L’Europe à construire – Identification et refondation

Philippe HERZOG

Président fondateur de Confrontations Europe

Nous sommes aujourd’hui réunis pour parler de la question de l’identité européenne comme enjeu politique. Depuis de nombreuses années j’étudie les domaines de l’éthique et de la culture, qui sont au cœur de la crise de la civilisation européenne. De grands penseurs comme Paul Valéry et Hannah Arendt l’analysaient déjà dans l’entre-deux guerres. Aujourd’hui beaucoup de travaux examinent ses développements. La civilisation, c’est ce que des sociétés partagent sur de très longues durées : culture, relations socio-politiques, et économie. Ces trois dimensions sont imbriquées.

J’ai commencé à rédiger sur ce thème après Charlie, dans un petit livre intitulé Identités et valeurs : quel combat ?, à un moment où la société française cherchait à se réunir pour éprouver son unité. Puis le King’s College de Londres, dans le contexte de la préparation du référendum britannique, a voulu explorer le triptyque identité-prospérité-sécurité et m’a demandé de travailler sur l’identité. J’ai rédigé alors l’essai L’identité de l’Europe, vers une refondation. Mes amis pensaient que la Grande-Bretagne resterait dans l’Union européenne. Mais le choc du Brexit donne encore plus d’actualité à nos réflexions. Le diagnostic de la crise est incomplet si l’on ne voit que ses dimensions économiques et politiques. Ce qui me frappe, c’est la difficulté à reconnaitre la profondeur de la crise de la culture – pourtant objet de tant d’avertissements et de travaux depuis plus d’un siècle – et à mener un dialogue sur l’identité européenne afin de la régénérer. Pourtant la culture est un enjeu politique majeur, il s’agit de la pensée et de l’agir, elle conditionne la formation des humains et le devenir de la cité. Certains politiciens s’emparent de la question de l’identité nationale, d’autre tergiversent ou ne veulent pas en entendre parler. L’identité n’est pas une essence, c’est une représentation et une aspiration qui mobilise des références et qui évolue. La population en France et ailleurs cherche à retrouver son identité, c’est-à-dire à identifier qui elle est, comment elle fait ou non société, quel est son passé et son avenir. Dans les cycles de vies individuels, et face à des mutations et à des chocs collectifs, l’identité est formation, développement, remise en question. Il y a plus de cinquante ans, le psychanalyste américain Erik Erikson a fait de magnifiques études sur les crises d’identité dans les cycles de vie. Selon moi la question de l’identité est toujours aussi un enjeu collectif. Me différenciant de ceux qui nous enferment dans une identité nationale, je voudrais montrer qu’on ne peut restaurer cette dernière qu’à condition de porter intérêt à une identité européenne, qui doit elle-même être complètement ancrée dans une perspective nouvelle de civilisation mondiale. Et je souhaite essayer de montrer en quoi la recherche d’identité européenne doit se marier à un projet politique de refondation de notre Union. J’entends le Président de la République dire qu’il ne faut pas parler d’identité, mais seulement de projet. Or il ne peut pas y avoir de projet politique qui puisse inspirer les gens et provoquer des engagements, sans régénération de l’identité.

Pourquoi l’identité est-elle un enjeu politique ?

Les questions existentielles sont individuelles et collectives. Aujourd’hui face à des mutations sans précédent, la révolution numérique et la mondialisation du marché, nos sociétés se divisent, tout en cherchant leur unité. Nous nous opposons sans réussir à partager des valeurs, des récits, des biens. L’Etat, l’espace public ne donnent plus l’esprit du bien commun et l’image d’un avenir de progrès. La tentation du repli est manifeste en France et en Europe, à droite comme à gauche. Et ceux qui prétendent réunir les Français autour des valeurs de la République française, liberté, égalité, fraternité, n’y parviennent pas et d’ailleurs ne les incarnent pas. Qu’est-ce qu’une liberté sans responsabilité ? Comment parler d’égalité alors que les inégalités progressent massivement, y compris chez nous, dans notre système scolaire ? L’effort de régénérer en commun les valeurs, biens et projets n’est pas entrepris. On se dérobe face à la redéfinition de l’identité et du vivre ensemble. Dans son livre Réformer ! Par le dialogue et la confiance (Descartes et Compagnie, 2016), Jean-Paul Bailly, ancien vice-président de Confrontations Europe, cite cette phrase de Braudel : « tout ce qui ne se régénère pas dégénère ». Beaucoup font référence au peuple, mais le peuple est une fiction ! Il cherche à se construire, il apparaît parfois sur la scène publique lors des luttes civiles et sociales, mais ce n’est pas durable faute de participation aux choix publics, de multiplication de co-constructions qui rapprochent des personnes et des groupes autour de projets communs.

Sans travail sur les valeurs et l’identité, il n’y a pas de souveraineté, c’est-à-dire d’unité du peuple autour de finalités communes. Quand les gens divergent sur leurs récits, leurs valeurs, leurs biens communs, leur créativité et leur engagement se délitent. Paul Ricœur disait qu’une institution n’a d’autorité que si l’affectio societatis et l’engagement collectif sont à l’œuvre. Sinon le peuple ne lui accorde pas sa confiance.

Articulons à présent l’identité nationale avec la question de l’Europe. L’émergence de la civilisation européenne a précédé l’Etat nation. L’école des historiens des Annales nous apprend que l’Europe surgit dans les siècles de décomposition de l’Empire Romain, et que bien avant la Renaissance, les débats sur l’identité, les valeurs, les biens communs étaient approfondis ; ils ont ouvert une voie qui a mené ensuite à la sécularisation. Mais où sont ces références aujourd’hui ? Elles ne sont pas régénérées. La culture européenne a d’abord été judéo-chrétienne. Saint-Paul, dans l’Epître aux Galates, invente l’universalisme, c’est le début de la fondation de l’Europe. Il affirmait il n’y a plus ni homme ni femme, ni Juif ni Grec, ni homme libre ni esclave ; nous sommes tous frères. Les valeurs de la fraternité et du refus de la subordination sont là bien présentes. Puis la culture européenne fut et demeure celle des Lumières, qui sont devenues valeurs communes. En 1771 Rousseau a pu affirmer il n’y a plus aujourd’hui de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même, quoi qu’on en dise ; il n’y a que des Européens. Aujourd’hui l’Europe n’est plus chrétienne, tandis que le christianisme se développe à l’extérieur (en Amérique du Sud, en Asie de l’Est, en Afrique). L’Eglise cherche à se régénérer dans la mondialisation ; comme j’ai pu le constater à Assise dans le cadre du dialogue inter-religieux engendré depuis trente ans par la communauté Sant’ Egidio. Et l’appel à nous réunir autour des valeurs de la République ne transcende plus. Je souligne qu’il ne faut jamais oublier la face noire de notre civilisation, que ce soit avec le christianisme ou les Lumières : tous deux ont pêché par projection de soi sur le monde et exclusivité. Ainsi Machiavel, Sade, c’est aussi les Lumières. Kant a eu le génie de promouvoir cette idée extraordinaire qu’est la création d’une communauté européenne pour établir une paix perpétuelle ; il la concevait comme fédération de peuples – plutôt que d’Etats. Le même Kant était aussi un professeur d’anthropologie, et si d’un côté il défendait l’idée d’un universalisme de souche européenne, de l’autre il considérait les non-Européens comme des barbares. Il faut donc remettre les Lumières et le christianisme en perspective ; saisir leur valeur, s’extraire de leurs tares. Encore aujourd’hui la civilisation occidentale continue de se projeter, ce qui pose de plus en plus de problèmes. L’identité pour elle, c’est toujours « eux » et « nous ». Nous, les civilisés, le cercle des amis. Les autres, les barbares, le cercle des ennemis. Nous et nos acquis sociaux intérieurs, à ne surtout pas partager avec les non-citoyens. Constatons que la citoyenneté nationale se bâtit sur l’exclusion et que tout ceci est percuté et remis en cause par la mondialisation. D’ailleurs nos sociétés sont devenues multiculturelles.

L’identité n’est pas une essence, je le répète, et on ne peut pas la séparer de la société qui la porte et qui évolue. Plus généralement, observe Braudel, on ne peut pas distinguer la civilisation des sociétés qui la partagent durablement, y compris bien sûr dans leurs contradictions et leurs divisions. Aujourd’hui, la civilisation occidentale est en crise : on ne partage plus un récit du passé et un sens du futur, on ne sait plus identifier des biens communs. Ceux qui ne font pas l’effort de contextualiser notre temps et qui ne s’attachent pas à régénérer des identités, c’est-à-dire les transformer, ne peuvent pas être compris. Je le répète, nos sociétés sont multiculturelles – ce qui ne veut pas dire que la réponse institutionnelle à apporter soit celle du communautarisme. Les relations intérieur/extérieur, amis/ennemis en vigueur hier, ne tiennent plus. Les ennemis sont à l’intérieur, ils sont aussi le produit de notre civilisation. La différence centre/périphérie ne tient plus, les périphéries veulent venir au centre : le monde est mon langage écrit Alain Mabanckou. Mais dans cette mondialisation, le vecteur de notre civilisation demeure le libéralisme, pas seulement au plan économique, mais aussi au plan culturel, un libéralisme libertaire, et souvent un ultra-libéralisme.

Or cette civilisation n’est pas universelle, partagée par tous, et il y a choc des cultures. Samuel Huntington a alerté, certes sur un mode conservateur mais on l’a pris de travers. Si ce n’est pas une guerre des civilisations, c’est à l’évidence une multiplication de conflits des cultures et des identités ; cela crève les yeux et il faut traiter ces problèmes. Le choc est d’abord intra-européen, par exemple entre l’Est et l’Ouest. Nous ne partageons pas les mêmes récits, il y a des différences d’identité entre les Polonais, qui ont connu le communisme, et nous, qui les accueillons dans l’Union sans les connaître. Comme nous n’avons pas fait l’effort de les connaître, ils nous font un bras d’honneur. Eux aussi sont en repli national, tout en voulant rester dans l’Union. Il y a aussi choc avec les Musulmans, chez qui l’identité relève du sacré. A l’inverse en Occident, les figures du sacré sont en retrait. A Assise, où le dialogue entre Chrétiens et Musulmans fonctionne, j’ai entendu le conseiller spécial du grand mufti de Beyrouth essayer de déverrouiller les problèmes identitaires. Il disait qu’il fallait distinguer les textes qui sont « sacrés » et l’interprétation que les sociétés, les humains en font. Ce discours ouvre des brèches pour contextualiser qui nous sommes, pour nous poser la question des rapports entre la culture, la loi et la politique, toutes ces questions qui sont souvent taboues actuellement, parce que tout est mélangé. Face aux Musulmans nos sociétés offrent un visage empreint de relativisme et d’indifférence post-moderne. Il y a un immense besoin de dialogue interculturel. Dans la guerre actuelle, qualifiée de « contre le terrorisme » mais que l’on n’arrive pas bien à dénommer ni comprendre (mais la conscience progresse), deux intégrismes s’affrontent : l’intégrisme ultralibéral occidental et l’intégrisme musulman, dont la face radicale est totalitaire. Aux 30 ans de la communauté Sant’ Egidio à Assise, des participants de toutes confessions et laïcs venant de 70 pays étaient réunis pour un dialogue interreligieux et interculturel. C’est une rencontre précieuse et rare. Le Pape est à l’avant-garde, mais je ne le suis pas quand il soutient que la religion n’a rien à voir avec cette guerre, selon lui il s’agit seulement d’intérêts et de volontés de puissance, de questions politiques et économiques. Je pense qu’il ne veut pas mettre de l’huile sur le feu, mais il s’agit aussi de culture. Les sociétés s’emparent du religieux à leur façon, pour le meilleur et pour le pire. Nous avons besoin de transcendance, c’est-à-dire de dépassement de nous-mêmes pour faire face aux défis contemporains.

Faut-il et comment bâtir une identité européenne, ancrée dans une perspective de civilisation mondiale ?

Les fondateurs de la Communauté européenne ont fait appel à des promesses de progrès et à des valeurs de pardon et de réconciliation. Soixante ans après, promesses et valeurs doivent être régénérées. Or les nations ne consentent pas l’effort, elles cherchent dans les institutions communautaires des boucs émissaires, elles campent dans l’indifférence. Nous sommes responsables des insuffisances de l’Union. Il faut mener un combat de civilisation. Des associations comme Confrontations Europe, les Entretiens Eurafricains, Initiatives et Changement, sont des lieux de dialogue interculturel. Après la Deuxième Guerre mondiale, une rencontre s’est tenue à Caux entre Allemands et Français. Une résistante française était invitée à parler devant 700 personnes dont 300 Allemands, elle a commencé son intervention en disant : je vous demande pardon pour ma haine. Par rapport aux pionniers, qui ont créé la Communauté européenne, je vois une régression. Pourtant la demande de sens est forte ; probablement plus chez les jeunes que chez les anciens d’ailleurs, même si ces anciens se raccrochent à des valeurs. Le référendum britannique a révélé un clivage intergénérationnel massif. L’Europe communautaire manque de traditions et la France s’en moque. Cinéphile, je ne connais pas d’exemples de films qui cherchent à valoriser la renaissance de l’Europe après la guerre. Comment voulez-vous que le peuple s’identifie au projet européen sans faire appel à l’imaginaire, sans donner l’exemple ? Les initiatives d’associations qui veulent « réenchanter » l’Europe sont nombreuses, mais l’écoute de nos sociétés et l’information ne sont pas du tout là-dessus.

Non seulement il faut régénérer nos traditions, mais aussi apprendre celles des autres, celles de l’Europe de l’Est et du Sud, que l’on ne connaît pas et que l’on traite parfois par le mépris, et au-delà celles des Africains et du monde. Nos relations culturelles internationales ont eu de grands moments, mais elles sont en train de se déliter et l’Europe communautaire ne sait pas régénérer sa culture dans sa diversité. Robert Schuman a pensé le projet de Communauté européenne dans un esprit universaliste comme une contribution à la paix mondiale. Aujourd’hui les Européens demandent surtout à être protégés dans leur corps national. Jean-Claude Juncker, dans son récent discours sur l’état de l’Union, répond à cette demande : il avance des propositions pour l’avenir mais en visant surtout des objectifs de protection. L’identité de l’Union dans le monde pâtit de notre introversion. L’Europe a peur, elle est de nouveau en antagonisme avec ses voisins, Russes et Turcs ; elle peine à traiter la question des réfugiés. Les propositions de « stratégies » et de réformes de l’Union émanant des think tanks sont nombreuses, mais elles ne font pas projet ni inspiration. On lit dans les sondages que 60% des Européens demandent une politique commune d’immigration et de sécurité, mais en même temps ils sont dans la protection. Il faut changer cela pour pouvoir construire une identité européenne. A l’Est, Viktor Orbán réfute l’existence d’une identité européenne et il forge une souveraineté nationale à sa façon. Pour autant les Hongrois et les Polonais veulent rester dans l’Union. La situation est ambivalente, mais le régressif prédomine là comme ici. Madame Lagarde appelle à civiliser la mondialisation. J’entends son souhait, mais quel est son combat ?

La participation est un impératif. Elle exige un effort d’introspection et de conscience collective qui doit être conduit au sein des populations et par des sociétés civiles. En Europe nous subissons une hyper-délégation de décision aux dirigeants politiques. Les peuples délèguent leurs choix collectifs à un gouvernement national soi-disant représentatif, qui ne consulte jamais sur ses choix européens. Les dirigeants sortent tous des mêmes écoles, des mêmes partis politiques. Le problème de la participation se pose évidemment aussi dans l’espace communautaire. Habermas voulait créer un espace public de communication et de délibération. En vain. Et cela ne suffit pas. Participer, c’est devenir acteurs, porteurs de projets entre les entreprises, entre les régions, par-delà les frontières, c’est ça le bien commun européen.

Dans son livre, Jean-Paul Bailly propose une réforme par le dialogue et la confiance. On y trouve des trésors d’expérimentation du dialogue dans deux entreprises publiques particulièrement stressées, qui a permis de sortir des luttes permanentes ayant cours auparavant. Tous les problèmes ne sont pas encore résolus, mais M. Bailly décrit les conditions pour permettre de créer une confiance, en associant méthodiquement les salariés au diagnostic et aux projets.

Le modèle de marché qui prévaut aujourd’hui est basé sur une logique unilatérale de concurrence, mais comprenons bien que nos Etats sont tous rivaux dans cette concurrence et ne défendent que « leurs » biens et leurs champions. Pour faire place à la coopération et à la solidarité, les Européens des différents pays doivent pouvoir se mettre en relation dans la vie de tous les jours, travailler à concevoir ensemble des biens communs européens, des innovations industrielles qui s’inscrivent dans un contexte mondial. Il faut porter des projets fondés sur cette co-construction. Mon livre esquisse dans cet esprit l’objectif d’une communauté de l’éducation, du travail et de l’entreprise. Lors d’un déplacement en Lituanie j’ai été accueilli par le Medef local, et leur première revendication était que l’Europe crée un réseau d’Universités technologiques pour permettre aux jeunes de se former et de réindustrialiser leur pays, au lieu de le quitter. Erasmus ne suffit pas, l’apprentissage européen pour tous, c’est l’avenir. L’identité européenne ne se décrète pas, elle se crée dans la relation. Les récents échecs référendaires nous le rappellent.

La recherche d’identité ne peut être séparée du projet de refondation.

Simon Weil, philosophe chrétienne et militante, disait que l’arbre a besoin de lumière, mais ses racines ont besoin du sol. Il faut marier identité à régénérer et refondation institutionnelle. La crise qui éclate en 2008 a été un wake up call. Mais la stabilisation financière et l’austérité budgétaire ne font pas un projet de sortie de crise. Pour recréer un potentiel de croissance durable, une perspective de plein emploi, il faut traiter la question de la souveraineté au niveau européen, c’est-à-dire partager ce que chaque nation croit être la souveraineté pour aller vers une capacité d’auto-direction autour de biens communs européens. Aujourd’hui nous confions notre sort à des « représentants » nationaux, et dans l’Union ils bénéficient d’une hyper-délégation et ne sont pas représentatifs de l’intérêt commun des Européens. Les questions de l’éducation, de la sécurité, de l’immigration, de l’industrie, sont des questions identitaires et prioritaires communes qui exigeraient la participation des peuples à l’élaboration des choix (après quoi le vote du Conseil et du Parlement européen doit s’établir à la majorité qualifiée).

Soixante ans après il faut refonder, et une dimension fondamentale est de redéfinir le rapport de l’Europe au monde. Platon attribuait à la philosophie une fonction majeure : « prendre soin de l’âme ». Avec un triptyque : former des Sujets conscients et responsables ; construire la cité comme espace commun, et enfin se situer avec confiance dans le cosmos. Ce triptyque est toujours valable. L’Europe ne sait plus se situer dans le monde. Elle a fait des tentatives, en tentant de s’imposer en leader de la soft law, mais elle n’y parvient plus du tout. Sa politique commerciale est à bout de souffle. L’absence de partenariats noués sur le terrain avec les peuples en grand besoin de développement rend la redistribution des aides largement inefficace, comme le déplore Angus Deaton, prix Nobel d’économie en 2015. Nous n’avons pas de stratégie industrielle dans la compétition mondiale et nous suivons la logique du chacun pour soi. Nous sommes en situation d’antagonisme avec les Russes, avec les Turcs, nos voisins. Voici des problèmes majeurs que la France est incapable de saisir. Pour elle l’Europe est un « machin », ou pire un bouc émissaire, et l’Histoire s’arrête à la Révolution française pour des gens que j’écoute parfois avec plaisir, comme Jean-Luc Mélenchon.

Le Brexit est un premier signal de décomposition de l’Union. On ne veut pas voir la dimension mondiale du choc identitaire, juridique, économique, ni la réalité qui s’en suivra. Dans ses propos tenus ces derniers jours, Theresa May choisi un hard Brexit. Lorsqu’elle dit à la nation britannique de reprendre son sort en main, cela devrait entraîner une redéfinition du rapport du Royaume-Uni au monde. Mais qu’a dit ce peuple le 23 juin ? Nationalisme ou ouverture ? Et la question de la nature de la relation des Anglais à l’Union demeure incontournable. Mais de notre côté où est la stratégie commune ? Il aurait fallu se poser la question de la refondation de nos institutions avant le Brexit, écrit Jean-Louis Bourlanges dans la revue Commentaires. Au lieu de cela l’Union va négocier en ne se corrigeant qu’à la marge. Il n’est pas trop tard pour viser plus loin. Les élections française et allemande ne doivent pas empêcher les sociétés civiles de commencer à réfléchir au lien entre notre refondation et les négociations avec le Royaume-Uni, dans un intérêt mutuel.

Et il ne faut pas commencer par les institutions, comme le voudrait Nicolas Sarkozy en renouant avec le couple franco-allemand pour proposer un traité de refondation, qui pourrait permettre aux Anglais de revenir sur leur décision face au projet d’une Union réformée. Mais ceci ne tient pas compte de la faible maturité des consciences et des projets. Les institutions offrent une architecture qui doit servir à faire avancer des projets d’intérêt commun, il faut donc commencer par clarifier les valeurs et les projets que nous voulons partager avant de réformer les traités. Je ne parle pas de valeurs en soi, dressées en inventaire à la Prévert, mais de valeurs qui se prouvent dans des projets. Aujourd’hui la volonté de bâtir les solidarités nécessaires pour le bien commun n’est pas présente, et les cultures de solidarités ne sont nullement convergentes dans les différents pays européens.

Pour les institutions, j’avance avec Confrontations Europe l’idée de construire des cercles qui traduisent des choix collectifs différents mais qui doivent être en synergie. Il s’agit de l’Eurozone, l’UE 27, et un cercle d’Etats associés. Actuellement, consolider l’Eurozone est une priorité ; si l’euro éclate, il n’y aura plus d’Union politique ni d’Union. Mais l’asymétrie interne de puissance entre la France et l’Allemagne notamment, est un obstacle fondamental à résoudre. Et je ne partage pas la proposition transformer l’Eurozone en Union politique, comme le souhaite Sylvie Goulard, car ce choix laisserait de côté et en déshérence les Européens non membres de l’euro et conduirait à un rétrécissement profond de l’Europe. Je suis pour confédérer tous les Européens. Et avec les Anglais aussi, nous devrons coopérer. Une étude du think tank Bruegel propose un partenariat continental avec les Anglais. Cette perspective dilue l’espace du marché intérieur – promettant aussi aux Anglais d’y avoir facilement accès. Elle minore le projet de réforme de l’Europe à 27, si nécessaire car l’immigration et la politique extérieure au moins sont des questions qui relèvent de ce niveau, et d’autre part elle permet d’ignorer la nécessité de changer les règles du marché intérieur pour réussir à créer des biens communs.

Je pense qu’il faudrait proposer aux Anglais un statut d’Etat associé pour des coopérations renforcées multiples dans les domaines de l’immigration, de l’énergie et de l’écodéveloppement. Mais on ne doit pas cultiver avec eux la logique d’un marché dont le modèle est unilatéralement libéral.

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L’idée des Etats-Unis d’Europe appartient au passé. Il faut aller vers une Union confédérale. L’Union doit apprendre à gérer sa diversité, pour vouloir affirmer une unité. Le projet des Etats-Unis d’Europe était celui d’un Etat supranational par-dessus les Etats-nations. Or l’Europe ne prend pas ce chemin. Les peuples n’acceptent plus une telle délégation de pouvoir. Nous devons établir des solidarités et la participation des sociétés civiles, pour espérer fédérer des peuples. Et il est temps de donner image à un projet confédéral original pour éclairer l’avenir et motiver l’engagement. J’ai esquissé une réflexion sur les cercles et les projets communs, j’y reviendrai. Tout recommence par le dialogue. Il s’y forge une nouvelle culture du temps et de l’espace. Tout projet nécessite de fonder une durée pour l’action et l’engagement. C’est vrai dans les entreprises, c’est aussi vrai pour l’Europe. Cet espace doit créer un récit, une culture, une temporalité dans laquelle on puisse agir en commun. C’est une affaire de choix socio-collectifs, la raison ne suffit pas, il faut la foi, la confiance. Les Anglais ont choisi le repli national, pas définitivement. Pour ma part, qui suis très attaché à ce qu’a été la civilisation européenne et à la valeur de ce que nous avons commencé à construire depuis seulement soixante ans, j’aime imaginer construire l’Europe de demain. Un pari totalement jeune et conforme aux potentiels de l’époque.

Conférence à la Maison de l’Europe de Paris, le 3 octobre 2016
http://www.philippeherzog.org/

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