LES JOURNALISTES FACE À LA DÉSINFORMATION EN EUROPE

Par Marie Bohner, Responsable du développement et des partenariats de l’investigation numérique, AFP

La stupeur qui s’est emparée du coeur des médias en Europe en 2016, après le résultat de la campagne pro-Brexit en juin puis la première élection de Donald Trump aux États-Unis en novembre, n’est jamais vraiment retombée. Nous étions entrés dans une ère où la vision du monde pouvait l’emporter sur les faits. En France, un an et demi plus tard, le mouvement des Gilets jaunes est venu consacrer une défiance accrue vis-à-vis des journalistes. Après les résultats des élections récentes en Europe, en France et tout dernièrement aux États-Unis, reste-t-il aujourd’hui un rôle de « gardien du temple » d’une information fiable et vérifiée pour les journalistes ?

Les élections européennes de juin 2024, suivies des législatives en France, devaient servir de test, pour les institutions comme pour les journalistes : étions-nous prêts et suffisamment armés pour faire face à des campagnes de désinformation de plus en plus sophistiquées, dans un contexte de défiance et de fragilité des médias ?

Nombre de campagnes de désinformation pro-russes ont été mises au jour, en France comme dans les autres pays européens, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Depuis 2022, la campagne identifiée entre autres par EU DisinfoLab, Meta mais aussi l’AFP sous le nom de Doppelgänger (1) utilise, parmi d’autres techniques, des sites miroirs imitant des médias européens pour diffuser des contenus trompeurs. Elle se poursuit encore aujourd’hui (2). De nombreuses infox ont aussi visé les Jeux olympiques de Paris (3).

Depuis l’élection de Donald Trump en 2016 et 2024, nous observons autour de chaque élection en France et en Europe des contenus trompeurs (4) sur les processus électoraux mettent en cause la fiabilité des résultats avant que ceux-ci ne soient publiés. Ce mouvement, à bas bruit mais continu,
contribue, sans aucun doute, à un processus de sape systématique du socle démocratique, surtout lorsqu’il est amplifié par des acteurs locaux (5).

L’IA générative, qui est en train de bouleverser les pratiques professionnelles, dont celles des journalistes, n’a pour l’instant pas eu d’effet majeur en termes de désinformation en France ou en Europe. Un projet (6) de l’EFCSN (7) auquel a contribué l’AFP pendant la campagne des élections européennes a montré que, sur plus de 3 000 articles de fact-checking produits sur cette période,
moins de 2 % concernaient des contenus générés par l’IA (8). Mais on se souvient aussi de ce contenu fabriqué (9) juste avant le scrutin des élections slovaques en 2023, dans lequel un deepfake audio faisait dire au candidat de l’opposition que l’élection était truquée. Bien qu’il soit difficile d’établir l’impact de ce prétendu enregistrement téléphonique sur le résultat final de l’élection, la menace est là (10). L’essentiel de la désinformation repose encore sur des techniques peu sophistiquées, donc plus faciles à fabriquer en masse, souvent des contenus authentiques, mais partagés hors contexte sur les réseaux
sociaux (11).

Le consensus général est que l’élection européenne de juin 2024, bien que ciblée par beaucoup de désinformation, a été suffisamment résiliente pour ne pas être perturbée. Les institutions ont créé des outils de régulation pour renforcer un soutien durable à des médias forts et indépendants, comme
le « European Media Freedom Act (12) ». Pour lutter contre la désinformation en travaillant avec les organisations de la société civile, les fact-checkers, les chercheurs, mais aussi les plateformes (13), l’Europe a créé le « Code of Practice on Disinformation (14) » attenant au « Digital Services Act (15) », dans lequel la désinformation est considérée comme un risque systémique. Le « Code of Practice »
doit être transformé en code de conduite dans les prochains mois afin de servir de standards auprès desquels seront évaluées les plateformes dans leurs engagements pour la lutte contre la désinformation. Ces efforts collaboratifs se traduisent aussi dans des réseaux tels que EDMO (16), qui
rassemblent à l’échelle régionale des fact-checkers, des chercheurs et des acteurs de la société civile, avec une expertise locale. L’AFP est engagée au plus près de ces mesures. Cependant, même si ces premiers efforts sont louables, la Commission nouvellement élue l’affirme, elle devra intensifier ses ambitions dans ce sens, notamment par un « European Democracy Shield (17) », couplé à une mise en oeuvre efficace, voire exemplaire, des mesures prévues dans ces régulations.

Les journalistes, les fact-checkers en particulier, ont une responsabilité dans ce double mouvement de lutte contre la désinformation et de garantie de l’accès, pour les citoyens, à une information fiable et vérifiée. Forte d’une équipe de 150 journalistes dans le monde travaillant en 26 langues, l’équipe
d’investigation numérique de l’AFP est un réseau puissant dans ce domaine, dont la diversité, couplée aux efforts que nous menons avec les autres organisations de factchecking dans le monde et en Europe, permet d’identifier des narratifs de désinformation dans différentes langues ou régions, d’une
plateforme à l’autre et dans la durée. Cette mission est centrale dans la stratégie de l’AFP, parce que d’intérêt général mais aussi parce que le travail avec les plateformes telles que Meta ou TikTok permet d’agir sur la désinformation précisément là où elle circule.

C’est une mission difficile de remettre des faits là où les manipulations et les biais – que nous avons tous – obscurcissent la perception de la réalité : les journalistes doivent proposer, dans un contexte souvent hostile, des contenus vérifiés et objectifs, fournissant aux internautes les éléments qui leur permettront ensuite de vérifier les informations par eux-mêmes. C’est une digue que nous devons
maintenir. L’AFP a été créée en août 1944, à la Libération de Paris, il y a quatre-vingts ans (18), sur des principes essentiels d’objectivité et d’indépendance, pour marquer une rupture avec l‘Office français d‘information (OFI), créé après la nationalisation de la branche information de l’agence Havas par
le régime de Vichy. Le contexte d’intense polarisation de ces derniers mois nous fait dire que, plus que jamais, ces principes d’objectivité et d’indépendance doivent être défendus.

(1) Doppelgänger – Media clones serving Russian propaganda | EU DisinfoLab.
(2) « Doppelgänger »-Kampagne verbreitet gefälschte « Spiegel »-Artikel und schaltet Werbung in sozialen Medien | Faktencheck.
(3) Les JO de Paris, cible de choix de la désinformation | Factuel.
(4) Législatives 2024 : une forte hausse des procurations mais pas « quatre » ou « six » fois plus | Factuel.
(5) Législatives 2024 : le nombre d’inscrits aurait largement baissé au second tour, preuve d’une « fraude » ? C’est faux | Factuel.
(6) Home | Election24 Check project.
(7) European Fact-Checking Standards Network (EFCSN).
(8) Statistics | Election24 Check project.
(9) Údajná nahrávka telefonátu predsedu PS a novinárky Denníka N vykazuje podľa expertov početné známky manipulácie | Fakty.
(10) Réouverture de l’enquête sur le deepfake de la journaliste slovaque Monika Tódová : RSF appelle à la création d’un délit pour ce type d’attaque | RSF.
(11) Attention à cette ancienne vidéo de Kamala Harris qui s’exprime au sujet de régulations sur le réseau social X | Factuel.
(12) European Media Freedom Act – European Commission.
(13) Moteurs de recherche et réseaux sociaux, entre autres.
(14) The 2022 Code of Practice on Disinformation | Shaping Europe’s digital future.
(15) The EU’s Digital Services Act.
(16) EDMOeu.
(17) Von der Leyen promises ‘European Democracy Shield’ to combat foreign interference at EU level – Euractiv.
(18) Il y a 80 ans, un groupe de résistants crée l’AFP | AFP.com.

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