Dans une interview accordée à Pierre Fouquet, Mario Tèlo, Président émérite de l’Institut d’études européennes de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) appelle à la construction d’une Europe plus démocratique et souveraine.
Pierre Fouquet : Le 24 février, les troupes russes ont envahi l’Ukraine. Depuis 5 mois, la guerre dure et s’intensifie mais ne semble pas tourner en faveur d’un camp ou d’un autre. Quel rôle l’UE peut-elle jouer pour contribuer à sortir de l’impasse ?
Mario Telò : Cette guerre terrible a lieu à nos frontières. L’Union européenne a fait un choix très clair : défendre l’Ukraine de l’agression russe. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a un agressé et un agresseur.
En ce sens, le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) a un rôle important à jouer pour préciser le concept d’ « autonomie stratégique » de l’Union, en conciliant une identité internationale et une certaine autonomie face à l’OTAN. D’un côté, nous avons besoin des Etats-Unis car ils disposent du plus grand budget de défense au monde et garantissent la sécurité de chaque Etat membre de l’OTAN (article 5 du Traité). De l’autre, être totalement identifié à l’OTAN entrainerait un discrédit de l’UE, notamment avec l’Amérique latine, l’Inde ou encore l’Afrique. La guerre en Ukraine nous force à jouer les équilibristes.
Il incombe également à l’UE une responsabilité continentale d’encadrement et de protection des Etats européens non-membres. Dans le prolongement, la France a eu raison, à mon sens, de concilier économie-défense-humanitaire et une perspective de relance pour construire un « ordre paneuropéen de paix », qui à l’horizon 2030 sera incontournable. Nous devons proposer des politiques d’élargissement de l’Union mais aussi, et surtout, des politiques d’architecture globale de la sécurité du continent : par exemple, la Communauté politique proposée par le président Macron au Parlement Européen le 9 mai. Il s’agirait d’une confédération, comme l’avait définie François Mitterrand en 1989, un cercle concentrique plus vaste autour de l’ UE. Cela offrira aux Etats membres un certain sens d’appartenance commune, sans être confondu avec l’élargissement. Ces propositions devront inclure d’autres voisins, la Grande-Bretagne ou la Turquie, l’Europe de l’Est et les pays du bassin méditerranéen. Au nom de nos valeurs communes, nous pouvons associer des Etats, partageant un destin commun européen, notamment dans le domaine de la sécurité.
Pierre Fouquet : La guerre en Ukraine suscite depuis février d’importants débats sur la politique de défense européenne. La réponse militaire européenne est, dans les crises, largement otanienne. Malgré ça, certaines avancées de l’UE ont marqué ces derniers mois. Selon vous, peut-on voir émerger un jour une réelle défense européenne souveraine ?
Mario Telò : Lors de la présidence française du conseil de l’UE (PFUE), les Etats membres ont adopté en mars 2022 une « Boussole stratégique », une analyse commune des défis et des menaces qui se posent à l’UE et des propositions concrètes. Cette Boussole stratégique renforce la politique étrangère, de sécurité et de défense commune et la dote notamment d’une capacité de déploiement rapide de 5 000 hommes. Cette histoire de défense commune n’est pas toute jeune : c’est Jean Monnet qui avait lancé l’idée d’une armée européenne en 1951 : « la Communauté Européenne de Défense (CED) », mais sans succès suite au blocage des gaullistes et des communistes français en 1954.
Aujourd’hui, les paradigmes ont changé : la peur de la Russie a joué un rôle fédérateur. Le référendum danois du 1er juin en faveur d’une intégration à la défense européenne est un signe clair de ce changement de mentalités. Enfin, depuis 2017, la Coopération structurée permanente (CSP ou PESCO), donne la possibilité de coopérer plus étroitement dans le domaine de la sécurité et de la défense.
Pierre Fouquet : Selon vous, la politique européenne de défense peut-elle être intégrée dans l’OTAN ?
Mario Telò : Plus qu’elle ne s’intègre, elle est, je dirais, complémentaire. Cela signifie que nous sommes conscients, notamment à l’est de l’Europe, que l’alliance ne répond pas à une conception idéologique et manichéenne, mais bien à une réalité politique due aux rapports de force nucléaires. Nous avons encore besoin des Etats-Unis, de cette alliance avec les Etats-Unis pendant au minimum encore une ou deux décennies.
Pierre Fouquet : Vis-à-vis de l’Ukraine, ou des pays des Balkans qui manifestent leur volonté d’intégrer l’Union européenne, quelle est selon vous la politique d’élargissement à adopter pour l’UE ? Quel regard portez-vous sur le statut « d’Etat candidat » à l’entrée dans l’UE accordée à l’Ukraine par les Vingt-Sept ?
Mario Telò : La question est primordiale mais elle ne pourra être correctement traitée sans une réforme du Traité de Lisbonne mettant fin à la règle de l’unanimité qui alourdie considérablement la prise de décision politique européenne, notamment en matière de politique étrangère. La Conférence pour le futur de l’Europe (2021-2022) a avancé l’idée d’une réforme des traités qui a été reprise dans les propositions du Président Macron lors de son discours du 9 mai au Parlement européen. Cette réforme devrait permettre la généralisation du vote majoritaire au Conseil ; le vote unanime paralyse régulièrement les décisions de ce Conseil à cause des vétos individuels de certains Etats membres, le plus souvent de la Hongrie et de la Pologne.
A mon sens, la réforme des traités est la première priorité. La deuxième est celle de l’élargissement. En avalisant le statut de candidat officiel de l’Ukraine à l’intégration européenne, l’UE envoie un double message : celui d’un soutien politique au peuple ukrainien et celui d’une solidarité européenne forte. Il faut bien noter que le processus d’adhésion à l’UE prend un temps considérable, des milliers de pages de lois et de normes à intégrer (acquis communautaire). La Roumanie a mis 15 ans pour être admise, l’Espagne 10 ans et la Turquie est toujours candidate depuis 2004.
Concernant le processus préalable, la réforme des Traités, que faire si un Etat membre sur deux est contre ? Nous devrions travailler à une intégration différenciée car nous devons continuer d’avancer, malgré les dissensions…
Pierre Fouquet : Vous pensez à la théorie des cercles concentriques ?
Mario Telo : Exactement ! Et là, je pense que la France de Macron peut jouer (avec l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie) un rôle essentiel dans cette dynamique : établir un noyau dur européen qui pourrait faire avancer l’intégration politique, notamment sur les questions de sécurité, de défense et de politique étrangère. Ce cercle concentrique, ce noyau central plus intégré, se doit de rester ouvert et d’accepter de nouveaux membres si certains en manifestaient le désir, comme ce fut le cas avec l’espace Schengen. Le but recherché n’est pas de créer une Europe à plusieurs vitesses mais bien un projet politique d’intégration politique approfondie.
Pierre Fouquet : En plus d’une réforme possible des traités « par le haut », nous pouvons également évoquer la réforme des traités « par le bas » avec la Conférence sur l’avenir de l’Europe. L’UE a lancé cette grande consultation citoyenne dans tous les Etats membres afin de permettre l’expression de tous les citoyens européens sur leurs visions de l’intégration européenne et le rôle de l’UE dans leur vie quotidienne. Elle a débouché sur 6 465 évènements, 7 plénières et plus de 49 propositions finales. Quel regard portez-vous sur cette consultation ? Devrait-on pérenniser un outil de démocratie directe permettant de faire le lien entre citoyens, territoires, représentants politiques et institutions ?
Mario Telò : La conférence sur l’avenir de l’Europe a duré un an et permis la participation régulière d’environ 50 000 citoyens. A l’échelle du continent, ce n’est pas grand-chose mais c’est tout de même la plus grande initiative au monde en matière de démocratie délibérative, élargissant et concrétisant, par ailleurs, les ambitions fixées dans le traité de Lisbonne.
L’UE est une démocratie déléguée, mais aussi une démocratie participative. Pour ses millions de citoyens, il était possible durant une année de donner son avis et de proposer des idées concrètes : cette conception de la démocratie va dans le sens d’une consolidation et d’un approfondissement de l’intégration européenne. Cela ouvre une fenêtre enthousiasmante pour l’avenir de la démocratie européenne.
Pierre Fouquet : La représentation démocratique est pourtant, partout en Europe, malade. Le taux de participation lors de l’élection européenne de 2019 était d’environ 50%, dont seulement 42% pour les moins de 25 ans. En France, l’élection présidentielle n’a mobilisé qu’un peu plus de la moitié des moins de 25 ans au premier tour, 41% d’entre-deux s’étant abstenus. Quel est votre regard sur ce « désengagement des urnes », notamment chez les jeunes ? L’UE est-elle l’échelle pertinente pour répondre à cette crise de la démocratie représentative ?
Mario Telò : Les disfonctionnements des démocraties sont causés le plus souvent par des spécificités nationales. Cependant, il est vrai qu’on observe une diminution générale de la participation électorale et le risque du retour du populisme au sein de l’UE. Nous avons eu une grande vague populiste entre 2015 et 2018, mais qui fut battue aux élections européennes de 2019 ; prouvant que nous pouvons encore gagner, avec certaines exceptions comme en Hongrie et en Pologne.
En Italie, il existe une telle force d’attraction des institutions européennes que les populistes se sont ralliés à l’UE en cours de mandat, pendant le gouvernement Draghi, le plus européen de l’histoire italienne. La force intégrationniste des institutions européennes – le Parlement et le dynamisme de la sphère publique européenne – a fait que même après la chute de Mario Draghi, les leaders populistes, des partis comme le Mouvement 5 Etoiles et la Ligue du Nord n’osent plus parler de sortie de l’Euro, et encore moins de sortie de l’UE. Il est désormais question pour eux d’ « une transformation de l’UE de l’intérieur » selon la vision qui rappelle Margaret Thatcher ou l’Europe des nations.
Une ombre au tableau : les diatribes politiques anti-UE se multiplient. Le Brexit, malgré son insuccès reste une alternative compétitive. La Russie souhaite activement la désintégration du projet européen ; le Président américain Donald Trump soutenait sans retenue le Brexit et la Chine, qui avait toujours défendu l’intégration européenne depuis Mao Zedong a commencé, en 2013, ses nouvelles routes de la soie divisant de facto l’UE (« conférences 17+1 » à Budapest). Les élections européennes de 2019 et le succès pour le camp pro-européen ont heureusement permis de contrecarrer une offensive inouïe. Personne ne parle désormais de sortie de l’Euro ou de l’UE : c’est une victoire nette des institutions européennes. Le Brexit n’a été, finalement, qu’un événement isolé.
Pierre Fouquet : Afin d’accompagner la construction d’une autonomie stratégique de l’UE, quelles priorités voyez-vous pour l’intégration européenne à l’horizon 2050 ?
Mario Telò : Deux éléments : le premier est la consolidation du modèle social européen et le deuxième, celui du renforcement de l’Europe dans le monde. Il faut améliorer le caractère politique de nos relations internationales : l’Europe est une puissance commerciale mais elle n’est pas encore une puissance politique.
Je souhaiterais m’attarder sur le premier point. Le débat français de 1982/1983 est, à mon avis, un tournant historique fondamental : il est aussi à l’origine de la démarche fondatrice de Confrontations Europe, qui continue aujourd’hui à mettre l’accent sur l’articulation entre politique industrielle, politique sociale et politique économique. En 1982, les rapports de force internationaux étaient devenus défavorables pour la diffusion de la social-démocratie, particulièrement après la victoire de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni. Le voies nationales vers les reformes et les politiques keynésiennes sont devenues impossibles : c’était la conclusion convergente de Willy Brandt en Allemagne, Enrico Berlinguer et Altiero Spinelli en Italie, François Mitterrand et Jacques Delors en France. Le réformisme mitterrandien avait besoin d’une dimension et d’une échelle européenne dans cet œuvre de construction de « socialisme élargie ». Il est important que les générations actuelles continuent et prolongent ce chantier de construction d’un modèle social européen complémentaire des modèles nationaux.
Des voix s’élèvent, en Europe, en faveur d’un socialisme et d’une économie nationaliste. Cette conception serait suicidaire. L’UE est certes imparfaite et de nombreuses règles méritent d’être révisées mais fort du dialogue multilatéral entretenue entre le Conseil, le Parlement et la Commission, le projet européen peut améliorer son fonctionnement, sa cohérence et sa profondeur politique. C’est d’ailleurs toute la démarche de Jacques Delors, artisan principal du tournant de 1985 et de l’Europe faite de la « la compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit». Une sorte de troisième voie entre le keynésianisme national et les concessions au néolibéralisme : celle d’une union économique et sociale, une voie européenne vers le réformisme !