Par Evren Balta, Professeur de relations internationales à la Faculté des sciences sociales de l’Université d’Özyeğin
La sécurité de l’Union européenne tourne de plus en plus autour du concept d’autonomie stratégique. Depuis que le concept a été mis en évidence dans le projet de Stratégie globale de l’Union européenne en 2016, les principales initiatives de l’UE telles que la coopération structurée permanente (CSP) et le Fonds européen de la défense ont mis l’accent sur l’importance de l’autonomie stratégique de l’Europe. Le « Strategic Compass » (Boussole Stratégique), qui deviendra l’une des priorités de l’UE cette année, souligne que l’autonomie stratégique de l’Europe doit être considérée comme indispensable dans un contexte de concurrence croissante entre États et de menaces complexes pour leur sécurité.
L’UE n’est pas le seul acteur à avoir adopté le concept d’autonomie stratégique comme principe central de sa politique étrangère. De nombreux acteurs qui jouent un rôle clé dans la sécurité de l’UE, de l’Inde à la Russie, mettent depuis longtemps l’accent sur ce concept comme instrument de légitimation de leurs choix de politique étrangère. L’analyse des expériences de ces pays et des tendances mises en évidence par le concept d’autonomie stratégique nous place au premier plan pour comprendre les possibilités et les limites de ce choix.
La Turquie place également le concept d’autonomie stratégique au fondement de sa politique étrangère expansionniste et militaire, notamment, à partir de 2016 et la tentative de coup d’État. Cependant, cette quête d’indépendance/d’autonomie de la Turquie en matière de politique étrangère remonte à bien plus long-temps. Elle prend ses racines au temps de la Guerre Froide, puis s’est renforcée depuis 2009, mettant l’accent sur la nécessité pour la Turquie de rompre avec l’influence étrangère américaine et permettre à Ankara de jouer pleinement son rôle de puissance régionale. Avec les révoltes des pays arabes qui ont transformé l’environne-ment immédiat de la Turquie en une zone de conflit et de concurrence, cette tendance s’est encore accrue.
Toutefois, cette autonomie n’impliquait pas un anti-occidentalisme total, du moins dans ses premières années. Bien que le gouvernement AKP, avec les mouvements islamistes en Turquie, aient entretenu à presque toutes les époques une relation culturelle tendue avec l’Occident, l’aliénation du système occidental au niveau des alliances n’était pas à l’ordre du jour. Le sentiment anti-occidental exacerbé par le mouvement Gezi dans les cercles gouvernementaux, le renverse-ment par coup d’état des Frères musulmans en Égypte, sur lequel le gouvernement s’est appuyé pour devenir une puissance régionale, l’alliance des États-Unis avec le PYD/YPG en Syrie, que la Turquie considère comme une extension du PKK, et enfin, la tentative de coup d’État de 2016 ont changé la donne.
Le concept d’« autonomie stratégique » a marqué de son empreinte cette nouvelle période de tension de la politique étrangère de la Turquie, au cours de laquelle sa puissance expansionniste s’est accrue.
Autonomie stratégique à la turque
C’est à la même période, que l’UE a développé son propre concept d’autonomie stratégique, inspirant également la réflexion d’Ankara dans ce domaine. Le concept d’autonomie stratégique en Turquie est centré autour des piliers fondamentaux suivants : a) un système flexible d’alliances façonnées au cas par cas ; b) une politique d’équilibre entre la Russie et les États-Unis afin d’accroître le champ d’action de la Turquie ; c) la création de nouveaux partenariats avec des pays qui ne sont pas traditionnellement alliés et la multiplication des coopérations dans différentes zones géographiques ; d) l’indépendance militaire grâce au développement d’une industrie de défense nationale et l’acquisition de systèmes d’armement (tels que les S-400).
Après 2016, en fonction de ces objectifs, la politique étrangère turque a subi une profonde transformation. La Turquie a joué de ses relations militaires/diplomatiques développées avec la Russie en Syrie pour intervenir sur d’autres théâtres d’opération dans sa zone géographique immédiate. Ces relations ont offert à la Turquie, l’opportunité de redevenir un acteur en Syrie et a même rendu possible les opérations transfrontalières menées par la Turquie. D’autre part, les conflits régionaux tels que la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont été résolus avec l’ac-cord de la Russie et de la Turquie, laissant de côté l’alliance transatlantique.
out en établissant une base solide de relations diplomatiques avec la Russie, la Turquie a tenté d’équilibrer son influence croissante dans la région en jouant de sa position de membre de l’alliance transatlantique. En réalité, les relations entre la Turquie et la Russie n’ont jamais été harmonieuses et furent l’objet de graves tensions, notamment à Idlib et en Libye. La région la plus impactée par ces conflits se situe en mer Noire, qui subit également l’influence croissante de la Russie. La Turquie a suivi une politique conforme à l’agenda de l’OTAN afin de restreindre la domination croissante de la Russie dans cette région. Lorsque les tensions se sont accrues entre l’Ukraine et la Russie, elle n’a pas hésité à signer un accord de coopération en matière de défense avec l’Ukraine. De plus, dans la mesure où la coopération de la Turquie avec l’Ukraine coïncidait avec les intérêts de l’OTAN dans le contexte de l’encerclement de la Russie, elle renforçait une fois de plus la position de la Turquie au sein de l’alliance.
Autonomie stratégique et force militaire
Après 2016, la présence militaire de la Turquie a subi une nouvelle transformation majeure. Alors qu’avant les Printemps arabes, la Turquie menait la plupart de ses opérations militaires dans le cadre des missions de l’OTAN et de l’ONU, elle a commencé, après 2016, à mener des opérations militaires de manière autonome. Au cours de cette période, Ankara a mené des opérations directes en Syrie, en Irak et en Libye et a développé ses forces au Moyen-Orient, en Méditerranée orientale et en Afrique.
La poursuite par la Turquie du statut de puissance dans le domaine des drones, qui a commencé avec l’achat de six drones de reconnaissance aux États-Unis en 1995, a pris une nouvelle dimension avec la production du premier drone national en 2016. Depuis lors, la Turquie est l’un des rares pays à utiliser activement ses propres drones de combats dans les opérations militaires nationales et transfrontalières. Les dépenses militaires de la Turquie ont égale-ment significativement augmenté depuis.
L’accord S400 de la Turquie avec la Russie, qui a provoqué d’importantes tensions avec ses alliés de l’OTAN, a également été légitimé par la façon dont la Turquie a mené sa politique étrangère dans un contexte international évoluant rapidement, en mettant ses propres intérêts nationaux au premier plan et en s’affranchissant des limites des accords multilatéraux existants. Par conséquent, l’OTAN a relégué de fait la Turquie au statut d’allié le moins fiable du bloc transatlantique.
La fin d’une époque ?
En bref, pour le gouvernement AKP, l’autonomie stratégique signifiait l’indépendance vis-à-vis des priorités de politique étrangère portées par l’alliance transatlantique, le développement de nouvelles alliances, et le renforcement de l’industrie de défense nationale. Ankara a égale-ment fait valoir que les États-Unis ont déplacé leurs objectifs de défense vers l’Asie-Pacifique, que l’UE a cessé d’être un acteur efficace dans la région immédiate de la Turquie, poussant le pays à se débrouiller seul. Ainsi, les systèmes d’alliance étaient désormais inefficaces contre les nouvelles menaces auxquelles la Turquie était confrontée.
Il convient de noter que le cours des discus-sions sur l’autonomie stratégique en Turquie est très similaire à celui de l’UE, notamment dans les réflexions concernant l’autodétermination, le changement de l’équation menace/opportunité au XXIe siècle, et la réduction de la dépendance en matière de défense vis-à-vis des États-Unis et de l’OTAN. La vision d’un environnement mondial compétitif dans lequel les conflits se développent plus vite que la coopération, ainsi que le renforcement politique et militaire de la capacité à résister à la pression des grandes puissances pour « choisir un camp » ont été l’épine dorsale du débat. Cependant, l’exemple de la Turquie montre que la perspective d’autonomie stratégique peut provoquer de nombreuses tensions sur le terrain et prendre la forme d’une prophétie auto-réalisatrice.
Il nous a également montré qu’il y a des li-mites naturelles à la politique mise en œuvre dans le domaine des conflits entre grandes puissances. Le désir de combler le vide laissé par les États-Unis pendant l’ère Trump en exagérant la puissance militaire et la capacité diplomatique de la Turquie a créé l’effet inverse de celui escompté et a contribué à isoler davantage le pays. L’élection de Joe Biden aux États-Unis et le retour d’une redynamisation du leadership mondial et du multilatéralisme a permis d’atteindre ces limites beaucoup plus rapidement. Le choix de profiter davantage de l’équilibre actuel entre les États-Unis et la Chine et de renforcer sa propre position par cette concurrence est ainsi au cœur de la stratégie turque.
Enfin, quelques décisions s’imposent sur la manière de donner un contenu politique à l’idée d’autonomie stratégique. La politique d’autonomie stratégique devrait dans presque tous les cas commencer par une définition de l’intérêt collectif. Dans le cas de la Turquie, cela reposait sur l’idée d’un « intérêt national » qui a été utilisée comme un levier puissant, notamment pour justifier la militarisation de sa poli-tique étrangère. L’autonomie est devenue un objectif, non pas, pour contribuer à la création de valeurs communes, mais du fait que ses alliés occidentaux ne lui accordent pas le respect et le statut qu’elle pense mériter parallèlement à la montée en puissance de la Turquie dans le concert des nations.
Certains acteurs comme la Turquie voient dans la tendance à l’autonomie de leur politique étrangère, la conséquence de la « désoccidentalisation » exprimée lors de la conférence de Munich. Celle-ci ne signifie certes pas la disparition de l’Occident dans les régions non occidentales, mais elle signifie un repli progressif sur soi et la perte de la « boussole stratégique ». Si la boussole stratégique que l’UE adoptera cette année ne vise pas à être une boussole pour d’autres pays qu’elle-même en termes de valeurs et d’intérêts, le nombre d’acteurs essayant de se débrouiller seuls ne fera qu’augmenter.
C’est précisément pour cette raison que l’idée d’autonomie stratégique doit être axée autour d’une politique cohérente d’intérêts, d’identité et d’alliance qui exclut totalement l’approche égoïste. Cependant, une telle bous-sole permettra à des pays comme la Turquie de renégocier leurs positions dans l’alliance, ouvrira la voie à ces pays pour discuter de leurs propres orientations stratégiques en toute transparence et leur permettra de régénérer le multilatéralisme, que l’on croyait être de l’histoire ancienne.