LE PLURALISME, UNE CONDITION POUR UN DÉBAT PUBLIC DE QUALITÉ

Par Thibaut Bruttin, Directeur général de Reporters sans frontières (RSF)

Si le combat pour la liberté de la presse, mené en Europe dès le XVIIIe siècle, a marqué l’histoire du journalisme, les enjeux de l’indépendance éditoriale occupent désormais une place importante dans le débat public. Mais un troisième principe fondamental de l’information, lié à la liberté et à l’indépendance,
gagne à être réévalué : le pluralisme. Le mandat de Reporters sans frontières (RSF) spécifie l’articulation entre ces trois termes : la liberté, l’indépendance et le pluralisme du journalisme sont au cœur du combat de l’ONG qui célébrera l’an prochain ses 40 ans.

Pluralisme des médias : de quoi parle-t-on ?

Garantie solide d’un débat public sain au cœur du paysage médiatique européen, le pluralisme du journalisme recoupe son acception dans la philosophie politique : l’expression d’idées divergentes et d’intérêts concurrents est une condition de la démocratie et contribue à la prise de décision éclairée, individuelle comme collective. Mais dans le journalisme, le pluralisme acquiert une richesse particulière puisqu’il s’incarne de deux manières : à la fois en tant que pluralité des sources d’information et de variété des médias dans un espace informationnel donné (pluralisme externe) ; et en tant que
diversité des locuteurs, des sujets et des opinions dans un même média (pluralisme interne).

À chacune de ces deux définitions correspond un mal, trop souvent répandu, qui affecte le journalisme, d’une part, la concentration des médias entre une poignée de propriétaires, d’autre part, la fuite en avant des médias dans le formatage d’une opinion, assénée à longueur de colonnes ou d’antenne.
La crise de confiance observée mondialement à l’égard de la presse et des médias se nourrit de ces deux griefs et aboutit à cette synthèse née de la critique des médias mais érigée en précepte de culture populaire : les médias disent tous la même chose et entendent vous imposer leur vision.

Ainsi, à bien y regarder, le pluralisme des médias et de l’information est à considérer comme la clé de voûte d’une information indépendante et de qualité et l’assurance de la protection de la liberté d’opinion propre à chacun. Il est donc indispensable que cette notion soit inscrite, sinon prise largement en compte, dans les réflexions de régulation audiovisuelle européenne et nationale.

L’encadrement législatif du pluralisme externe en Europe

Avec pas moins de 50 reprises du terme « pluralisme », le règlement européen sur la liberté des médias (EMFA), adopté au printemps 2024, va dans ce sens et pose un certain nombre d’obligations en matière de pluralisme de l’information. Il prévoit ainsi que « les mesures législatives, réglementaires
ou administratives prises par un État membre qui sont susceptibles d’affecter le pluralisme des médias ou l’indépendance éditoriale des fournisseurs de services de médias sont dûment justifiées et proportionnées. Ces mesures sont motivées, transparentes, objectives et non discriminatoires ».

L’EMFA aborde avant tout le pluralisme externe : le texte rappelle la jurisprudence de la CEDH sur l’obligation positive des États de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme effectif. ll évoque, par ailleurs, les obligations des États en matière de pluralisme externe : les effets sur le pluralisme doivent être pris en compte dans les opérations de concentration
de médias ; les médias publics sont conçus comme contribuant « au pluralisme des médias » ; les interventions étatiques qui entravent la liberté d’établissement portent par conséquent atteinte au pluralisme des médias.

Le pluralisme interne : l’exemple français

La réglementation européenne omet le pluralisme interne, mais le silence du texte européen n’empêche pas les États via la législation, ou les médias eux-mêmes, via l’autorégulation, de promouvoir le pluralisme. L’analyse montre que de nombreux pays européens disposent de modalités de contrôle du pluralisme interne.

Reporters sans frontières a ainsi mené un contentieux stratégique en France pour faire préciser les principes de la loi du 30 septembre1986 sur l’audiovisuel qui prévoit que l’Autorité de régulation « assure le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion ». L’arrêt du 13 février 2024 du Conseil d’État vient renforcer cette obligation en invalidant le contrôle effectué par l’Arcom qui se limitait au décompte des temps de parole des personnalités politiques.

Le juge estime que les médias ont l’obligation de mettre en œuvre de bonne foi les moyens nécessaires pour répondre à leurs obligations de pluralisme, dans le cadre de leur liberté éditoriale, à charge pour le régulateur d’évaluer si ces moyens sont effectivement mis en œuvre. Il s’agit désormais,comme établi dans la délibération du 18 juillet2024, de regarder non seulement qui parle, mais de quel sujet on parle et comment on en parle à l’antenne.

D’autres législations ou régulations nationales vont dans ce sens. L’instauration d’une obligation de nette séparation entre l’opinion et l’information à l’antenne, prévue notamment en Espagne, en Suisse ou au Royaume-Uni, ainsi que la mise en place d’une obligation de transparence sur le statut des intervenants(journalistes, chroniqueurs, invités) permettent indirectement la garantie effective des obligations européennes des chaînes en matière de pluralisme.

Le pluralisme comme antidote à la polarisation

L’argument de la liberté d’expression, agité fréquemment par ses fossoyeurs, ne doit pas faire obstacle au contrôle du pluralisme en Europe. Comme le formule le chercheur Damian Tambini dans son ouvrage Media Freedom (Polity Press, 2021), la liberté des médias n’est pas la liberté d’expression
de l’individu appliquée aux médias.

Le pluralisme des médias et de l’information doit ainsi être clairement compris comme un outil démocratique fondamental, permettant aux publics, doués d’une liberté d’opinion propre, d’être à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés, ni les pouvoirs publics ne puissent y substituer leurs propres décisions, ni que l’on puisse en faire l’objet d’un marché.

Les citoyens européens ont besoin de plus de pluralisme pour éviter une funeste polarisation des opinions. L’affirmation et la mise en œuvre du pluralisme externe comme interne, demeurent, nous en sommes convaincus à Reporters sans frontières, un des leviers pour restaurer la confiance dans les médias.

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