Auteur : Mario Telo’
Professeur de sciences politiques et de relations internationales à la LUISS (Libera Università Internazionale degli Studi Sociali) à Rome et à l’Université libre de Bruxelles (ULB), et président émérite de l’Institut d’Études européennes
L’Union européenne est encore bien trop souvent décrite comme affaiblie par les multiples crises auxquelles elle doit faire face. Pourtant, comme le rappelle le politologue Mario Telo’, à l’heure où une nouvelle Commission entre en fonction, les institutions européennes ont démontré leur grande force.
On n’a pas assez souligné le fait qu’entre les élections européennes de mai, les nominations du mois de juillet et la formation de la nouvelle Commission en septembre, on a assisté à une démonstration évidente de la force des institutions européennes.
Alors que prévaut un du pessimisme radical, que le conformisme des médias et des intellectuels fait qu’on ne peut plus parler de l’Union européenne sans employer les mots « crise », « déclin », « échec », « fin », « effondrement », etc. ; alors que règne un climat politique empreint de défaitisme dominé par les nationalistes souverainistes, et que les dirigeants en place, élus et fonctionnaires européens sans idées, semblent usés et épuisés – ce climat a même permis que la personne chargée de la relance européenne déclare l’UE en « crise existentielle » ; alors que le contexte intellectuel « spenglerien » ne permet plus que de publier des livres annonçant dans leurs titres la mort prochaine de l’Union, les institutions ont néanmoins démontré leur grande vitalité, telle une réplique du film « Revenant ». Les élections européennes au suffrage universel, avec un taux de participation croissant, n’ont pas seulement contenu la vague national-populiste sous la barre des 20 %, mais bloqué les tentatives d’une nouvelle alliance entre le Parti populiste européen (PPE) et les souverainistes, ce qui a eu pour conséquence de diviser le front des souverainistes entre les tenants de « l’exit » (les Britanniques, isolés), les membres du PPE (Orban), les nationalistes polonais, et les extrémistes (Le Pen et Salvini). Et tous ont renoncé à sortir tant de l’UE que de la zone euro. Le mouvement « 5 Étoiles » a même voté en faveur de la présidente von der Leyen. Certes, les forces social-démocrates ont subi des pertes importantes en France et Allemagne, même si la crise des gilets jaunes paraît surmontée et l’ascension fulgurante de l’AfD bloquée. Et bien sûr, il ne faut absolument pas se dire que le nationalisme est battu à jamais, mais il a en tout cas subi deux coups historiquement importants en 2019.
Avancées institutionnelles grâce au Brexit
Le Brexit, de crise de l’UE, s’est transformé en « une crise politique, du système partisan, des institutions de la démocratie, du rôle international, de l’identité culturelle et de l’unité même du Royaume-Uni », selon les termes employés par l’un des plus éminents politologues britanniques, le Professeur Andrew Gamble de l’Université de Cambridge. Boris Johnson connaît les mêmes débâcles que Theresa May et 700 000 jeunes ont manifesté en faveur de l’UE à Londres en octobre 2018. Certes, la sortie du Royaume-Uni est grave pour l’UE et son rôle mondial ; toutefois, non seulement aucune contagion ne s’est produite. Le Brexit constitue désormais un mauvais exemple aux yeux des Européens et il a permis des avancées institutionnelles qui auraient été impossibles à mener avec la Grande-Bretagne, comme l’Union pour la défense qui a débuté en 2018. C’est à l’UE d’offrir au Royaume-Uni une nouvelle place dans l’architecture institutionnelle européenne dont elle est le centre.
Les institutions européennes ont également prouvé leur remarquable capacité de renouvellement : la majorité parlementaire PSE-PPE a dû s’ouvrir aux libéraux après le succès du Président Macron et a permis l’élection d’un anti-salviniste italien, David Sassoli, à la tête du Parlement européen. Emmanuel Macron a joué un rôle clé dans ce jeu des nominations : deux femmes ont été portées aux postes les plus prestigieux : Ursula von der Leyen (à la tête de la Commission et à la BCE, Christine Lagarde), et Charles Michel a pris la présidence du Conseil européen. La succession à la présidence de la Commission a signé l’échec de la méthode des Spitzenkandidaten et a été marquée par une négociation parfois obscure, mais a finalement permis que soit choisie une femme, très européenne, certes ordo-libérale, mais ouverte aux enjeux sociaux et environnementaux.
Non pas plus de flexibilité, mais des règles partagées
Et enfin le choix de Frans Timmermans au poste de vice-président et d’un Commissaire apparenté Verts (l’une des formations qui a été la grande gagnante des élections), le Lituanien Virginijus Sinkevičius qui hérite du portefeuille de l’Environnement et des Océans confirme l’engagement de la nouvelle présidente en faveur d’une croissance soutenable. Le Financial Times a justement souligné la réponse forte attendue par la nouvelle Commission par rapport au défi économique des États-Unis de Trump avec la vice-présidente Margrethe Vestager pour rattraper le retard sur le numérique, la Française Sylvie Goulard au marché intérieur et à l’industrie et l’Espagnol Josep Borrell à la politique étrangère. L’opposition d’une partie du PSE à une Commission qui compte plus de socialistes que jamais, y compris deux vice-présidents de la stature politique et intellectuelle de Timmermans et Borrell, choisis en raison des excellents résultats de leurs partis respectifs, s’explique difficilement à moins qu’elle ne soit l’expression de règlements de compte internes.
Si l’on veut vraiment réduire la marche de progression des nationalistes, il faudra des résultats concrets et bien visibles. Le drôle de couple formé par Valdis Dombrovskis et Paolo Gentiloni devra faire face au difficile défi de construire un nouvel équilibre dynamique entre les règles de la rigueur et le fort engagement pour une croissance soutenable et une politique pour l’emploi. Sans surprise, combattre les dettes publiques excessives reste une priorité (dans l’intérêt des États endettés et des jeunes générations), mais, avec l’aide de la BCE, on peut poursuivre cet objectif en encourageant les investissements pour la recherche et l’innovation.
Il n’est pas besoin de plus de « flexibilité », mais il faut de nouvelles règles partagées et, tout d’abord, une réforme du Pacte de stabilité.
L’Europe a favorisé des évolutions nationales très significatives, grâce à un système institutionnel de plus en plus interdépendant et contraignant. La Grèce et le Portugal, contrairement à la rhétorique anti-européenne en vogue, sont sortis de la crise en dynamisant leurs économies et normalisant leurs systèmes politiques : la Grèce a connu une alternance démocratique et la défaite des fascistes grâce à l’opposition menée par l’ex-populiste Alexis Tsiprasanti, nationaliste et social-démocratisé ; au Portugal, la coalition de gauche est à l’origine du succès inattendu du modèle portugais. La Scandinavie sociale-démocrate montre que l’on peut endiguer l’avancée des nationaux-populistes grâce à des politiques d’intégration efficaces des immigrés et des réformes de l’État Providence. En Allemagne de l’Est, SPD et CDU ont empêché l’AfD de devenir le premier parti. En Autriche les nationaux-populistes sont exclus du gouvernement. On constate des succès anti-nationalistes en Slovaquie et dans d’autres pays de l’Est. Enfin, un changement radical est intervenu en août dans le gouvernement de la troisième économie de la zone Euro, l’Italie, sous l’apparence paradoxale de la continuité puisque le premier ministre, Giuseppe Conte est resté en fonction. Salvini, trahi par son erreur tactique mue par une forme d’hybris, désormais marginalisé et allié des fascistes dans l’opposition, alors même que les sondages le donnent toujours en tête, n’est pas la marque d’un simple changement d’alliance, d’ailleurs constitutionnel dans les Républiques parlementaires : le passage – grâce à l’évolution du mouvement « 5 Étoiles » et à la participation du Parti démocrate – du gouvernement le plus souverainiste au gouvernement le plus pro-européen de l’UE et la défaite politique de l’homme – Salvini – qui était devenu l’espoir et le symbole du succès et des ambitions souverainistes en Europe, a été rendu possible à Bruxelles et Strasbourg grâce au vote du mouvement « 5 Étoiles » en faveur d’Ursula von der Leyen. Romano Prodi a souhaité une « coalition Ursula » en Italie.
Les conditions pour un printemps européen sont en partie réunies. Le risque ? Qu’une fois le danger passé, on continue dans l’inertie du muddling through, que rien ne change dans l’UE. Or des réponses politiques fortes aux trois grands défis à l’agenda – la politique européenne de l’immigration et de l’intégration, au-delà des accords de Dublin ; la politique européenne de la croissance, soutenable et numérique ; le rôle proactif de l’UE par rapport au voisinage (monde arabe, Russie et surtout Afrique) et à la confrontation en cours entre États-Unis et Chine – sont plus que jamais nécessaires. Une politique étrangère efficace et cohérente, une relance du multilatéralisme, pourraient élargir le consensus interne pour l’UE.
Les institutions européennes intègrent, socialisent, changent les comportements des acteurs nationaux. La force des institutions a permis que la plus grande et longue crise de l’UE soit largement derrière nous. Mais, attention, en l’absence de résultats concrets, de vision commune, d’idées mobilisatrices, les nationalistes risquent de revenir avec encore plus de force tant au niveau national qu’à l’échelle européenne. Le devoir civique du monde de la recherche est de souligner et d’approfondir la portée, la complexité, et l’urgence dramatique de ces défis.