Auteur : Michaël Neuman
directeur d’études au Centre de Réflexion sur l’Action et les Savoirs Humanitaires (Crash) de Médecins sans Frontières
Les bateaux des ONG menant des missions de sauvetage en mer Méditerranée sont confrontés à des situations chaotiques en raison de fortes tensions entre États membres. L’enjeu des débarquements en « ports sûrs » doit-il être uniquement entre les mains des États membres ?, s’interroge Michaël Neuman, directeur d’études au Centre de réflexion de Médecins Sans Frontières (MSF-Crash).
Début octobre, l’Ocean Viking, le nouveau navire exploité conjointement par Médecins sans Frontières-Hollande et SOS-Méditerranée, a quitté Marseille pour sa troisième rotation, et a été rejoint dans ses missions de sauvetage de migrants en Méditerranée par l’Open Arms, navire affrété par l’ONG Sea Watch.
Plusieurs semaines plus tôt, l’Open Arms, au terme d’une errance de vingt jours, avait été autorisé à débarquer dans des conditions de tension extrême dans le port de Lampedusa ses 83 passagers. Un épilogue rendu possible grâce à une ordonnance du procureur italien d’Agrigento, qui citait l’état psychologique et médical « explosif » des passagers. Pendant un temps, l’Open Arms était resté le seul navire de sauvetage opérant en Méditerranée, après que le Alan Kurdi (de l’organisation Sea Eye), le Sea Watch 3 (exploité par l’ONG Sea Watch) et le Mare Jonio (opéré par le groupe Mediterranean Saving Humans) ont été saisis, pour des motifs différents.
Ces quelques histoires illustrent toutes à quel point il est devenu difficile, ces derniers mois, pour les navires affrétés par des ONG d’effectuer des missions de recherche et de sauvetage, entre blocus des ports italiens et négociations sans fin des États européens sur les lieux de débarquement et les solutions de distribution ad hoc.
La situation s’est grandement détériorée depuis que Matteo Salvini est devenu Ministre de l’Intérieur italien au printemps 2018 et sa décision, quasi immédiate, d’interdire aux navires humanitaires d’accoster dans les ports italiens. Les ONG SOS-Méditerranée et Médecins sans Frontières avaient dû, en novembre 2018, interrompre leur mission de sauvetage après l’arrêt de l’Aquarius.
Pré-accord de Malte
Parti de Marseille le 4 août, l’Ocean Viking a effectué en quelques jours trois opérations de sauvetage et transportait à bord un total de 356 passagers, dont près de 100 mineurs non accompagnés. Se heurtant rapidement aux refus de débarquement italien et maltais, confronté à des tensions grandissantes à bord du navire, l’équipage de l’Ocean Viking dut effectuer des ronds dans l’eau pendant une douzaine de jours avant qu’une solution de débarquement fut trouvée, à Malte finalement. Mais pour cela, les États européens avaient dû, au préalable, s’accorder sur une solution de répartition des naufragés secourus.
Depuis cette première rotation difficile, la situation s’est légèrement améliorée : les délais entre sauvetage et débarquements ont été raccourcis, et la chute de Matteo Salvini a entraîné une légère réouverture de l’Italie sur la question des débarquements. Mais les États européens restent malgré tout maîtres du calendrier, et toute résolution de ces situations d’errance tributaire de leur bonne volonté. À l’occasion du Sommet de Malte, le 23 septembre dernier, un pré-accord entre quatre pays de l’Union européenne, a été trouvé en vue de la création d’un mécanisme de répartition automatique des demandeurs d’asile et migrants débarqués à Malte ou en Italie. Il est encore trop tôt pour en vérifier son bon fonctionnement.
Pour forcer la main des États, certaines des organisations de sauvetage, à l’instar de Pro Activa et de Sea Watch, ont tenté d’aborder le rapport de force d’une autre manière, refusant d’attendre les décisions étatiques. Elles l’auront payé de la réquisition de leurs navires, mais auront dans le même temps su créer les conditions d’un rapport de force sur le terrain public.
En parallèle, la mobilisation de certains secteurs de la société française s’est développée (comme dans d’autres pays côtiers, l’Italie en étant le premier exemple). Le 13 août 2019, le maire de la ville côtière de la Seyne-sur-Mer appelait les villes portuaires du littoral méditerranéen à accueillir des migrants, tandis que l’Anvita (Association nationale des villes et territoires accueillants), dirigée par Damien Carême, ancien maire de Grande-Synthe et désormais député européen Europe Écologie-les Verts, lançait, le 21 août, un appel à la mobilisation « pour un accueil digne et concerté des réfugiés-rescapés des armes de l’Océan Viking et de l’Open Arms ». De son côté, la CGT, l’un des principaux syndicats français, a appelé à l’ouverture des ports français le même jour. On se souvient également qu’en juin 2018, le Président de l’Assemblée de Corse, l’autonomiste Jean-Guy Talamoni, avait proposé d’accueillir l’Aquarius alors bloqué en mer sur ordre de Salvini, et que le chef du port de Sète, l’ancien ministre Jean-Luc Gayssot, avait fait la même offre.
Ces exemples illustrent les nombreux appuis dont bénéficient les opérateurs de navires dédiés au sauvetage en mer, ainsi que la capacité d’entraînement de ces derniers. Ils confirment aussi l’intérêt de construire des alliances, destinées autant à ne pas s’enfermer dans un face-à-face discret avec les États qu’à exposer publiquement le caractère inacceptable des obstructions étatiques.