La loi spatiale européenne et ses enjeux

Par Laurent Leylekian
ONERA, Direction des Affaires internationales 

La législature européenne qui vient de s’achever (2019-2024) aura constitué un tournant à plus d’un titre. Concomitante de la présidence Trump aux Etats-Unis (2017-2021), de la crise de la COVID (2019-2023) et de la guerre de haute intensité en Ukraine (depuis 2022), elle aura eu l’amer mérite d’éprouver les structures de l’Union européenne et de révéler leurs forces et leurs faiblesses.

Fondant son action sur la vision très kantienne que le temps de la paix perpétuelle était advenu, l’Union européenne s’était en effet assoupie dans l’idée émolliente que le « doux commerce » était la solution à tous les soubresauts qui pouvaient agiter la planète. C’est peu de dire que notre incapacité à produire des masques sanitaires, des vaccins, des semiconducteurs ou des obus de 155, la faiblesse de nos stocks, les tentations isolationnistes ou de pivot stratégique des Etats-Unis, la menace russe et, d’une manière générale, l’état de dépendance dans lequel nous nous trouvons face à nos adversaires comme face à nos « amis » ont participé du regain d’intérêt pour la notion d’autonomie stratégique. 

A cet égard, le secteur spatial constitue un condensat édifiant de tous les défis auxquels nous faisons face : le retard programmatique d’Ariane 6 et les revers de Vega, la dépendance aux moteurs fusées ukrainiens, le changement de nature et d’ampleur du marché satellitaire et les succès tonitruants de SpaceX ont largement contribué à englober l’espace au sein des champs de déploiement de la « boussole stratégique » (2022) visant à renforcer la stratégie globale de l’Union européenne (2016), bien au-delà des seules considérations sécuritaires ou de défense. Procédant initialement d’une conception plutôt française réaffirmée par le Président Macron, et mise en musique par le Commissaire Breton à la tête de la puissante DG DEFIS (Défense – Industrie – Espace) de la Commission européenne, la politique spatiale de l’Union a connu un renouveau où les concepts de sécurité et d’autonomie n’étaient plus tabous.

Des fondements politiques clairs, une assise juridique à conforter

Parmi les différentes initiatives de la DG DEFIS, le projet de « loi spatiale » entend constituer une réponse aux menaces sécuritaires qui pèsent sur nos infrastructures satellitaires. Partant du constat que l’Union européenne possède de telles infrastructures critiques – Galileo et Copernicus au premier chef, et demain Iris2 – que nos entreprises et nous-mêmes utilisons quotidiennement des services qui en dépendent fortement, le projet porté par la Commission entend parer les risques d’accidents inhérents à un nombre d’objets en orbite – satellites et débris – qui a décuplé en quelques années et renforcer la robustesse de nos systèmes en orbite dans un contexte où l’espace est de plus en plus perçu sous l’angle sécuritaire.

Elaborer une telle « loi », en pratique une directive ou un règlement européens – la question n’était pas tranchée aux dernières nouvelles – n’allait pas de soi : D’une part, l’article 189 (§2) du Traité de l’Union européenne (TUE) dispose explicitement que les institutions européennes peuvent mettre en place un programme spatial européen « à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres ». D’autre part, certains Etats-membres comme le Luxembourg, la Finlande ou la France avec sa Loi d’Orientation Spatiale (LOS) disposaient déjà de règlementations nationales auxquels ils n’entendaient pas renoncer. Il a donc fallu que la DG DEFIS fasse preuve de force de conviction et de pédagogie pour convaincre les Etats-membres tout comme les industriels du secteur. Pour les premiers, il s’agissait de justifier le bien-fondé de la démarche au regard des menaces précitées mais aussi de garantir que la « loi » assurerait une compatibilité vers le haut des diverses dispositions nationales. Et pour asseoir la conformité législative de ce texte, la Commission pourrait tenter de le placer dans le cadre de l’article 114 (marché intérieur) du Traité sur le Fonction de l’Union Européenne où elle est fondée à prendre des initiatives d’harmonisation. Elle suivrait en cela l’exemple américain ou les questions de Space Traffic Management relèvent désormais du Département du Commerce. Quant aux seconds, il a convenu de les rassurer sur le fait que la mise en œuvre de la directive n’entrainerait pas une surcharge financière et administrative qui les désavantagerait face à leurs concurrents internationaux. Beaucoup d’industriels craignent en effet que la « loi spatiale » ajoute des contraintes supplémentaires à la directive NIS 2 sur la sécurité des réseaux et des systèmes d’information (décembre 2022) et au règlement européen sur la cyber-résilience (Cyber-Resilience Act, décembre 2023) avec l’implémentation desquels ils ont déjà fort à faire. Au-delà de ces points techniques, il s’agissait également d’opérer une petite révolution culturelle au sortir de laquelle l’espace ne sera plus considéré comme un « Far West » tant il est vrai que, jusqu’à présent, l’absence d’enjeu et donc de réglementation forte pouvait l’assimiler à une zone de non-droit.

Tracer les opérateurs non européens : un pas vers le multilatéralisme ?

Après plusieurs cycles d’échanges et de consultations, la « loi spatiale » comportera finalement les trois volets que sont la sécurité, la résilience et la soutenabilité. En pratique, la loi devrait s’imposer à tout opérateur spatial désireux de proposer des produits ou des services sur le marché européen. Principe de subsidiarité oblige, les opérateurs européens qui solliciteront l’autorisation d’envoyer des charges utiles en orbite devront soumettre un dossier technique à leur agence nationale qui s’assurera du respect du cahier des charges imposé par la loi. Le registre européen maintenu par l’agence spatiale de l’Union européenne (EUSPA) agrégera les registres nationaux. Pour les opérateurs d’Etats-membres dépourvus d’agence, l’Agence Spatiale Européenne (ESA) pourrait jouer le rôle d’accréditation technique. Pour les opérateurs non-européens, le mécanisme devrait être formellement un peu plus compliqué, selon que les requérants sont des opérateurs de lancement ou de satellites ou des fournisseurs de services. Pour les premiers, on retrouve la même nécessité de déposer un dossier technique auprès de l’EUSPA qui maintiendrait un « certificat électronique de traçabilité ». Pour les seconds, il y aurait obligation de s’inscrire sur un registre public européen auquel les clients étatiques ou privés pourraient se référer. Les modalités d’accréditation technique pour le certificat électronique ou pour l’inscription sur la liste n’ont pas filtré pour l’instant. On imagine que pour la première l’EUSPA pourrait s’appuyer sur les compétences techniques de l’ESA. Cette partie du projet législatif pose de nombreuses questions. Car comment exiger d’un fournisseur de données étranger voulant aborder le marché européen qu’il justifie la conformité de toute la chaîne de valeur (opérateur de lancement, du satellite, éventuel revendeur initial de données, etc…) dont il n’a peut-être même pas connaissance ? Et ne faudrait-il pas alors s’attendre à des législations réciproques de grands acteurs du spatial qui obligeraient les industriels européens à dévoiler des éléments techniques de leurs satellites plus qu’ils ne le voudraient ? En tout cas, l’idée un temps émise de s’appuyer sur des agences hors Union européenne avec lesquelles des protocoles d’accord seraient signés semble avoir été abandonnée. On voit donc mal comment sortir de cette ornière sans la mise en place d’une organisation internationale du spatial qui s’appuierait sur les compétences techniques des agences régionales ou nationales comme le fait pour l’aviation l’OACI vis-à-vis de l’EASA ou de la DGAC. Et c’est peut-être vers ce multilatéralisme que tend le projet européen de « loi ».

Le secteur spatial européen opposé aux coûts induits et à la surcharge administrative

C’est la partie sécurité de la loi qui comportera les exigences les plus formelles avec des mesures sur la protection contre les dégâts au sol ou sur la sécurité des opérations de décollage ou sur la gestion des débris pour les lanceurs, et pour les satellites des exigences liées aux systèmes anticollisions, aux opérations et à la traçabilité en orbite, à la gestion des débris également et – nouveauté – à l’assurance d’un ciel « sombre et calme » pour préserver les conditions de recherche des astronomes et astrophysiciens comme pour garantir la simple jouissance du spectacle de la nuit aux terriens que nous sommes. La pollution visuelle des trains de satellites – façon Starlink – s’avère de fait une nuisance contre laquelle l’industrie n’a pour l’heure que peu de solutions à proposer.

Les exigences de résilience se veulent un complément à la directive NIS 2 et imposeraient aux industriels de fournir une évaluation sécuritaire sur la base de scénarios de risques, de mettre en œuvre des principes de gestion de risques allant de la détection et du traitement des incidents, au chiffrement des données, à la redondance matérielle et logicielle et à la capacité de reprogrammer les satellites en orbite et à la sécurisation de la chaîne de valeur, et de reporter obligatoirement les incidents enregistrés. C’est cette partie du texte centrée sur les plateformes satellitaires qui a suscité et continue de susciter les plus âpres débats, les industriels et derrière eux les Etats-membres militant pour que ces exigences se traduisent par une charge administrative et financière aussi faible que possible.

Enfin côté soutenabilité, il s’agira surtout de mettre en œuvre des mesures non-contraignantes relatives à l’empreinte carbone globale de la chaîne de valeur allant des phases conception à la fabrication, la mise en œuvre et le recyclage des objets satellitaires. L’application des méthodes d’analyse de cycle de vie (PEFCR – Product Environmental Footprint Category Rules) au spatial devrait à terme permettre l’inclusion de ce secteur dans la taxonomie verte européenne et, le cas échéant, débloquer les fonds idoines nécessaires à son développement. 

Des mesures d’accompagnement, des dérogations pour la recherche et l’innovation

Pour couronner le tout et pour rassurer tout le monde, la Commission européenne prévoit également des mesures d’accompagnement en matière d’assistance technique, de mentorat et de tutorat (coaching), de standardisation ou d’échange de bonnes pratiques. Ces mesures qui devraient être accessibles via un portail unique devraient également comprendre des mesures de facilitation de l’accès aux infrastructures de test et de validation et la mise en place de financement pour des projets de recherche nécessaires à la bonne mise en œuvre de la loi. Les organismes de recherche technologiques comme l’ONERA sont particulièrement sensibles à ce dernier point dans la mesure où ils maintiennent des infrastructures lourdes et coûteuses dont nombre d’entreprises sous-financées ne peuvent s’offrir les services. Cette thématique rejoint celle des technologies critiques par le dénominateur commun de l’autonomie stratégique et ce n’est pas un hasard si, récemment, l’ONERA et la Représentation permanente de la France auprès de l’UE ont conjointement organisé un séminaire de réflexion alliant ces deux thèmes.

Il faut également noter que des clauses dérogatoires devraient être prévues. La Commission a en effet été sensible au fait que les intransigeances de la loi ne devaient pas constituer un obstacle à la recherche et à l’innovation. La Commission devrait donc mettre en avant un principe de proportionnalité qui prévoit des clauses dérogatoires sur les exigences en matière de sécurité pour les très basses orbites peu encombrées et où la durée de vie des satellites est faible. Les débats ultimes portent sur la limite en altitude de ce qu’on appelle « basses orbites ». De même, les charges utiles « non-systémiques » opérées par des universités, des centres de recherche ou des PME devraient se voir exemptées d’obligations en matière de résilience cyber et de soutenabilité environnementale. Ce sont donc bien les infrastructures spatiales critiques et les grandes constellations que ciblera la législation.

Sécuriser le trafic spatial mais aussi la croissance et l’emploi de l’industrie européenne

Les travaux préparatoires à la loi spatiale se sont terminés au printemps 2024, alors que l’Union en fin de législature avait les yeux fixés sur les élections européennes. C’est sans doute la raison pour laquelle la Commission n’a pas souhaité publier sa communication. Le processus n’est cependant pas gelé et devrait se poursuivre pour déboucher au printemps 2025. 

La lettre de mission d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, à Andrius Kubilius, le nouveau commissaire lituanien à la Défense et à l’Espace est sans ambiguïté à ce sujet et stipule en effet qu’il devra « diriger les travaux sur la future proposition pour une loi spatiale européenne ». Et le texte de la lettre s’appuie sur le récent rapport Draghi pour ajouter que la DG Défense et Espace devra « introduire des normes et des règles communes de l’UE pour les activités spatiales et harmoniser les exigences en matière d’autorisation ». 

On peut donc s’attendre à une continuation du processus législatif déjà bien amorcé. De fait, le projet de loi spatiale semble avoir eu un effet d’entraînement avec la dynamisation de processus législatifs nationaux qui marquaient précédemment le pas, par exemple en Italie ou en Allemagne. La disposition d’une loi nationale permet en effet aux Etats-membres d’être mieux positionnés dans le cadre des négociations d’ajustement qui s’annoncent avec la Commission. Car il y a en effet urgence en la matière : La NASA planche sur un projet similaire pour le compte des Etats-Unis et l’édiction de normes – on le sait – donne un avantage concurrentiel aux acteurs des Etats dont elle est issue. A l’heure où l’espace est devenu tout à la fois un marché et une zone de confrontation, l’extra-territorialité du droit européen qui s’imposerait à des acteurs étrangers participerait de la sécurité économique (et de la sécurité tout court) de l’Europe. Derrière la sécurisation du trafic spatial, c’est donc la croissance et l’emploi de l’industrie européenne qui est aussi en jeu.Commission va devoir en asseoir les principes et leur usage avec notamment les sept pays concernés par une PDE.

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