Michel DERDEVET
Secrétaire général d’Enedis
La transition énergétique, en marche partout dans le monde, se fera à l’évidence en 3D : décarbonation de la production, décentralisation des prises de décision, digitalisation des échanges. Partant de ce constat, certains se hâtent d’annoncer la fin des réseaux de transport et de distribution d’énergie.
Le très médiatique essayiste américain Jeremy Rifkin dépeint ainsi un avenir où l’alliance du digital et des nouvelles sources d’énergie permettrait de produire localement l’électricité « à coût marginal zéro ». Il rêve d’une planète où « des centaines de millions de personnes produiront leur propre énergie renouvelable à la maison, au bureau, à l’usine et partageront l’électricité verte sur un Internet de l’énergie » (La Nouvelle Société du coût marginal zéro, Les Liens qui libèrent, 2014).
Mais n’est-ce pas un mythe ? Est-on sûr que la juxtaposition d’isolats énergétiques autonomes fait sens au plan global ? Un projet industriel grandiose porté par la Chine, diamétralement opposé à celui de Jeremy Rifkin, invite à se poser la question. SGCC, la firme d’Etat en charge du réseau électrique chinois (aujourd’hui le plus important réseau mondial), propose de bâtir rien de moins que « l’interconnexion globale de l’énergie mondiale ». En clair, ce projet vise à supprimer les transports classiques d’énergie (par bateau, train ou oléoduc), pour faire de l’électricité décarbonée le moteur essentiel de l’économie mondiale d’ici à 2050.
Utopie microlocale et rêve global chinois
Comment ? A travers un vaste réseau mondial à très haute tension associé à des réseaux intelligents locaux (les fameux « smart grids »), chargés de gérer le délicat équilibre entre consommation et sources intermittentes de production (le vent et le soleil). Le potentiel d’énergie solaire serait massivement capté tout autour de la ceinture tropicale, tandis que des myriades d’éoliennes géantes seraient implantées aux confins du cercle polaire arctique.
L’investissement envisagé pour connecter la production électrique de l’ensemble de la planète, et en particulier l’Asie et l’Europe, serait de 13 000 milliards de dollars d’ici à 2050. Il inclurait la mise en place de très larges capacités de stockage, afin de pallier l’absence de vent ou de soleil. SGCC investit déjà dans différents opérateurs de réseaux à travers le monde (Italie, Portugal, Australie…), avec cette perspective vertigineuse à l’esprit.
Existe-t-il une voie médiane entre l’utopie microlocale rifkinienne et le rêve global chinois ? Oui, à l’évidence. En Europe notamment, la nécessité d’une vraie politique industrielle commune autour des réseaux électriques s’impose, pour mieux aborder ensemble l’arrivée des énergies renouvelables par les réseaux de distribution, le rôle nouveau des citoyens-consommateurs et la montée de multiples centres de décision digitalisés.
Éviter la « fracture électrique »
Il nous faut rapidement travailler à vingt-huit Etats membres sur la recherche, le développement et la normalisation, pour faire de l’Europe un leader des réseaux intelligents et relier entre eux les différents territoires européens engagés dans la transition énergétique.
En France aussi, à un an de l’élection présidentielle, ce sujet doit être mis sur la table, car nous devons à tout prix éviter la « fracture électrique » entre les territoires ruraux, producteurs massifs d’énergies renouvelables, dont la consommation décroît, et les villes-métropoles, qui n’atteindront jamais l’autosuffisance énergétique, mais capteront souvent la croissance et l’intelligence numérique.
Les réseaux construits au cours du dernier demi-siècle sont le lien indéfectible entre nos différents territoires, qui permet à la fois d’accueillir les initiatives et les projets locaux et de les articuler entre eux. Capitalisons sur cet atout, porteur de solidarité et de développement pour notre pays !
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Michel Derdevet est maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris et professeur au Collège d’Europe de Bruges.