Par Hans-Dieter Heumann, ancien Ambassadeur d’Allemagne*
Par Landry Charrier, chercheur associé à l’Université de Bonn*
Jamais encore l’investiture d’un président américain n’avait fait l’objet d’une fascination comparable à celle suscitée par Donald Trump. Les Européens s’inquiètent de la politique isolationniste du Trump et des conséquences que celle-ci pourrait avoir sur leurs intérêts. Parviendront-ils à s’affirmer dans un monde en plein affolement (Thomas Gomart) ?
L’inquiétude des Européens est d’autant plus difficile à comprendre qu’ils ont déjà eu l’occasion de « pratiquer » Donald Trump (2017-2021). Ils savent que le trumpisme marquera une inflexion majeure dans les rapports de puissance. Ils doivent toutefois prendre acte du fait que leurs inquiétudes ne sont pas partagées de tous. C’est ce que montre la dernière enquête réalisée par le European Council on Foreign Relations (ECFR, 2025). Une majorité des personnes interrogées, en Inde ainsi qu’au Brésil, en Russie, en Afrique du Sud et en Arabie saoudite, est en effet d’avis que la présidence de Trump aura des conséquences largement positives pour leurs intérêts ainsi que pour la paix en Ukraine et au Moyen-Orient. Nombre d’entre elles approuvent également l’approche transactionnelle promue par le Président. Les Européens ont raison de le déplorer, le multilatéralisme ayant pour vertu première de produire de la stabilité. Ils auraient en revanche tort d’en négliger les opportunités.
La France et l’Allemagne, ont très tôt reconnu la nécessité pour l’UE de penser en termes géopolitiques : le concept de « souveraineté européenne », compris comme conditio sine qua non à l’exercice d’une puissance collective, en est l’expression la plus éclatante. Il s’agit maintenant pour l’Union de « sortir de son isolement mental » (Thomas Gomart), d’abandonner le mythe de son impuissance et de « choisir l’histoire » (Timothy Snyder). L’Europe n’y parviendra qu’à partir du moment où certains pays exerceront un leadership fort. La France et l’Allemagne, « le noyau dur du noyau dur » (Karl Lamers & Wolfgang Schäuble), ont longtemps assumé ce rôle. Aujourd’hui, force est cependant de constater que les deux pays n’en ont plus les moyens : le premier est affaibli, le second largement isolé.
Au cours des dernières années, la peur est devenue un facteur central dans l’évolution des rapports de force internationaux. L’Europe n’échappe pas au phénomène et est peut-être même l’une des régions du « nouvel ordre émotionnel » (Dominique Moïsi) où celle-ci exerce la plus forte emprise. La perception négative que les Européens ont d’eux-mêmes tient pour une large part au fait que l’Union n’est pas un État sui generis disposant des attributs « classiques » de la puissance (économiques, politiques et militaires). C’est pourtant précisément parce qu’elle est un système complexe et flexible, à mi-chemin entre les gouvernements nationaux et les institutions européennes, qu’elle est capable d’agir. L’UE est une « communauté d’apprentissage » (Heinrich-August Winkler) qui a su tirer parti des crises qu’elle a traversées, de manière rapprochée au cours des vingt dernières années, pour aller de l’avant. La crise ouverte par l’invasion de l’Ukraine par la Russie l’a une nouvelle fois démontré (même si de nombreuses questions restent encore en suspens), celle ouverte par l’élection de Donald Trump pourrait lui permettre d’effectuer un nouveau saut qualitatif, d’une ampleur peut-être jamais connue depuis le début de l’aventure européenne. L’Europe en a le potentiel.
La puissance de l’Europe repose en premier lieu sur sa compétitivité. Le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne (9 septembre 2024) explique que les questions de sécurité et de défense en sont des composantes majeures. En soi, le constat n’est pas nouveau : dès 2019, la Commission avait fait de la « géopolitisation » des politiques économiques, une pièce centrale des priorités qu’elle entendait promouvoir au titre du principe d’ «autonomie stratégique ». Le contexte dans lequel celui-ci s’inscrit est néanmoins aujourd’hui tout autre. Pour alarmant qu’il soit – « L’Europe décroche » –, le rapport identifie 170 mesures censées permettre à l’Europe de converger vers un modèle plus intégré et ce faisant, de s’imposer comme un acteur mondial de premier plan.
Les Européens ont consacré 326 milliards d’euros à leur défense en 2024, soit 1,9 de leur PIB cumulé. Cela fait de l’Union la deuxième puissance militaire mondiale, loin derrière les États-Unis (780 milliards d’euros) mais devant la Chine dont le budget défense atteindrait 214 milliards d’euros. Les Européens dépensent donc trois fois plus à leur défense que la Russie (110 milliards d’euros en 2024). L’Europe dispose également d’industries d’armement de haut niveau, six d’entre elles comptent d’ailleurs parmi les plus grands exportateurs d’armes au monde. Elle est néanmoins dépendante à 80% de pays non européens, des États-Unis notamment (60%). Cette dépendance l’expose à des actes de coercition – les menaces brandies par Donald Trump durant la campagne électorale en sont les signes avant-coureurs – et impose de développer un marché commun pour l’industrie de la sécurité et de la défense ; selon la logique décrite par Mario Draghi. C’est là l’une des clefs de la souveraineté européenne.
L’écart entre la puissance potentielle et réelle de l’Europe s’explique en premier lieu par l’absence d’un leadership cohérent. Assumer un tel rôle suppose de disposer des ressources nécessaires mais aussi d’être en capacité d’agréger d’autres États. C’est la situation géopolitique qui en détermine la nature et celle-ci impose aujourd’hui d’élargir le format initial (France/Allemagne) à deux autres acteurs ; la Pologne et la Grande-Bretagne :
- la Pologne en tant que pays de « la ligne de front » et garant de la sécurité du flanc Est de l’OTAN ;
- la Grande-Bretagne pour sa puissance militaire et sa capacité à intervenir en coalition. Londres est par ailleurs un acteur incontournable en mers du Nord et Baltique, deux espaces appelés à jouer un rôle de premier plan dans le contexte du développement de l’éolien offshore et de l’hydrogène vert (dont l’Europe continentale profitera du reste pleinement).
Les conditions y sont favorables :
- lancés dans un contexte marqué par la nécessité de réaliser des économies d’échelle, les traités de Lancaster House (2 novembre 2010) ont permis un approfondissement substantiel de la coopération franco-britannique dans les domaines militaire et nucléaire ainsi qu’en matière de recherche et de développement ;
- le traité d’Aix-la-Chapelle (22 janvier 2019) comporte une clause d’assistance mutuelle (chapitre 2, article 4) qui n’est pas sans rappeler la promesse que Jacques Chirac et John Major s’était donnée en 1995 (« Nous n’imaginons pas de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’un de nos deux pays, la France et le Royaume-Uni, pourraient être menacés sans que les intérêts vitaux de l’autre ne le soient aussi ») et qu’Emmanuel Macron et Rishi Sunak ont réitérée dans la Joint Leaders’ Declaration du 10 mars 2023 ;
- l’accord de Trinity House du 23 octobre 2024 sur la coopération germano-britannique en matière d’armement et de défense ferme le triangle avec la France et la Grande-Bretagne.
Ainsi, les trois pays sont désormais liés par des accords aux finalités identiques : favoriser les logiques d’intégration.
Prévue de longue date, la signature du « traité de Nancy » entre la France et la Pologne devrait intervenir courant 2025 et permettre de nouvelles coopérations structurées dans les domaines stratégiques. De leur coté, Donald Tusk et Keir Starmer ont récemment annoncé vouloir formaliser leurs relations en matière de sécurité et de défense. Resterait alors l’Allemagne, isolée pour avoir par trop négligé ses partenaires européens. Le candidat Merz (le mieux placé pour accéder à la chancellerie) semble avoir compris qu’il y a urgence à agir : ses discours des 4 décembre 2024 et 24 janvier 2025 ont posé les jalons d’une politique qui, pour conforme qu’elle serait avec la vocation historique de l’Allemagne, pourrait contribuer de façon décisive à l’émergence d’un noyau dur capable d’apporter des réponses cohérentes, intégrées et intégrantes aux défis que la France et l’Allemagne ne peuvent plus relever seuls. L’Europe a des raisons d’espérer, l’Europe puissance n’est pas un mythe.
Les auteurs
*Landry Charrier, Chercheur associé au Center for Advanced Security, Strategic and Integration Studies (Université de Bonn), au Global Governance Institute (Bruxelles), à l’UMR 8138 Sorbonne – Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe et rédacteur en chef de la revue franco-allemande dokdoc.eu.
*Hans-Dieter Heumann, Ancien Ambassadeur d’Allemagne et chercheur associé au Center for Advanced Security, Strategic and Integration Studies (Université de Bonn)
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