L’avenir du multilatéralisme

Par Amélie de Montchalin, Représentante permanente de la France à l’OCDE

Le multilatéralisme est en panne depuis plusieurs années et l’Organisation mondiale du commerce ne semble être plus que l’ombre d’elle-même. Dans un monde de regain de conflits, de tentation de repli sur soi, comment la France et l’Union européenne peuvent-elles redonner espoir dans ce multilatéralisme alors que l’urgence climatique se fait de plus en plus pressante ?

Amélie de Montchalin : Presque 80 années après ses débuts, je partage en effet le constat, depuis la fenêtre de l’OCDE, que le multilatéralisme tel qu’il a été construit après la Seconde Guerre Mondiale doit se réformer pour rester pertinent et utile. Ceci étant dit, ni la France ni l’UE ne parviendront seuls à redonner confiance en l’efficacité d’une organisation multilatérale des relations internationales, si nous ne saisissons pas plus précisément les ressorts de cette panne.

A mon sens, le multilatéralisme est à la fois une promesse et une méthode. Ces deux éléments sont aujourd’hui en crise. 

La promesse d’abord : traiter collectivement les défis qui nous concernent tous et pour longtemps (la paix, le climat, la santé, le commerce…). Or, aujourd’hui, on observe deux tendances qui affaiblissent cette approche collective. D’une part, certains Etats se dédouanent de leur responsabilité. D’autre part, trop de pays en développement se sentent – à juste titre parfois – exclus ou sous-représentés. Nous devons renforcer l’inclusivité et l’ouverture des organisations multilatérales, à commencer par l’OCDE qui continue d’ailleurs de s’élargir, en ouvrant très récemment le processus d’adhésion avec l’Indonésie et la Thaïlande, après avoir initié ceux du Brésil, Argentine et Pérou.

La méthode multilatérale est, elle aussi, questionnée par certains. A cet égard, il me semble que le multilatéralisme est une victime collatérale d’une crise plus profonde : la crise du temps long. Le temps long du travail et des négociations multilatérales apparaît en dissonance avec le rythme des actualités politiques et géopolitiques, et surtout avec l’urgence à agir sur des sujets clés, comme le climat, le développement, l’intelligence artificielle. Pour assurer l’avenir du multilatéralisme, notre responsabilité est de nous concentrer sur l’efficacité, la portée concrète et pragmatique des textes négociés. Et ainsi (re)créer des « solidarités de fait » à l’échelle mondiale.

  • Le 22 et 23 septembre prochain aura lieu le « Sommet pour le futur » dans le cadre de l’ONU afin de précisément lancer une nouvelle dynamique de coopération internationale. Qu’attendez-vous de cet événement ? Pensez-vous qu’en l’état actuel des choses, ces échanges pourront déboucher sur des mesures concrètes et relancer une dynamique de coopération internationale ?

A.M. : Au-delà de l’évènement, il faut regarder le contenu du « Pacte pour l’Avenir », qui sera discuté et, je l’espère, adopté lors du Sommet. Pour que le Sommet débouche sur des mesures concrètes et démontre de nouveau la pertinence du multilatéralisme onusien, ce Pacte devra faire preuve de précision et de cohérence. 

Un exemple : nous attendons tous du Sommet des engagements politiques forts pour accélérer l’atteinte des objectifs climatiques (Accord de Paris) et de développement (Agenda 2030). Cependant, pour être pragmatique, et donc à la hauteur de ces deux enjeux, nous devons passer des concepts très généraux aux outils opérationnels. Par exemple, nous devons obtenir une impulsion politique internationale pour lever les freins issus de la régulation financière qui a été mise sur pied après la crise de 2008 qui ralentissent, voire empêchent, le financement du climat et du développement par les acteurs privés. 

Sans cela, les moyens dissonent avec les objectifs. Et nous alimentons la crise du multilatéralisme que nous évoquions plus tôt. C’est dans cet esprit que le Président de la République a lancé en juin 2023 le Pacte de Paris pour les Peuples et la Planète, pour relancer une dynamique de réforme très concrète de l’architecture financière mondiale. Ce pacte est désormais soutenu par 57 pays, qui œuvrent ensemble au « Pacte pour l’Avenir ». J’espère une déclaration ambitieuse et précise, qui trace une véritable feuille de route multilatérale pour la prochaine décennie. 

  • Les 27 Etats membres dialoguent déjà au sein de l’Union européenne. Ceux faisant partie de l’OCDE ont-ils une position commune qui serait celle de l’Union ? Ou laissent-ils percevoir des nuances ? Des positions divergentes ?

A.M. : Comme au sein des Nations Unies, la coordination européenne est évidemment un enjeu important à l’OCDE. C’est tout d’abord un enjeu de coordination interne à chaque pays, entre les équipes de Paris et de Bruxelles pour qu’elles travaillent ensemble, en s’informant mutuellement des travaux en cours de part et d’autre. Et c’est un enjeu entre les délégations européennes auprès de l’OCDE. La Commission européenne et le Service pour l’Action Extérieure de l’UE ont pour ce faire un rôle d’observateur dans l’ensemble des comités et réunions de l’OCDE, et organise des réunions en amont des Conseils de l’OCDE au niveau des Ambassadeurs comme au niveau technique. Ces réunions permettent aux délégations d’être transparentes entre elles, et le plus souvent possible d’adopter une position commune.

Existe-t-il des nuances entre les positions des Etats-membres ? Bien entendu, tout comme dans les instances de l’UE. Et ces subtiles nuances constituent la force de la parole européenne. 

Ce qu’il faut toutefois éviter, ce sont les positions de certains membres qui entrent en contradiction avec des législations européennes déjà votées ou en vigueur. Alors, la nuance glisse vers la dissonance et affaiblit la crédibilité et le poids de l’UE et, par rebond, des pays européens individuellement. A l’OCDE, et malgré des tensions passagères sur des sujets fortement politisés dans l’Union, la coordination fonctionne et ces situations sont, sans quelques rares dommageables exceptions, évitées.

  • L’OCDE s’est récemment alarmée du montant des dettes à refinancer dans le monde.
    Celles-ci ont dérapé lors de la récente crise de pandémie de Covid 19 : quelles sont les recommandations de l’OCDE ?

A.M. : Comme chaque année, l’OCDE a en effet publié en mars 2024 son Rapport sur la dette mondiale. Cette année, le constat est amer, puisque le rapport dresse un constat clair de l’effet de la « dette Covid » suivi de la remontée des taux d’intérêt. 

Les pays de l’OCDE n’ont jamais été aussi endettés. Fin 2023, le montant total de la dette publique des pays de l’OCDE s’élevait à 54 000 milliards USD, soit une hausse de 30 000 milliards USD par rapport à 2008. Parallèlement, la dette des entreprises a suivi la même progression. Et ces tendances sont amenées à se poursuivre. Or, on observe en moyenne, une dégradation de la note des émetteurs, avec une hausse significative des obligations notées BBB ou moins sur les marchés obligataires privés mondiaux. 

En dehors de l’OCDE, la situation est encore plus inquiétante, avec une crise de la dette en formation si nous n’agissons pas collectivement. Nombre de pays en développement, pourtant encore solvables, font face à une « crise de liquidité » : les marchés ne leur prêtent plus ou alors à des taux très élevés non soutenables à moyen-terme. Ceux-ci feront face, d’ici quelques années, si nous n’agissons pas collectivement, à un mur de la dette. Et à court terme, ils sont dans l’impossibilité de financer comme nécessaire et attendu leur développement social et économique, leurs infrastructures, leurs politiques de transition énergétique…. Le défi des prochaines années est de donner la visibilité et la transparence nécessaires aux créditeurs, pour assurer un financement pérenne de la dette sans préjudice pour les investissements de long-terme pour le climat et le développement. Voici un sujet où le multilatéralisme nous permettrait de sortir d’une situation sous-optimale pour l’ensemble des émetteurs et des créditeurs, des banques multilatérales à la Chine.

  • L’Union européenne a souvent été accusée d’être naïve sur la scène internationale.
    La Chine et les Etats-Unis étant bien plus offensifs sur le domaine du commerce par exemple. Les crises et conflits récents auraient-elles sortie l’Union de cet angélisme ?

A.M. : Les crises récentes ont en tous cas aligné les positions de l’ensemble des Etats membres sur la nécessité d’assurer une forme de « souveraineté européenne », c’est-à-dire de refuser les dépendances excessives qui deviennent des faiblesses coupables en cas de crise. Position que la France tenait depuis plusieurs années. 

Le multilatéralisme défendu par l’Union sur la scène internationale n’est pas un idéalisme, encore moins une naïveté. Si l’Union fait face à des mesures coercitives, par exemple commerciales, elle doit être capable de répondre, et d’assurer une réciprocité. 

Pour autant, l’UE porte une position qui n’est pas celle d’un découplage volontariste entre la Chine et le reste des pays avancés, qui suivrait celle des Etats-Unis. Nous ne pouvons pas nous découpler de la Chine, ou de n’importe quelle autre puissance du même ordre sur des sujets décisifs, comme ceux du climat ou de la sécurité de l’intelligence artificielle. L’UE propose un multilatéralisme pragmatique, qui répond à ses intérêts et assure donc sa souveraineté. 

  • Comment l’OCDE appréhende-t-elle l’essor de l’Intelligence artificielle et des nouveaux défis que sa régulation implique notamment en termes de gouvernance mondiale ?

A.M. : L’OCDE a été précurseur sur l’intelligence artificielle. Dès 2019, avant l’essor des modèles récents d’IA générative, les membres de l’OCDE adoptaient une première version des « Principes de l’OCDE sur l’IA ». Au niveau technique également, à travers l’Observatoire de l’OCDE pour l’IA ou le Groupe d’experts sur l’IA AIGO, l’OCDE a produit un important travail de compréhension, de cadrage et de définition de la technologie, qui a largement été repris par les Etats-membres ou l’UE dans la législation AI Act.

Aujourd’hui, les travaux de l’OCDE s’adaptent à l’évolution de la technologie, pour mieux mettre en évidence les gains mais aussi les risques de l’IA, comme souligné dans les Principes révisés sur l’IA qui ont été adoptés cette année. Cette thématique devient désormais transversale aux travaux des directions de l’OCDE : nous étudions son impact sur l’emploi, la gouvernance, la désinformation, la santé, l’éducation, etc.   

L’OCDE assure enfin un leadership en matière de coopération internationale sur l’IA : l’Organisation est en effet en train de rapprocher ses groupes d’experts techniques sur l’IA avec ceux du Pacte Mondial sur l’Intelligence Artificielle (PMIA). Le PMIA avait été créé lors du G7 de 2019 de Biarritz, pour rapprocher les travaux des experts de nombreux pays, qu’ils soient membres de l’OCDE ou pas, avec notamment le soutien de l’Inde, du Brésil ou encore du Sénégal. Une idée centrale a conduit à ce rapprochement. Les fractures entre Nord et Sud pourraient devenir irréversibles si nous ne partageons pas cette technologie et les algorithmes qui servent les biens communs (la santé, le climat, l’éducation, la gouvernance publique). Le PMIA 2.0 sera donc une plateforme d’échange d’expertise scientifique, de solutions et de travaux pour assurer que nos normes sont interopérables, entre pays partageant des principes communs sur les finalités de l’IA : une technologie qui doit être mise au service des citoyens et pour assurer un développement économique et social durable et partagé. 

Ce PMIA 2.0, qui sera présenté le 3 et 4 juillet prochain à New Delhi après beaucoup de travaux notamment soutenus par la France et le Canada, est un bon exemple de ce que j’appelais plus tôt le multilatéralisme pragmatique.

ITV-Amélie-de-Montchalin

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