Par Laura Codruța Kövesi, Cheffe du Parquet européen, EPPO
Le concept de l’état de droit pourrait être défini, d’une manière technique, comme une valeur commune de l’Union européenne (UE) englobant plusieurs principes, tels que l’indépendance et l’impartialité des tribunaux, un contrôle judiciaire effectif incluant le respect des droits fondamentaux et l’égalité devant la loi.
L’état de droit peut également être expliqué comme le fondement sur lequel reposent des relations de confiance entre tous les citoyens de l’UE, indépendamment de leurs richesse, statut et pouvoir. L’état de droit est aussi la garantie ultime de sécurité pour les citoyens. La préoccupation pour l’état de droit en Europe devrait commencer dans les rues de nos villes.
D’après mon expérience, deux éléments affectent le plus la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques : la perception que la justice cède aux intérêts politiques et que ces institutions démocratiques ne parviennent pas à assurer la sécurité. Face aux attaques répétées contre l’État
de droit dans plusieurs États membres, la Commission européenne a mis en place deux principaux mécanismes pour surveiller ces évolutions. Cependant, préserver l’état de droit n’est pas une tâche uniquement réservée à l’exécutif. Peu importe la qualité des mécanismes de conditionnalité ou des cycles annuels de l’état de droit, ils ne suffisent pas.
L’égalité de traitement et le fait de se sentir collectivement en sécurité dans la société dépendent de la manière dont les autorités compétentes – en particulier les juges et les procureurs – effectuent leur
travail et de la perception que les citoyens en ont. Comme l’a affirmé la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), « l’apparence d’indépendance ou d’impartialité est nécessaire pour ne pas nuire à la confiance que la justice, dans une société démocratique gouvernée par l’état de droit, doit inspirer
aux individus ».
L’indépendance judiciaire est la clé pour que les citoyens puissent construire la confiance, en tant que fondement de l’état de droit. C’est un effort permanent qui requiert de notre part une attention constante dans notre travail quotidien.
Le rôle du Parquet européen dans la préservation de l’état de droit
Le Parquet européen (EPPO) est un organisme européen intégré aux systèmes judiciaires nationaux des 24 États membres participants. Les procureurs délégués européens de l’EPPO enquêtent et poursuivent selon les lois pénales nationales respectives et les lois de procédure pénale nationales. Ils portent leurs affaires devant les tribunaux nationaux.
L’EPPO est une composante intégrée des systèmes de justice de chacun des États membres participants. En pratique, cela signifie que des évolutions affectant les tribunaux, les procureurs, la police ou d’autres acteurs de la justice pénale dans l’un des États membres participants peuvent avoir
un effet direct sur l’ensemble de l’EPPO. C’est une nouvelle réalité, où la souveraineté nationale n’a pas le dernier mot, et où l’indifférence n’est pas une option.
C’est pourquoi, l’EPPO prend la parole dans les cas où des problèmes liés à l’état de droit ont été rencontrés, cela peut aller des problèmes systémiques (par exemple, le manque de coopération sincère des autorités nationales avec l’EPPO) à des tentatives isolées de politiciens d’interférer avec
les enquêtes de l’EPPO, en passant par des questions législatives. Ainsi, l’EPPO a protesté contre le défaut de proposition de procureurs délégués européens (par exemple, en Slovénie), le refus de coopérer avec l’EPPO par un État membre non participant (par exemple, l’Irlande) ainsi qu’une tentative de réduire les peines et de raccourcir les délais de prescription pour les crimes en col blanc (par exemple, en Slovaquie).
Cependant, pour fournir une évaluation plus concrète de l’état de droit dans l’UE, je voudrais citer Roberto Saviano, l’écrivain italien, qui a affirmé que « justice et injustice n’ont de sens concret que dans les faits ».
D’après les chiffres clés de notre dernier rapport annuel :
- à la fin de l’année dernière, l’EPPO comptait plus de 1 900 enquêtes actives, avec un préjudice global estimé supérieur à 19 milliards d’euros ;
- près de 60 % du préjudice estimé était lié à la fraude à la TVA. L’ampleur de cette fraude affectant les
intérêts financiers de l’UE, en particulier sur le plan des recettes, ne peut s’expliquer que par l’implication massive d’organisations criminelles transnationales. Cela indique clairement que ces organisations considèrent la fraude à la TVA et la fraude aux fonds européens comme aussi lucratives que pratiquement sans risque, depuis au moins une décennie, voire plus longtemps.
Encore une fois, il est apparu que nous ne traitons pas avec deux mondes séparés : d’une part les criminels dangereux qui font de la contrebande de drogues ou du trafic d’êtres humains et, d’autre part, les criminels en col blanc, supposément moins dangereux, qui se « contentent » de corruption et de blanchiment d’argent. Ils vont de pair.
Le potentiel de l’EPPO
Nous ne pouvons plus ignorer le lien évident entre les criminels en col blanc et notre sécurité intérieure. Nous devons redéfinir notre stratégie européenne globale en conséquence, et les éliminer de l’équation.
Mettons-nous d’accord sur le fait que la fraude financière ne devrait pas être considérée comme une infraction mineure ou sans victime. Cette perception erronée a fourni un terrain fertile à une culture de l’impunité qui a miné l’état de droit de la manière la plus insidieuse.
Je plaide également pour une capacité analytique renforcée au sein de l’EPPO, combinée à une plus grande puissance analytique et responsable d’Europol, ainsi que des enquêteurs dédiés et spécialisés
pour les affaires de l’EPPO, dans tous les États membres participants.
Je ne demande pas une extension de compétence à la criminalité organisée transnationale. Cependant, nous devrions utiliser pleinement le potentiel de l’EPPO, en particulier dans la lutte contre les groupes criminels organisés. Avec quelques clarifications dans notre réglementation, l’EPPO pourrait déjà contribuer de manière décisive à cette lutte.
Si je pouvais suggérer quelque chose, ce serait de revoir le mandat d’Europol. Lorsque nous parlons de renforcer l’architecture antifraude de l’UE, la priorité devrait être de donner à l’EPPO et à Europol les moyens de lutter plus efficacement contre la criminalité organisée.
Nous pouvons changer la façon dont nous combattons les groupes criminels organisés dans l’UE. C’est la meilleure voie pour renforcer l’état de droit et protéger nos citoyens.