L’UE ET LES BALKANS – Les effets de l’obsession du contrôle des frontières dans les relations entre l’UE et les Balkans

Par Virginie Guiraudon, Directrice de recherches CNRS au Centre d’études européennes et comparées de Sciences Po Paris – LA REVUE #137

Depuis 2015 notamment, la question de la gestion des frontières est une priorité des institutions de l’Union européenne dans leurs rapports avec les États des Balkans occidentaux régis par un accord destabilisation et d’association qui fixe le cadre général des relations avec l’UE de l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, le Monténégro, la Serbie et le Kosovo. C’est en haut de l’agenda politique lors de sommets comme celui de Tirana, en décembre 2022, qui se centre sur la politique des visas. Cet enjeu est aussi au cœur des plans d’action de la Commission avec 201,7 millions d’euros alloués en 2021 et en 2022 pour gérer les migrations et les frontières auxquels s’ajoutent 30 millions en 2023 pour le programme EMPACT afin de lutter contre le trafic de migrants. Empêcher l’arrivée et le renvoi de migrants indésirables est privilégié dans les négociations entre l’UE et les Balkans : négociations abouties ou en cours sur des accords de réadmission ou pour que l’agence européenne Frontex puisse mener des opérations conjointes dans les pays concernés.

Il faut souligner que les objectifs des institutions de l’Union européenne, les instruments et moyens déployés sont les mêmes que ceux utilisés lors des élargissements passés, mais aussi vis-à-vis de pays tiers comme ceux du sud de la Méditerranée. Il n’y a pas d’attention particulière aux spécificités du contexte des Balkans, voire aux situations diverses des États qui la composent, une sorte de « one size fits all ». Ainsi, l’objectif est essentiellement d’empêcher l’arrivée sur le sol européen, soit en amont, avant que les personnes ne partent, en durcissant la politique de visas des pays des Balkans, soit en aval, une fois le parcours migratoire entamé, en dissuadant le franchissement irrégulier des frontières de ces États, notamment via les opérations de Frontex ou le renforcement des corps de gardes-frontières. Cette continuité, voire cette inertie des politiques européennes depuis les accords de Schengen de 1990, puis de l’institutionnalisation des politiques d’immigration, d’asile et de gestion des frontières, notamment avec le traité d’Amsterdam, posent question en elles-mêmes. Mais, ici, nous aimerions nous concentrer sur leurs conséquences, à la fois sur les rapports entre l’UE et ses partenaires balkaniques, sur ces derniers, mais aussi sur les personnes en migration dans les pays concernés.

Dans les années 1980 et 1990, les Balkans sont avant tout une région d’origine de flux de plusieurs centaines de milliers de personnes lors des guerres en ex-Yougoslavie et le changement de régime en Albanie. On se souvient peut-être de l’arrivée de 25 000 Albanais à Brindisi, le 7 mars 1991, première arrivée de ce type en Italie. Mais, entre juillet 2015 et mars 2016, l’ensemble des États des Balkans a été confronté à une conjonction inédite. La Turquie, qui accueillait déjà des millions de réfugiés syriens, laisse passer les personnes fuyant la Syrie, mais aussi l’Irak et l’Afghanistan, alors qu’au nord, en août 2015, Angela Merkel annonce l’ouverture de ses frontières et la suspension des accords de Dublin et, en septembre et octobre 2015, la Hongrie ferme tour à tour sa frontière avec la Serbie puis la Croatie.

Que se passe-t-il à partir du moment où l’UE montre ostensiblement son obsession sur la question de la gestion des migrations ? Pour les États des Balkans, comme cela l’est aussi pour les États du sud de la Méditerranée, c’est un atout dans les négociations. « Montrer patte blanche » sur la question des frontières permet de redorer sa réputation, ou d’obtenir des avancées dans d’autres domaines. Le gouvernement serbe d’Aleksandar Vučić l’a bien compris, en 2015, en assurant la logistique du transit entre la Grèce et la Hongrie de milliers de migrants, de façon plus ordonnée que certains voisins comme la Macédoine où les nombreux incidents à sa frontière ont renforcé son image d’État instable et défaillant. La Serbie a ensuite obtenu environ 100 millions d’euros d’aide, entre 2016 et 2019, pour la gestion des frontières, et le nouvel homme fort des années post-Milošević a été considéré comme un partenaire fiable, voire incontournable.

Mais il n’est pas besoin d’être un bon élève pour être réhabilité par l’UE. C’est le cas de l’Albanie, qui n’est pas seulement un pays de transit, mais dont de nombreux ressortissants se trouvent en situation irrégulière dans les pays de l’UE et dont un certain nombre est impliqué dans des réseaux criminels de trafic de migrants ou de trafic de drogue. L’Albanie est le premier pays des Balkans à signer un accord de réadmission avec l’UE, en 2005, pour renvoyer les ressortissants des États tiers dans leur pays. En 2010, l’Albanie signe un accord de libéralisation des visas pour les Albanais et, en contrepartie, accepte que les agences Europol et Frontex les aident à mettre en place des systèmes de collecte de données biométriques des personnes en migration sur leur territoire. En 2019, c’est le premier pays non européen à accueillir une opération conjointe de l’agence Frontex à ses frontières.

L’obsession du contrôle migratoire des institutions de l’UE influe sur la diplomatie. Elle dévoile aussi les incohérences de la politique européenne de voisinage. Si, officiellement, depuis le sommet de Copenhague de 1993, tout candidat à l’adhésion doit respecter l’État de droit, si l’on s’inquiète à Bruxelles de son non-respect dans certains États des Balkans, cet impératif du respect des droits de l’homme disparaît dès qu’il s’agit du contrôle des frontières. Le dernier cas en date est celui de la frontière entre la Bosnie et la Croatie,entrée dans l’espace Schengen en janvier 2023. Les refoulements illégaux, les violences et les exactions des gardes-frontières ont été amplement documentés. Le Commissaire européen chargé du voisinage, le Hongrois Olivér Várhelyi, annonce, en novembre 2022, que le camp de Lipa au nord de la Bosnie doit devenir un centre de détention. Pour éviter les dérives qu’amène toute politique essentiellement  sécuritaire en Croatie, l’idée est que ce soit la Bosnie où les migrants seront retenus. Le problème du respect du droit est donc déplacé d’un pays membre à des pays du voisinage.

Les acteurs d’externalisation de la politique des frontières de l’UE ne prennent pas en compte leurs effets dans les pays des Balkans. Pourtant, les chercheurs comme Ivan Krastev et d’autres alertent sur les conséquences délétères de la politique de l’UE sur les populations des Balkans et leur rapport à l’Europe. De nombreux habitants ont connu dans leurs familles l’expérience des migrations, parfois avec des passeurs, d’autres ont connu l’humiliation pour avoir des visas. D’autres s’inquiètent de voir des personnes arriver dans leur pays et rester coincés. Ce que l’UE leur promet, c’est d’être une zone tampon.

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