Thierry PHILIPPONNAT
Directeur de l’Institut Friedland, président du Forum pour l’investissement responsable
L’Europe est minée par les discours de responsables politiques qui jouent double jeu, tenant certains propos à Bruxelles et d’autres dans leurs capitales. L’Europe est aussi contestée de l’intérieur, notamment au sein du Parlement européen. Comment mettre un terme à ces pratiques qui nuisent à l’Europe et nourrissent son impopularité auprès des citoyens ?
L’Europe est devenue le bouc émissaire de tous les maux de la société. Ce phénomène est nourri par le double langage qui sévit à peu près partout au sein de la classe politique. Il s’agit aujourd’hui de stopper cela, à défaut de quoi l’aventure de l’Union européenne sera bientôt terminée.
Quand il s’agit d’Europe, il existe – à droite comme à gauche, et tous pays confondus – trois types de personnalités politiques. En premier lieu, la grande masse des politiques « mainstream », qui jouent le jeu de l’Europe quand ils sont à Bruxelles et qui entament la mélodie du « c’est la faute à Bruxelles » dès qu’ils reviennent chez eux. Ensuite, la catégorie, croissante de surcroît, de ce qu’il est désormais convenu d’appeler les populistes, c’est-à-dire les politiciens spécialisés dans la mise en avant de solutions simplistes à des problèmes complexes. Leur mode opératoire est la division et leur refrain préféré, le rejet de l’autre. L’Europe est, pour eux, une aubaine. Elle leur permet de prospérer grâce à la conjonction de tous leurs ingrédients favoris : la distance entre « Bruxelles » et leurs capitales respectives, la complexité des processus décisionnels européens et la difficile interaction de nombreuses nationalités différentes. Enfin, le dernier « profil », fortement minoritaire, est celui des pro-Européens, généralement des députés au Parlement européen. Ces élus bénéficient rarement d’une notoriété conséquente dans leur pays d’origine.
Les deux premières catégories de leaders politiques de cette taxonomie rassemblent l’écrasante majorité de la classe politique. Ce constat signifie que les électeurs – de tous les États membres – sont soumis en permanence à une rhétorique populiste qui leur dit que l’Union européenne est à l’origine de tous leurs maux, et, en contrepoint quelque peu affaibli, l’argumentaire « mainstream » qui flirte avec elle dans l’espoir de justifier les mesures les moins populaires prises « à cause de Bruxelles ». La frange des politiques pro-européens – essentiellement des Parlementaires européens, le plus souvent convaincus, compétents et travailleurs –, est, quant à elle, largement inaudible car les députés opèrent principalement dans la sphère européenne, c’est-à-dire loin de leur électorat d’origine.
« Bruxelles » n’existe pas
Dans un monde politique cohérent, l’intérêt des responsables politiques converge avec l’intérêt de la zone politique dont ils ont la charge, et le mandat qu’ils reçoivent lorsqu’ils sont élus est en résonance avec la responsabilité qu’ils assument alors.
Cette situation n’est pas aujourd’hui celle qui prévaut dans l’Union européenne : à l’exception du cas des députés au Parlement européen dont le poids politique n’est pas suffisant, les « vrais » patrons de l’Europe sont aujourd’hui les dirigeants des pays les plus puissants de l’Union et le mandat de ces derniers leur est conféré à l’échelon national. Compte tenu de ce dernier point, il n’est pas étonnant qu’ils travaillent pour l’intérêt du pays qui les a portés à leur tête.
« Bruxelles » n’existe pas car les plus hautes décisions de l’Union sont prises par les responsables politiques nationaux via le Conseil des ministres, d’une part, et le Conseil européen, d’autre part. Le fait que ces responsables n’assument pas leurs décisions et adoptent en permanence une forme de double langage qui les mène à blâmer Bruxelles une fois rentrés chez eux ne change rien à cet état de fait : ce sont eux, les dirigeants nationaux, qui prennent les décisions politiques de Bruxelles.
Comment serait-il possible de faire évoluer cette situation ? Sans doute en mettant en place deux mesures. La première aurait pour objectif de mettre fin au : « c’est la faute à Bruxelles » en améliorant la transparence des prises de position et de décision. Rendre publiques et mettre en avant, de façon beaucoup plus systématique qu’aujourd’hui, les délibérations du Conseil des ministres, du Parlement européen et, dans la limite du possible, du Conseil européen permettrait de réduire dans une large mesure la pratique du double langage. Quoi de plus efficace, pour limiter la tentation naturelle des responsables politiques d’adapter leur discours à ce que chaque audience locale a envie d’entendre, que d’instituer un système supprimant de facto la notion d’audience locale ? La mesure consisterait notamment à mettre en place, par exemple, une retransmission systématique à la fois télévisuelle et via internet des débats au Conseil des ministres et au Parlement et, plus généralement, à établir et diffuser largement un compte rendu exhaustif des positions prises.
La deuxième mesure consisterait à mettre fin au « je profite de Bruxelles en travaillant à sa destruction ». L’une des grandes incohérences de l’Union européenne est sans nul doute le fait qu’elle finance ceux qui se sont donné comme tâche de la détruire… L’idée ici n’est évidemment pas de contester le droit de politiques ou de partis de s’opposer au principe même de l’Union européenne ou de plaider pour sa disparition. Ce droit est inhérent à la démocratie et doit être protégé au nom même des principes qui fondent l’idéal européen. L’idée est simplement de mettre un terme à une situation où des élus au Parlement européen travaillent ouvertement à la destruction de l’espace politique dont ils sont les élus et, pis encore, le font en étant financés par cet espace politique. Quelle entité peut raisonnablement consacrer des ressources financières à sa propre destruction ? Imagine-t-on un élu à la Douma, un membre du Congrès américain ou un parlementaire français travailler ouvertement à la destruction de la Russie, des États-Unis ou de la France ?
Députés anti-européens
Aujourd’hui, deux groupes politiques du Parlement européen, Europe de la liberté et de la démocratie directe (ELDD) et Europe des Nations et des Libertés (ENL) œuvrent ouvertement à la destruction de l’Union européenne. Ces groupes comptent, à eux deux, 83 membres élus – soit 11 % des membres du Parlement européen – ce qui représente une masse salariale brute annuelle (hors indemnités de présence) d’environ 8 millions d’euros à laquelle il convient d’ajouter environ 4 millions d’euros au titre des indemnités de frais généraux. À ces sommes viennent s’ajouter les subventions versées à chaque groupe politique constitué au sein du Parlement dont le montant représente plusieurs millions d’euros par an et par groupe. On notera que Jean-Marie Le Pen, Nigel Farage et Marine Le Pen, émargent au budget européen, en tant que députés, depuis, respectivement, 33, 18 et 13 ans…
Cette mesure pourrait s’articuler à trois niveaux. Il s’agirait, tout d’abord, de faire signer à chaque membre élu du Parlement européen une déclaration l’engageant à travailler en faveur de la construction de l’Union européenne. Il conviendrait aussi de faire signer à chaque groupe politique constitué au sein du Parlement européen une déclaration similaire, la signature de cette déclaration conditionnant le versement des subventions.
Enfin, dernier point, il serait judicieux d’instituer, au sein du Parlement européen, une commission disciplinaire veillant au respect de ces engagements.
Pour résoudre efficacement les problèmes qui minent aujourd’hui la dynamique de la politique européenne, les mesures proposées ne suffiront pas, à elles seules, loin s’en faut, à constituer les réponses politiques ambitieuses dont l’Union a besoin pour retrouver un souffle. Elles peuvent apparaître, cependant, comme les conditions préalables pour que la classe politique s’empare demain des sujets politiques essentiels que sont, entre autres, l’établissement d’une nationalité européenne, l’élection directe de représentants européens par les citoyens européens, la constitution d’une véritable classe politique européenne, la création d’impôts européens substituables aux impôts nationaux, l’octroi de pouvoirs de taxation au Parlement européen (retourner le principe du « pas de taxation sans représentation » en un « pas de représentation sans taxation » !). Autant de sujets que l’Europe ne pourra refuser d’aborder indéfiniment sans renier la cohérence de son projet.
L’auteur s’exprime ici à titre personnel.
Article publié le 6 février dans le Cercle des Echos