Alain Lamassoure, Député européen de 1999 à 2019
« L’Europe, c’est la paix ! » Le propos était devenu si banal qu’il faisait bâiller d’ennui tous les auditoires. Au point que la paix – objectif ? valeur ? droit ? – est complètement absente des surabondantes conclusions de la conférence sur l’avenir de l’Europe !
Les coups de canon du 24 février 2022 ont réveillé les Européens d’une longue torpeur irénique. Tout d’un coup, la guerre n’est plus une incongruité archaïque réservée à des États faillis ou à des peuples exotiques. Elle frappe aux portes même de l’Union européenne.
Le plus étonnant est que l’idée de cette guerre a pris naissance dans une réécriture de l’histoire de l’empire des tsars, niant l’existence d’autres nations en dehors de la grande nation russe, au moins dans la partie européenne de l’empire. Résumée dans un ouvrage signé de Vladimir Poutine et publiée au moment même du lancement de son offensive diplomatico-militaire, cette propagande nationaliste est martelée depuis des années dans les écoles, dans les médias, dans les discours et dans les 54 musées historiques que compte le pays. Elle repose notamment sur la réhabilitation de Staline, et sur la négation honteuse de toutes les atrocités qui ont été commises par les dirigeants soviétiques à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. C’est ce contre-récit qui a servi à justifier la remise en cause soudaine et globale de tous les traités sur lesquels reposait la sécurité européenne depuis la fin de la guerre froide. Tous avaient pourtant été signés par la Russie, y compris par ses dirigeants actuels.
Pour les Européens, ce rude réveil comporte un rappel, un avertissement et un enseignement. Oui, sur notre partie du continent, nous avons inventé la « paix européenne ». Une pax europeana qu’il ne faut pas hésiter à qualifier de miracle. Car cette paix n’est pas simplement une absence de guerre, mais bel et bien la paix des cœurs. Interrogés par les Eurobaromètres sur le peuple qu’ils jugent le plus proche du peuple français, deux Français sur trois répondent « naturellement, le peuple allemand » – et la réponse est symétrique outre-Rhin –. Ce miracle est le résultat de décennies de construction européenne. « Force-les de bâtir ensemble une tour, et tu les changeras en frères » écrivait Saint-Exupéry. Sur le chantier de la reconstruction du continent ravagé par la guerre, traité après traité, la terrible méfiance originelle a fait place à l’écoute, puis à l’estime, puis à la confiance réciproque. Les premiers succès ont vu naître une fierté inédite, car commune. Bruxelles est devenue le seul lieu au monde où toutes les négociations s’achèvent par des victoires de tous. Sinon, elles se poursuivent jusqu’à ce qu’aucun ne se sente vaincu. Nous vivons entre nous l’utopie de la paix perpétuelle, dont rêvaient les philosophes du XVIIIe siècle et qu’évoquaient les pères fondateurs de 1950, sans y croire eux-mêmes.
Hélas, si nous sommes vaccinés contre la guerre, nous sommes bien les seuls sur la planète. Comme des médecins qui auraient trouvé le remède du mal sans pouvoir encore en faire bénéficier ne serait-ce que leur entourage le plus proche. Habitués à vivre désormais entourés d’amis au sein d’une Union politique commune, les citoyens européens ont fi ni par croire que leur vertu pacifique toute neuve était contagieuse. N’ayant plus les moyens de conquérir le reste du monde, ils ont cru qu’ils n’avaient plus rien à craindre de ceux qu’ils ne menaçaient plus. Le coup de tonnerre du 24 février devrait au moins avoir mis fin à cet « adieu aux armes » prématuré. Avec soixante ans de retard, la CED revient à l’ordre du jour.
Tout aussi importante est la dernière leçon : l’importance de la réconciliation des mémoires. Tout commence évidemment à l’école. La paix européenne n’aurait pas été possible si les programmes et les manuels scolaires n’avaient inscrit le narratif national dans la perspective d’une consolidation de la paix européenne. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Créé l’an dernier auprès du Conseil de l’Europe, l’Observatoire européen de l’enseignement de l’histoire rendra son premier état des lieux l’an prochain. Dès maintenant, il apparaît que l’enseignement scolaire de l’histoire est en crise presque partout. La tentation du chauvinisme national est perceptible ici ou là. Ailleurs, la tentation est plutôt contraire : par culpabilisation envers les pages sombres de notre passé commun, on n’ose même plus en évoquer les pages de lumière. Sous l’effet de l’addition de ces deux excès, dans la moitié des États membres de l’UE la construction européenne, ses acteurs, ses temps forts, ses échecs, et le miracle de la paix européenne ne sont pas du tout enseignés ! Les enfants de la génération Erasmus seraient-ils condamnés à un néonationalisme soft ou à l’amnésie pure et simple du passé européen ?