Carole ULMER
Directrice des études, Confrontations Europe
Plusieurs semaines après le référendum britannique, l’onde de choc n’en finit pas de se propager irrigant toutes les actions et politiques communautaires. En cette rentrée 2016, la question qui taraude le microcosme européen et qui fut au cœur du discours sur l’État de l’Union du président Jean-Claude Juncker le 14 septembre et du Sommet des chefs d’État et de gouvernement de Bratislava le 16 septembre est claire : comment relancer l’Europe ?
« Le Brexit, c’est la revanche des perdants de la mondialisation, et le rejet en bloc des solutions des élites londoniennes ou bruxelloises » affirmait Peter Ricketts, ancien ambassadeur du Royaume-Uni en France. Mais quels sont les enseignements que tous les pays européens peuvent tirer de ce vote ? Trois lignes de réflexion doivent sous-tendre l’ensemble des travaux que l’Union européenne entend mener au cours des prochains mois.
L’Union européenne traverse fondamentalement une « crise existentielle », une crise identitaire. Le Brexit en est le reflet, tout comme les élections locales en Poméranie occidentale et dans la pourtant très cosmopolitique capitale berlinoise. Montée des extrêmes, repli sur soi et prégnance des égoïsmes nationaux reflètent « une perte de conscience d’un destin collectif » comme le résume Philippe Herzog. Qu’est-ce qu’être européen aujourd’hui ? Partageons-nous les mêmes valeurs de liberté de pensée, d’expression et d’action, d’égalité entre individus, de respect des différences, de solidarité, etc. ? La crise des réfugiés a notamment mis en lumière des approches très différentes de l’idée même de la nation entre les pays européens. La crise économique a, elle aussi, exacerbé les différences d’approches culturelles des questions de stabilité budgétaire, d’investissements et de solidarité entre, notamment, Allemands et pays « du Sud ».
Notre diversité culturelle est la richesse de l’Europe. Aujourd’hui pourtant nos différences sont devenues notre talon d’Achille. Quelle richesse de pouvoir partager nos littératures, nos œuvres musicales ou cinématographiques si diverses ! Mieux comprendre nos voisins, établir des espaces publics européens de dialogue et promouvoir une éducation européenne transnationale sont autant de ressorts indispensables à une véritable réanimation du projet européen. Ne pas traiter ce sujet fondamental d’un affectio societatis, c’est risquer de poursuivre dans la voie d’une Europe à marche forcée, qui donne l’impression aux citoyens qu’elle se fait sans eux.
Nos valeurs sont aujourd’hui menacées dans le monde, par des dirigeants de grands pays, par des populistes de tous types, par des groupes fondamentalistes, mais aussi par des grandes entreprises qui font tout pour éviter de payer leurs impôts là où elles font leur profit etc. L’intérêt pour nos peuples mais aussi pour les autres peuples du monde est que l’Europe persiste et défende son système de valeur par rapport à d’autres entités.
Mondialisation et capitalisme en question
Le référendum est aussi l’expression d’une forme de rejet de la mondialisation. Aujourd’hui, cette dernière présente des effets négatifs en terme de concentration de pouvoirs et d’accroissement des inégalités. Elle fait des perdants notamment dans nos économies occidentales C’est notre modèle de croissance même qui est remis en cause. Il nous faut « civiliser le capitalisme » affirmait, lors du dernier G20, le Premier ministre australien.
Le professeur Dani Rodrik (Harvard) estime que le triptyque démocratie, souveraineté nationale et intégration économique globale ne peut fonctionner de manière viable. Quels choix voulons-nous faire ? Si l’on veut préserver à la fois la démocratie et l’ouverture au monde, cela pose la question des accords supranationaux et internationaux signés par nos nations. C’est bien la question soulevée par le Brexit. Certains voient dans ces accords des contraintes et souhaitent « reprendre le contrôle », d’autres y voient l’opportunité de partager la souveraineté pour être plus forts ensemble.
L’UE traverse, enfin, une profonde crise politique et démocratique. La légitimité des institutions communautaires – ventre mou de notre système politique – est régulièrement battue en brèche souvent par les leaders nationaux eux-mêmes. La méthode qui a consisté à empiler des souverainetés nationales en espérant que la construction européenne devienne un jour proche des citoyens n’a pas fonctionné. Pendant des années, un « consensus permissif »(1) a fait passer au second plan cette crise de la légitimité démocratique, mais ce dernier a maintenant explosé.
Comme le démontre Martin Wolf(2), la question soulevée par le Brexit est de savoir si les États membres – par la délégation des pouvoirs qu’ils consentent auprès de l’Union, exercent leur souveraineté avec une plus grande efficacité par le biais des Traités européens ou non. Est-ce que l’adhésion permet le bon équilibre entre la nécessité de rendre des comptes à ses concitoyens (accountability) et l’efficacité dans l’exercice des pouvoirs délégués ? Ne nous y trompons pas, cette question se pose dans divers États membres. Faut-il rapatrier des compétences ? Faut-il agir ensemble pour être plus fort en matière de défense, de sécurité de politique extérieure, etc. ?
Cela amène à deux constats. Le premier est que l’on ne doit plus ignorer les criants appels des populations à une meilleure prise en compte de leurs attentes. Mettre en place et rendre facilement appropriables les modalités d’une meilleure participation des citoyens à la vie démocratique de l’Union européenne est une condition sine qua non de sa survie. Philippe Herzog soulevait cet impératif en 1996 déjà… Cette nécessité est aujourd’hui plus forte que jamais.
Le second est que c’est l’ensemble des compétences et des politiques que nous partageons au sein de l’Union européenne qui sont aujourd’hui passées au crible de ce questionnement – implicitement ou non. À force d’avoir crié au loup, d’un « Sommet de la dernière chance » à l’autre, on a bien du mal aujourd’hui à prendre la mesure et le sérieux de la menace réelle de délitement de l’Union. Pourtant, this time is different. Beaucoup de dirigeants ont peur – pour la première fois depuis sa création – d’une véritable destruction de la construction européenne.
Sortir de l’euro ?
Les fondamentaux de la construction de l’Union européenne sont aujourd’hui en débat. Plutôt que de chercher à répondre aux propositions britanniques, les Européens feraient bien de se demander ce qu’ils veulent pour eux-mêmes avant tout ! Qu’attendons-nous de l’Union européenne ? de la zone euro ? Que voulons-nous faire du grand marché ? Quels sont ceux qui sont désireux d’engager une vraie Europe politique, dans les domaines où elle est nécessaire, et seulement dans ceux-là ? Selon les politiques évoquées, on le voit, les géographies deviennent multiples comme autant de cercles divers qui se recouvrent mais jamais ne coïncident parfaitement. Des questions difficiles d’Europe des Cercles à redessiner sont devant nous.
Prenons l’euro tout d’abord. L’économie n’est plus un facteur d’unification des Européens. Malgré les promesses, l’euro n’a pas permis de résorber les divergences de compétitivité, au contraire, sa construction bancale n’a fait que les accroître. Certains voient toujours dans la monnaie unique un élément protecteur majeur et certains pays, comme la Pologne, veulent toujours rejoindre la zone euro. D’autres – comme Stiglitz – avancent l’hypothèse d’une nécessité de sortir de l’euro pour sauver l’Europe. Confrontations Europe souligne depuis longtemps la nécessité de véritablement compléter l’Union économique et monétaire, tout en consolidant l’UE.
Une autre question épineuse à traiter sera celle de la liberté de circulation des personnes. Liberté périmée ou liberté inséparable des autres ? Les négociations avec les Britanniques ne manqueront pas de susciter des débats intenses partout ailleurs ; et même avant cela, c’est l’accord que la Suisse(3) parviendra à trouver sur cette même question dès le printemps 2017 qui devrait donner le ton. De son côté, le think tank européen Bruegel(4) bat en brèche ce principe et propose un partenariat continental où il propose de renoncer à la libre circulation des personnes tout en maintenant un accès au Marché unique. Le simple fait qu’une telle hypothèse soit envisagée par un think tank sérieux est un soi révélateur du climat de profonde remise en cause de la construction de l’UE.
« Nous avons maintenant un choix très important à faire. Cédons-nous à un sentiment bien naturel de frustration ? Ou bien pensons-nous qu’il est temps de remonter nos manches ? », se demandait très justement Jean-Claude Juncker. On ne nous présente bien trop souvent que deux options extrêmes : un pragmatisme modeste de l’Europe des petits pas et un nationalisme virulent. Trouver la voie étroite entre les deux est le défi que doivent aujourd’hui relever conjointement les dirigeants européens et nationaux. Retrouver un leadership politique fort qui agit résolument pour bâtir une croissance inclusive sobre et innovante en Europe, voilà ce que cherchent un grand nombre d’Européens déboussolés.
1) Thierry Chopin, Fondation Robert Schuman
2) Democratic capitalism in peril, Martin Wolf, FT, 31 août 2016
3) Suite au référendum d’initiative populaire intervenu en 2014 pour demander l’introduction de quotas annuels de migrants, la Suisse doit négocier avec l’UE pour trouver une issue avant le printemps 2017
4) Europe after Brexit : a proposal for a continental partnership, Jean Pisani-Ferry, 25 août 2016