnaissance autre qu’économique ou de consommateur n’existe plus ou n’est plus perçue.
Or tout être humain a besoin de se construire avec des identités. Certains sont régressifs. D’autres peuvent se construire sur du positif et du vivre ensemble. Nous fonctionnons dans l’urgence et dans une vision binaire (« je like » ou « je ne like pas ») alors que nous sommes confrontés à des enjeux de plus en plus complexes et de long terme.
Comment retrouver une dynamique démocratique en Europe alors que la France, par exemple, doit faire face à la crise des Gilets jaunes ?
M.G. : Il faut partir d’un principe de base : nous avons absolument besoin d’institutions nationales, européennes solides et qui suscitent la confiance des citoyens. Et il faut aussi prendre en compte le fait que les citoyens accepteront de moins en moins que des décisions soient prises sans les y associer d’une manière ou d’une autre. Cela revient à articuler le montant et le descendant et c’est compliqué. Il faut prendre le temps du diagnostic, organiser la délibération, mettre en place des solutions décentralisées. Pour ce faire il y a un besoin impérieux de corps intermédiaires organisant des pans de la société civile. On ne s’en sortira pas si l’ambition se limite à améliorer l’existant à la marge. Cela va certainement prendre du temps, des années, mais il faut s’y mettre vite. Comment créer des espaces ascendants dans des mécanismes essentiellement descendants ? Comment parvenir à de véritable décentralisation sans perdre le sens de politiques communes ? Ce sont des questions difficiles. Les consultations citoyennes étaient une prise de conscience du besoin d’associer les Européens à la refondation de l’UE. Elles n’ont pas répondu aux attentes. Comment les parlementaires européens nouvellement élus vont-ils se saisir de la question ?
C.R. : Les sociétés françaises et belges se ressemblent. Pourtant en Belgique nous n’avons pas vu réellement se développer un mouvement comme celui des Gilets jaunes. Une des explications doit se trouver dans la force des outils d’intermédiation sociale que certains politiques veulent marginaliser. Je suis affolé quand je vois que le gouvernement français ne saisit pas l’offre d’intermédiation des syndicalistes. La seule façon d’apporter des réponses à un mouvement du type des Gilets jaunes, c’est d’agréger les demandes ou les revendications. Sans cela, le pouvoir se met dans l’incapacité d’apporter des réponses intelligentes.
Une des réponses qui s’exprime très fortement en France est la réponse référendaire. Mais je ne pense pas que ce soit le bon outil. Nous avons besoin de renforcer la participation à la démocratie. Et pour cela, il faut construire de la délibération. Le référendum peut être pertinent dans des choix binaires mais sur des questions complexes, cela ne peut pas fonctionner. Le référendum ne produit pas d’intelligence en terme de réponse politique.
M.G. : Ce qu’on se dit là est le cœur du sujet. Nos démocraties ne peuvent fonctionner sans délibération, sans processus de médiation. La délibération via les corps intermédiaires me semble indispensable pour redonner son lustre à la démocratie représentative politique. Et nous sommes à un moment où il faut réinventer le rôle des corps intermédiaires. Historiquement les syndicats se sont créés pour défendre la dimension sociale. Certains travaillent avec des ONG sur le terrain social ou sur le terrain environnemental dans le but de prendre en compte ensemble des enjeux sociaux et environnementaux. Cependant, on ne parviendra pas à engager nos sociétés sur un nouveau mode de développement si on ne prend pas en compte aussi les questions économiques. Et comment régler les problèmes d’inégalités, d’exclusion si on n’affronte pas la question des échanges, de structuration des chaînes de valeurs transnationales ? Nous sommes à une étape de la mondialisation où s’opère un rééquilibrage entre les vieux pays européens et les pays émergents au profit de ces derniers après que le monde occidental a vécu pendant deux siècles en dominant le monde. La difficulté des Européens à gérer et maîtriser cette situation provoque la montée intenable des inégalités, et met en tension notre modèle européen et menace nos mécanismes de redistribution. Repenser notre modèle de développement, c’est aussi vouloir préserver notre culture européenne. Il me semble qu’il faudrait au niveau européen inventer une nouvelle forme de démocratie sociale et économique associant syndicats, entreprises, ONG et élus locaux.
C.R. : Le rôle du politique doit être de nourrir ce qui existe. Nous sommes dans une société où il se passe beaucoup de choses en termes d’émergence d’outils de démocratie mais cela demande à être structuré et inscrit dans le long terme. Les différents niveaux de pouvoir, des mairies jusqu’à l’UE, doivent pouvoir y contribuer. Lorsque la Commission décide de descendre sur le terrain, cela ne marche pas. Les gens ne se reconnaissent pas dans une logique descendante. Beaucoup d’initiatives peuvent servir de terreau comme la mobilisation des lycéens sur les enjeux climatiques : à Bruxelles, ils étaient 30-40 0000 sans organisation, sans structure et sur des temps de mobilisation longs. Ou la question des réfugiés, gérée de façon désastreuse par le gouvernement belge, mais qui bénéficie d’une organisation spontanée au parc Maximilien. On peut additionner tout cela. Les organisations syndicales ont là un rôle particulier à jouer. Nous devons être en capacité de prendre en compte les dimensions plurielles du travailleur. Notre pertinence d’organisation syndicale c’est le lien au travail et à l’entreprise. Mais tant que l’entreprise n’est pas un lieu où la démocratie existe les travailleurs ne vont pas devenir des grands démocrates.
Comment permettre alors cette réconciliation entre politique et sociétés civiles ?
M.G. : Les consultations citoyennes qui sont plutôt des initiatives intéressantes n’ont pas été en mesure de répondre à ces défis car elles ne se sont pas inscrites dans cette conception future de la construction de la démocratie. La révolution des organisations et des institutions concerne tout le monde : le politique, les administrations, les territoires, les syndicats, les ONG… Il n’y a pas ceux qui sont ou auraient la réponse et les autres.
Sur les territoires il y a une multitude de lieux de participation et de coconstruction. La matière est là, il ne faut pas la créer, il suffit de la prendre en compte et de l’organiser pour que cela produise de l’intelligence collective.
Vous avez, l’un comme l’autre, exercé de multiples responsabilités (syndicales, parlementaire, dans un think tank). Quels enseignements tirez-vous de ces expériences ? Comment parvenir à dépasser les fractures qui minent nos sociétés, qui divisent les Européens ?
C.R. : Il faut certainement donner plus d’importance au Parlement européen et à sa forte capacité délibérative. Il serait nécessaire de renforcer le rôle d’un outil comme le Comité économique et social européen(3).
M.G. : Dire en quelques mots ce que je retiens de ces expériences est une gageure. J’ai toujours considéré que mon engagement syndical et mon engagement européen étaient deux facettes d’un même enjeu : participer à dépasser les intérêts particuliers pour construire des solutions partagées. Et le faire par la voix de la négociation et du compromis.
1) Une réforme est en cours mais n’a pas encore été finalisée.
2) L’Idée du socialisme, un essai d’actualisation, NRF Essais, Gallimard, 2017.
3) Organe consultatif de l’UE, le CESE rassemble 350 représentants d’organisations de travailleurs et d’employeurs et d’autres groupes d’intérêts. Il transmet des avis sur des questions européennes à la Commission, au Conseil de l’UE et au Parlement européen et sert ainsi de lien entre les instances de décision et les citoyens de l’UE