Par Christophe Béguinet, Chargé d’enseignement à l’Université de Montpellier et Jacques Percebois, Professeur émérite à l’Université de Montpellier.
Depuis octobre 2021, donc bien avant la guerre en Ukraine, les prix du gaz naturel s’envolent en Europe et par ricochet cela contribue à faire monter fortement les prix de l’électricité sur le marché de gros. La crainte d’une pénurie de gaz, suite à la guerre en Ukraine, n’a fait qu’accentuer le phénomène. Le consommateur français a du mal à comprendre pourquoi le prix de son électricité croît autant, alors que la France utilise peu de gaz pour produire son électricité (environ 6 à 7% contre près de 70% pour le nucléaire et 12% pour l’hydraulique). Grâce au bouclier tarifaire le consommateur domestique français a la chance que la hausse du prix de gros ne s’est pas répercutée encore dans le prix de détail (4% au lieu d’au moins 35%). La hausse du prix de gros s’explique pour beaucoup par la hausse du prix du gaz sur un marché européen interconnecté et non discriminatoire, mais la faute n’en revient pas au gaz seulement, et des solutions sont envisagées pour limiter cette hausse qui semble devoir durer.
Un ordre de mérite qui engendre des windfall profits
Sur un marché c’est le prix de revient de la dernière unité nécessaire pour équilibrer l’offre et la demande qui fixe le prix d’équilibre. Ce prix s’impose ensuite à tous les opérateurs présents. Il en va ainsi sur le marché spot dit day-ahead (la veille pour le lendemain) de l’électricité : on appelle les centrales par ordre de coût de fonctionnement croissant et, pour chaque heure de la journée, le prix s’aligne sur le coût de fonctionnement de la dernière centrale appelée, celui de la centrale dite marginale. C’est donc le plus souvent le coût de fonctionnement (coût marginal) de la centrale marginale à gaz qui aujourd’hui détermine le prix du MWh électrique. Les centrales dont le coût de fonctionnement est sensiblement inférieur au coût marginal de la centrale à gaz bénéficient d’une rente qui sert aussi à financer les coûts fixes du parc électrique. Lorsque cette rente dépasse le montant des coûts fixes à financer on parle de windfall profits (profits tombés du ciel). La volatilité des prix de l’électricité tient au fait que l’électricité ne se stocke pas (du moins pas à grande échelle de façon économique) et les opérateurs sont prêts à payer très cher le MWh pour éviter une défaillance sur le réseau qui pourrait conduire à un black-out.
Explications complémentaires
La hausse du prix du gaz n’est pas la cause unique de la hausse du prix de l’électricité, en particulier en France où les prix de l’électricité dépassent parfois largement les prix observés dans le reste de l’Union européenne, notamment en Allemagne. La moindre disponibilité du parc nucléaire et la faible production du parc hydraulique par suite d’un manque d’eau contribuent aussi à expliquer cette envolée des prix de l’électricité. La hausse du prix du carbone joue également un rôle dans cette hausse puisque les centrales qui utilisent des énergies fossiles doivent acheter des permis de CO2. Les opérateurs qui s’attendent à des coupures d’électricité dans les prochains mois mais plus encore à de probables rationnement durant les prochaines années ont alors tendance à se couvrir sur les marchés à terme (prix fixé à l’horizon de 6 mois ou un an, voire au-delà), ce qui ne fait qu’accroître les prix sur les marchés de court terme. Ces comportements dits de couverture sont assimilés par certains à des comportements spéculatifs mais il ne faut pas confondre couverture et spéculation, même s’il est parfois difficile de les différencier. A 650 euros le MWh le 3 août 2022 à 19h on est bien au-dessus du coût marginal de la centrale à gaz.
Alors que faire ?
On peut supprimer le marché, ce qui se discute semble-t-il en Grèce actuellement et revenir par exemple à des prix totalement réglementés, comme c’était le cas avant la libéralisation de l’industrie électrique. On peut bloquer le prix du gaz utilisé pour la production d’électricité, comme en Espagne, mais c’est alors à l’Etat de financer le différentiel entre le prix du gaz importé et le prix du même gaz rétrocédé aux électriciens. Il faut cependant être sûr d’avoir toujours assez de molécules. On peut introduire un plafond sur le prix de gros de l’électricité (il en existe un à 4000 euros/MWh lors des enchères mais certains voudraient le fixer à 600 euros) mais les centrales à gaz dont le coût de fonctionnement dépassera le prix-plafond ne participeront plus aux enchères et l’on risque la défaillance.
L’Etat peut prélever une partie des windfall profits, considérant qu’il s’agit de revenus de « profiteurs de guerre » mais il n’est pas toujours facile d’estimer la part des profits exceptionnels et, de plus, ces profits ne sont pas illégitimes s’ils résultent d’un effet d’aubaine et non pas d’un comportement spéculatif. On peut retenir la moyenne pondérée des coûts marginaux d’une journée pour rémunérer les centrales retenues lors des enchères mais il faut alors prévoir une compensation financière pour les centrales dont le coût marginal est supérieur à cette moyenne. Cela permet de réduire le volume des windfall profits.
On peut aider les consommateurs à supporter la hausse en bloquant les prix de détail, comme en France pour le TRV, ce qui revient à ne pas répercuter la hausse des prix de gros dans le prix de détail, mais c’est alors au budget de l’Etat ou à l’opérateur historique (EDF) d’en supporter les conséquences, ce qui n’est guère durable. On peut jouer sur l’effacement de la demande aux heures de pointe pour limiter les appels de puissance mais il va falloir faire beaucoup d’efforts de sobriété pour limiter la hausse des prix. On peut enfin s’appuyer sur les logiques de tarification dynamique afin d’inciter les consommateurs à utiliser l’électricité lorsque qu’elle est suffisamment abondante et à limiter drastiquement les consommations par un prix élevé à des périodes où les centrales thermiques sont de facto utilisées. Ce dispositif a montré ses limites notamment au Texas en 2021 mais il peut par un encadrement étatique et des dispositifs spécifiques pour les plus précaires être très vertueux.
Le plus facile c’est de bloquer les prix du gaz et de l’électricité mais c’est la solution la plus coûteuse collectivement. Le plus moral c’est de taxer les windfall profits mais cela ne résout pas le problème à long terme. Le plus efficace c’est de jouer sur la demande via la réglementation des équipements utilisateurs et les incitations tarifaires. Supprimer le marché c’est casser le thermomètre pour ne plus voir la fièvre.