MIGRATION ET DÉMOGRAPHIE – Migration et déficit démographique dans l’UE

Par Hervé Le Bras, EHESS/INED – LA REVUE #137

Les gouvernements et les opinions européennes, les yeux fixés maladivement sur l’immigration, ne prêtent guère d’attention à l’évolution du rapport entre les naissances et les décès où les changements récents sont bien plus accusés.

Jusqu’en 2014, le nombre des naissances excédait modérément celui des décès dans l’ensemble des 27 pays actuels de l’Union. Le tournant se produit en 2015 où, pour la première fois depuis la fin de la guerre mondiale, les décès dépassent les naissances d’un demi-million. La situation se détériore un peu plus les années suivantes avant même l’épidémie de Covid-19. Au cours de celle-ci, l’excédent des décès atteint 1,2 million en 2020 et 1,7 million en 2021 alors que l’épidémie régresse. Les perspectives pour les prochaines années indiquent une amplification du déficit. La faible fécondité n’est pas la seule cause de cette situation inédite. S’y ajoute un ralentissement et presque une stabilisation de l’espérance de vie, ce qui accroît le nombre des décès et, du côté des naissances, l’arrivée des générations assez creuses des années 1980-2000 à l’âge de la maternité, ce qui déprime un peu plus la natalité.

La situation varie selon les pays. En 2021, dans 18 des 27 pays membres de l’Union, les décès dépassaient en nombre les naissances avec des cas extrêmes telles la Bulgarie, la Lettonie et la Lituanie où l’on a compté plus de deux décès pour une naissance. Les quelques pays où le mouvement naturel de la population (c’est ainsi que les démographes nomment la différence entre naissances et décès) est positif sont souvent en équilibre précaire, les naissances l’emportant de peu sur les décès, sauf dans trois petits pays : Irlande, Luxembourg et Chypre.

La population de chacun des 18 pays, où les naissances sont moins nombreuses que les décès, ne diminue pas nécessairement car l’immigration vient en renfort. Dans huit d’entre eux, l’immigration inverse le déficit démographique. Ils appartiennent à trois groupes : la péninsule Ibérique, l’Allemagne et l’Autriche (ainsi que la Suisse, mais elle ne fait pas partie de l’Union) et l’est de la Baltique — Finlande, Estonie, Pologne et Lituanie.

Les raisons du renfort démographique qu’offre l’immigration varient selon le pays. Dans le cas de la Pologne et de la Lituanie, la proximité de l’Ukraine, avant même l’invasion russe ; dans celui des pays de langue allemande et de la Finlande, le besoin de main-d’œuvre ; et en Espagne et au Portugal, outre la proximité avec le Maroc, les liens avec l’Amérique du Sud, Venezuela, Argentine et Brésil. Entrent aussi en ligne de compte la plus ou moins grande attractivité du pays ainsi que l’acceptation de l’immigration par l’opinion publique et les dirigeants.

L’évolution du solde migratoire de l’Union ne correspond pas à celle du mouvement naturel. Ce n’est pas parce que la population tend à diminuer ou à s’accroître plus lentement que l’immigration augmente par compensation. Alors qu’avant 2015, le surplus d’entrées de migrants sur les sorties tournait dans l’Union autour de 500 000 par an, un brusque accroissement s’est produit avec ce qui a été improprement qualifié de « crise migratoire » et qui aurait dû se nommer « guerre civile » en Syrie. En 2014, le solde des immigrés s’est élevé à 750 000 puis, à partir de 2015, il a oscillé entre 1,1 et 1,6 million, à peine infléchi par le ralentissement des échanges causé par l’épidémie de Covid, puisque, en 2021, l’excès de l’immigration sur l’émigration s’est élevé à 1,26 million de personnes.

Parler globalement du solde migratoire de l’Union masque une répartition très inégale selon les pays. L’Allemagne absorbe un quart du solde migratoire total de l’Union, la France, l’Espagne et l’Italie, chacune un huitième, si bien que ces quatre pays comptent pour presque les deux tiers du total. À l’inverse, dans quatre pays, Grèce, Croatie, Lettonie et Roumanie, le solde migratoire est négatif. Non seulement, ces pays attirent peu, mais surtout, ils perdent une partie de leurs citoyens par émigration dans l’Union ou au-dehors. On oublie en effet souvent que le solde migratoire n’est pas simplement constitué d’étrangers à l’Union mais comprend des nationaux en nombre non négligeable, ce qui est le cas de la Grèce, de la Roumanie, mais aussi de pays dont la population continue d’augmenter, la France notamment. Dans notre pays, depuis 2012, les départs de « non-immigrés », donc de Français pour l’essentiel, ceux que l’on appelle des « expatriés », ont excédé les retours, de 95 000 personnes en moyenne chaque année, ce qui diminue d’autant le solde global de l’immigration.

Le cas de la Grèce est remarquable à cet égard. Au cours des trois dernières années, le déficit a été de 35 000 Grecs par an, avec une pointe à 45 000 au moment de la crise de la dette. La population de la Grèce atteint à peine 10 millions d’habitants. Si l’on rapporte le solde des Grecs aux effectifs de naissance trente années auparavant, ce qui est l’âge moyen des émigrants, soit à peu près 110 000 personnes, quasiment 30 % d’une génération de jeunes Grecs s’exile. Ils sont à leur tour eux-mêmes remplacés, mais assez peu (à 90 % par des Albanais car les non-Européens qui arrivent par bateau ou à partir de la frontière turque ne restent pas dans le pays mais remontent vers l’Europe centrale et du Nord). En conséquence, la population de la Grèce diminue et vieillit, ce qui accroît ses problèmes économiques. La Grèce constitue un cas extrême mais non unique. Des départs de nationaux sont importants aussi dans le reste des Balkans et dans d’anciens pays de l’Est. L’Allemagne présente le cas inverse. Les départs d’Allemands ne sont pas très nombreux, et l’immigration étrangère est élevée. Si bien que la population allemande, que l’on disait condamnée à diminuer à cause de sa faible fécondité, augmente, passant au cours des dix dernières années, de 80 à 83 millions d’habitants, du fait de ce renouvellement.

L’évolution de ces dernières années risque de s’accélérer dans le futur avec une augmentation du nombre de pays dont la population est appelée à diminuer et un plafonnement de l’immigration pour des raisons politiques, ce qui ne compensera donc pas le mouvement naturel négatif. La France, dont la croissance démographique a été l’une des plus robustes de l’Union depuis un demi-siècle, pourrait rapidement voir le nombre des décès dépasser celui des naissances, ce qui ne s’était pas produit en période de paix depuis la fin des années 1930. En effet, l’excédent naturel de population, qui atteignait entre 200 et 300 000 personnes par an avant 2012, a baissé de plus en plus rapidement pour tomber à 56 000 l’année dernière. Si l’on prolonge la courbe de natalité et celle de mortalité, la seconde dépasserait la première en 2025. Alors la croissance de la population française reposerait seulement sur l’immigration, ce qui risque d’entraîner des débats passionnés dans un pays à la fois nataliste et de plus en plus hostile à l’immigration.

Sources des données : Eurostat, Insee, ELSTAT

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