Par Michel Derdevet, Président de Confrontations Europe & Jan-Horst Keppler, Professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine*.
Depuis presque un an, le marché intérieur de l’énergie est questionné de toute part, et l’on fait souvent porter à tort à l’Europe la responsabilité, pleine et entière, de dysfonctionnements systémiques impliquant aussi les Etats membres et leurs politiques énergétiques.
Ce faisant, on oublie aussi que la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA), mieux connue sous le nom d’Euratom, furent les bases de la fondation de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, et sa mutation en Union européenne en 1992. Et que la « paix énergétique » obtenue entre européens depuis 70 ans fut déterminante dans la paix générale qui a caractérisé notre continent depuis.
Ce rôle fondamentalement stratégique de l’énergie pour la construction européenne a été reconfirmé, de manière dramatique, lorsque l’invasion russe de l’Ukraine entraîna rapidement l’utilisation des ressources naturelles comme une arme économique majeure, faisant exploser les prix du gaz et de l’électricité jusqu’à dix fois leur niveau normal.
Ce choc est aujourd’hui en train d’être résorbé par la combinaison de conditions météorologiques favorables et d’une capacité réelle des pays de l’Union à mettre de côté leurs divergences en temps de crise et d’agir ensemble. Le plan REPowerEU ne fut pas en l’espèce un remède miracle, mais il focalisa et coordonna efficacement les initiatives nationales.
En 2023, la politique énergétique reste en tout cas indissociable de la politique climatique. Tant mieux, car à long terme, décarbonation et sécurité de l’approvisionnement exigent les mêmes réponses. Le climat est d’ailleurs un des rares domaines où l’Europe peut prétendre à un leadership mondial. Mais les débats passionnés autour du volet énergétique de la taxonomie européenne, la catégorisation des activités selon leur impact environnemental et climatique pour favoriser verdissement et décarbonation, montrèrent qu’une ligne européenne commune reste, en matière d’énergie, le fruit d’affrontements politiques et sociaux
qui demandent le temps et l’effort d’être surmontés. C’est en partie structurel. Si l’article 194 du traité de Lisbonne souligne la responsabilité commune de veiller au bon fonctionnement du marché européen de l’énergie, il réserve également à chaque pays membre de l’Union la prérogative de déterminer son propre mix énergétique.
Cette nature « biface », voire antinomique, de l’article 194 et la diversification des politiques nationales qui en résulte sont souvent épinglées comme une limitation intrinsèque de la dimension européenne de la politique énergétique et une contrainte de l’autonomie des choix nationaux. C’est faux. Une telle vision résulte d’une paresse intellectuelle qui préfère des certitudes simples à une réalité complexe. Car la diversité des sources d’approvisionnement et des mix électriques, articulées à la circulation libre des biens et à des capacités conséquentes d’interconnexions, est plutôt source d’une complémentarité utile entre les Etats et constitue donc une force commune, aussi et surtout en temps de crise.
Chacun y gagne. Si l’année dernière, par exemple, la France a exporté pour la première fois du gaz vers l’Allemagne, l’Allemagne a aussi dans le même temps augmenté ses exportations électriques vers une France frappée par l’arrêt d’une partie de son parc nucléaire.
Le marché électrique constitue donc un exemple saisissant de ce donnant-donnant européen, basé sur la diversité des mix nationaux. Sur la deuxième moitié de l’année 2022, la France est ainsi restée largement exportatrice vers l’Italie et la Suisse et, dans une moindre mesure vers le Royaume Uni et l’Espagne, quatre pays ayant des prix de l’électricité structurellement élevés ; et dans le même temps, la France a importé de l’électricité, disponible et peu chère, d’Allemagne et de Belgique, faisant au passage des profits d’arbitrage considérables dans le processus.
Les contours de ce foisonnement de la production électrique européenne, il faut le rappeler, changent selon les conditions de l’offre et de la demande dans chaque pays, de semaine en semaine, de jour en jour, et même d’heure en heure.
Les interférences des différents facteurs sont d’une grande complexité. Prenons deux semaines récentes. Dans la semaine du 5 décembre 2022, la France a importé de l’électricité tous azimuts, malgré un parc nucléaire qui commençait à se redresser. Pourquoi ? Parce que la production éolienne française qui contribue à l’approvisionnement national était alors au plus bas. Dans la semaine du 2 janvier 2023, par contre, la France bénéficiant d’une météo douce exporta de l’électricité vers tous ses voisins, y compris l’Allemagne et la Belgique.
Difficile à prédire dès lors, avec précision, combien et à quel prix tel pays importera de tel autre à telle heure. La seule chose que l’on sait , c’est que les deux partenaires dans l’échange en tireront profit. Et qu’une autarcie électrique hypothétique, par contre, serait pure folie, coûteuse, qui fragiliserait la sécurité des approvisionnements dans chacun des Etats européens interconnectés.
Donc tout va au mieux dans le meilleur des mondes possibles ? Pas tout à fait. Si le marché, et notamment le marché de l’électricité tel qu’il existe aujourd’hui, organise très bien l’optimisation des moyens de production existants, notamment en période de pénurie, il peine à donner les bons signaux pour le développement de nouvelles capacités décarbonées – nucléaire, hydroélectricité, renouvelables – indispensables dans le cadre de la transition énergétique. La fixation du prix au coût variable le plus élevé, la tarification au coût marginal, aligne en effet, pendant de nombreuses heures, les prix de l’électricité sur ceux du gaz. Sans aucun doute, ceci a profondément affecté ces derniers mois les ménages et les industriels européens, forçant les gouvernements à leur venir en soutien. Cela dit, casser le thermomètre ne ferait pas baisser la température. Les prix très élevés de l’électricité reflètent simplement le rôle important que joue – à ce jour – le gaz dans le bouclage des systèmes électriques français et européen. Rappelons aussi que ces prix élevés ont permis aux énergies décarbonées, dont le nucléaire, avec des coûts variables plus bas, d’engranger des surprofits exceptionnels.
La baisse actuelle des prix du gaz et de l’électricité permet de sortir du « mode crise », et est propice à la reprise apaisée des réflexions sur une organisation soutenable du marché électrique à plus long terme, permettant de répondre au défi de la décarbonation définitive du système énergétique européen pour atteindre le net zéro à horizon 2050. Car, sur ce point, les critiques du marché électrique dérégulé qui existe en Europe depuis 1998 ont raison : côté investissements, le marché électrique actuel n’est pas à la hauteur. Le signal « prix » nécessairement irrégulier qui optimise le déclenchement des centrales existantes est trop volatil pour inciter l’investissement dans des moyens décarbonés qui sont tous, sans exception, très capitalistiques. Et ne nous trompons pas : les prix exceptionnels de l’électricité de 2022 ne résultaient pas seulement des prix de la molécule, mais aussi du manque de capacités de production suffisamment abondantes et fiables, ce qui ajouta une prime de risque considérable aux coûts, déjà élevés, du gaz.
La nouvelle loi sur l’accélération du nucléaire est un ajout important pour préserver et renforcer le socle de la production décarbonée française. Elle demande aussi d’être accompagnée par une réforme du marché électrique. Cette réforme devra compléter les prix émanant du marché spot actuel par des signaux à long terme plus stables et une gestion des risques, notamment du risque de construction, plus engagée. Des solutions diverses existent – contrats de différence, primes fixes, capitaux à taux dérisqués, mécanismes assurantiels – et doivent être évaluées par les experts, les politiques et les parties prenantes. Le moment est propice. La Commission est en train de réfléchir à une nouvelle organisation du marché électrique, plus attentive aux nécessités des investissements décarbonés. Elle promet ainsi un papier blanc sur le sujet pour fin mars. La France, traditionnellement soucieuse des enjeux à long terme dans le secteur électrique, et l’Allemagne, toujours plus consciente du défi de décarboner massivement son système énergétique historiquement basé sur les énergies fossiles, ont des rôles particulièrement importants à jouer dans ce débat.
La crise de 2022 a déclenché des interrogations compréhensibles sur les marchés européens de l’énergie en général et celui de l’électricité en particulier. Faisons la part des choses : le marché unique de l’électricité, les échanges réciproques, le foisonnement de systèmes très divers sont des atouts précieux. Mais pour inciter à la construction de nouvelles capacités permettant l’approvisionnement français et européen en électricité décarbonée, une électrification accrue et un net zéro émission à venir, le marché actuel a besoin d’être complémenté par des mécanismes à long terme qui compenseront le risque prix et le risque de construction. Et les astres commencent à s’aligner en ce sens.
Le marché européen de l’énergie, dans le strict respect de la complémentarité et de la diversité des systèmes nationaux, reste un espace stratégique incontournable, qu’il faut certes redessiner, mais dont on ne doit pas oublier de rappeler les bienfaits pour les citoyens français et européens.
*Une version synthétique de cet article a été publié dans les Echos le mercredi 8 février 2023