Par Ambroise Fayolle, Vice-Président de la Banque Européenne d’Investissement
Confrontations Europe : La guerre d’invasion russe en Ukraine a bouleversé les prérogatives de la BEI dans le domaine de la sécurité et de la défense. Où en est-on aujourd’hui de cette évolution ?
Ambroise Fayolle : La BEI pouvait déjà financer des projets à double usage, civil et militaire mais les critères d’investissement dans la sécurité et la défense ont fortement évolué au printemps 2025. La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine d’une part et la prise de conscience de l’importance de l’autonomie stratégique européenne dans des domaines clés pour sa souveraineté comme l’énergie et la défense expliquent ce tournant.
Cela signifie que la BEI peut désormais financer des projets dédiés à 100% à la défense et la sécurité. Autrement dit : des projets militaires.
C’est un changement majeur qui répond à la demande de nos actionnaires, les 27 Etats membres de l’Union européenne, d’adapter nos priorités d’investissement au nouveau contexte géopolitique.
C.E. : Comment ce changement se traduit-il concrètement dans vos choix d’investissement ?
A.F. : Il nous permet d’augmenter considérablement le nombre et le volume de projets dans ces secteurs. Nous avons élargi au maximum nos critères, de sorte que le périmètre des activités exclues soit aussi limité que possible. Cela nous permet de répondre aux importants besoins de financement dans ces domaines. La BEI peut désormais financer des projets dans des domaines aussi variés que les casernes et les installations de stockage, les véhicules terrestres et aériens, les drones et hélicoptères, les radars et satellites, la protection des frontières terrestres, la mobilité militaire ou encore la cybersécurité et tout ce qui a trait à la R&D.
Confrontations : Comment ces orientations se reflètent-elles dans les niveaux d’investissement ?
A.F. : Après avoir déjà doublé nos financements dans ce secteur à plus d’un milliard d’euros en 2024, nous allons encore tripler ces investissements en 2025 à 3,5 milliards d’euros. C’est un record pour la BEI. Signé en juin dernier, le prêt de 540 millions d’euros à la Lituanie pour la construction d’une base militaire à Rūdninkai, à proximité de la frontière avec la Biélorussie, est emblématique de cette évolution. Cette base qui accueillera quelque 4000 soldats allemands et 750 civils comprendra des installations de formation, des centres médicaux, des logements et des infrastructures logistiques.
C.E. : Quel rôle jouez-vous dans le financement des industries de défense des grands États européens ?
A.F. : Il y a beaucoup d’autres projets déjà finalisés ou très avancés comme récemment en France notre soutien au spécialiste de la cybersécurité Gatewatcher ou le prêt de 450 millions d’euros à Thales pour ses investissements dans la recherche et le développement de l’aéronautique et des radars. La BEI est aussi intervenue à hauteur de près de 110 millions d’euros pour contribuer à l’acquisition d’hélicoptères pour l’armée italienne.
C.E. : Quels sont les instruments financiers mobilisés pour financer ces projets ?
A.F. : La BEI décline dans l’ensemble des pays de l’UE toute la palette de ses outils d’intervention. Outre les prêts directs, nous mobilisons jusqu’à trois milliards d’euros de financements intermédiés à destination des PME sous-traitantes du secteur via nos partenaires bancaires, comme récemment le groupe BPCE et Deutsche Bank. En France par exemple, cette « BITD », la Base industrielle et technologique de défense, rassemble un écosystème stratégique de 4.500 entreprises représentant 220.000 emplois. Ces financements sont vitaux pour la chaîne d’approvisionnement du secteur. Ils permettent de soutenir des entreprises parfois en difficulté financière, notamment à cause de difficulté de trésorerie. Nous apportons des liquidités en facilitant la délivrance de prêts bancaires et cela a un effet vertueux sur la filière de petites et moyennes entreprises avec un vrai impact sur l’emploi et le dynamisme des territoires. Enfin à travers notre filiale, le Fonds européen d’investissement, nous finançons des fonds dédiés comme Héphaïstos de Sienna Investment en France, qui cible des entreprises de technologies de défense dans l’ensemble de l’UE.
C.E. : Y-a-t-il une limite aux investissements de la BEI dans la défense et la sécurité ?
A.F. : C’est le conseil d’administration de la banque qui décide chaque année des priorités en tenant compte de la demande du marché.
C.E. : La BEI se présente comme la Banque du climat. Est-ce toujours le cas malgré ces besoins d’investissements accrus dans la défense et la sécurité ?
A.F. : Oui, la BEI reste pleinement la Banque européenne du climat, qui demeure la première de nos priorités. Ce rôle est non seulement maintenu, mais renforcé comme l’illustre la feuille de route en faveur du climat que nos actionnaires viennent d’approuver à l’unanimité pour la période 2026-2030. Le conseil d’administration a confirmé nos objectifs : consacrer au moins 50% de nos financements en faveur du climat, mobiliser par notre action 1000 milliards d’euros d’investissements sur la décennie 2020-2030 et aligner l’ensemble de nos activités en conformité avec l’accord de Paris de 2015. Cette stratégie prévoit également un doublement de nos investissements dans l’adaptation au changement climatique, sur la période 2026-2030, à 30 milliards d’euros.
C.E. : Comment concilier ces deux impératifs pour l’Europe, la décarbonation et le réarmement ?
A.F. : Ces objectifs sont très complémentaires et s’intègrent dans une vision élargie de la résilience européenne et de son autonomie stratégique.
La sécurité énergétique de l’Europe renforce sa sécurité géopolitique. En soutenant les investissements dans les énergies décarbonées, l’efficacité énergétique, les réseaux électriques et les solutions de stockage, la BEI aide les pays européens à réduire leur dépendance aux énergies fossiles. C’est également pour cette raison, et pas seulement pour répondre à l’enjeu climatique, que la BEI a investi 31 milliards d’euros en 2024 dans le secteur de l’énergie dans le cadre du plan européen REPowerEU.
La création de notre guichet unique « Sécurité et Défense » nous permet de mieux identifier les projets à fort impact croisé : ceux qui renforcent la sécurité tout en réduisant les émissions, préservant les ressources ou améliorant la résilience climatique.
C.E. : Le groupe BEI a récemment lancé TechEU, le « plus grand programme de financement jamais mis en place par l’UE pour soutenir les innovateurs européens ». Ce dispositif vise à mobiliser 250 Md€ à partir d’un apport de 70 Md€ de la banque publique européenne. Quelles en sont les grandes lignes ?
A.F. : Etalé sur trois ans (2025-2027), TechEU a pour but d’accélérer l’innovation en Europe. Nous avons regroupé sous une bannière commune l’ensemble de nos instruments financiers afin d’accompagner des projets à fort potentiel d’entreprises innovantes, de l’idée jusqu’à la mise sur le marché.
Notre objectif est de faire en sorte que l’Europe soit demain non seulement un incubateur mais parvienne à faire grandir ces entreprises jusqu’à maturité. Autrement dit, qu’elles trouvent les capitaux et le soutien nécessaires pour demeurer européennes. TechEU ne part d’ailleurs pas de zéro. Nous avons construit ce programme grâce au succès de l’Initiative européenne des champions technologiques (ICTE), un fonds de fonds qui a été lancée en 2023 avec six États membres pour investir dans des fonds d’au moins 1 milliard d’euros chacun. Cet outil vise à offrir une profondeur de marché pour des levées de fonds très importantes d’entreprises de la Tech qui sont en phase de scale-up. ICTE a mobilisé à ce jour 3,9 Md€ dans 12 méga-fonds qui ont financé une trentaine de jeunes entreprises innovantes. Nous voulons d’ailleurs lancer un ICTE 2, qui a vocation à mobiliser encore plus de financements en ce sens.
C.E. : Les besoins en investissements, tant en défense que pour le climat, sont colossaux. Pensez-vous que l’Union de l’épargne et de l’investissement pourrait compléter les investissements de la BEI en temps utile ?
A.F. : Ces besoins sont en effet très élevés comme l’ont souligné les rapports Letta et Draghi. La Banque européenne d’investissement a été, dès sa création, un outil de mutualisation européenne de l’épargne et de l’investissement en empruntant sur les marchés, à de très bonnes conditions grâce à sa notation AAA, pour prêter partout en Europe. Elle joue un rôle moteur dans cette dynamique par son effet de levier sur le volume d’investissement et a fortement accru ses financements cette dernière décennie.
La combinaison de subventions, de prêts et de garanties a déjà permis de maximiser l’effet de levier des fonds publics. Le modèle du Plan Juncker mis en place en 2015 afin de financer des projets plus innovants mais également plus risqués a été prolongé par le programme de garantie européenne InvestEU. Il a par exemple permis de combler des déficits de financement dans des secteurs comme les biotechnologies. Mais il faut aller plus loin, c’est un objectif de l’Union européenne.
En créant un marché financier plus approfondi et plus intégré, nous pourrions attirer davantage d’investissements en Europe. Cela permettrait de consolider le statut international de la monnaie unique.
C.E. : Quels leviers prioritaires devraient être activés pour favoriser les progrès dans ce domaine ?
A.F. : Un premier levier consiste à renforcer les instruments de garantie pour réduire le risque des investisseurs privés. C’est ce que nous avons fait dans différents pays pour soutenir la filière éolienne.
Ensuite, il s’agit de développer des véhicules d’investissement européens capables de canaliser l’épargne vers des projets à fort impact et de faciliter la circulation transfrontalière des financements. La BEI soutient activement la création de ces produits financiers permettant aux investisseurs institutionnels de participer plus activement à la transition écologique et à la résilience européenne. Récemment, le Fonds européen d’investissement a par exemple investi aux côtés d’une dizaine d’investisseurs institutionnels, des mutuelles et des compagnies d’assurance, dans le Green Private Credit, un fonds de fonds de dette privée ayant pour objet de promouvoir les financements axés sur la durabilité et le climat.
Nous mettons aussi à profit notre solide expertise en matière de titrisation pour créer de nouvelles classes d’actifs attractives pour les investisseurs et soutenir les meilleures pratiques visant à réduire la fragmentation du marché.
Les obligations vertes constituent aussi un instrument puissant pour attirer cette épargne privée. La BEI a été la première, en 2007, à émettre ces placements verts qui ont dépassé la barre des 120 milliards d’euros d’émissions. Notre dernière émission d’obligations vertes l’été dernier, d’un montant de 5 milliards d’euros, a même été sursouscrite 10 fois, avec un montant record de 55,6 milliards d’euros d’offres. Nous voulons continuer à profiter de ce positionnement unique pour développer ce marché. De manière générale, nous contribuons aussi au développement de la digitalisation des marchés financiers européens pour rendre le système plus efficace et intégré.
Enfin, je rappelle ce que j’ai indiqué précédemment : en s’appuyant sur des initiatives à fort impact telles que le programme Tech-EU, qui renforce l’écosystème des fonds et du capital-investissement en Europe, le Groupe BEI continue de contribuer au développement de l’Union européenne de l’épargne et de l’investissement.
C.E. : Les Etats-Unis de Donald Trump se désinvestissent de nombreux projets internationaux et de l’aide au développement. Les sollicitations envers la BEI pour des projets de lutte contre le réchauffement climatique dans des pays tiers ont-elles augmentées depuis ?
A.F. : À la conférence internationale sur le financement du développement organisée à Séville l’ONU l’été dernier, nous avons constaté une nette hausse des sollicitations adressées à la BEI, en particulier pour des projets liés au climat et à l’environnement. Ces investissements représentent d’ailleurs la majorité de nos financements en dehors de l’Union européenne. À titre d’exemple, chaque euro dépensé en faveur de l’adaptation permet d’économiser entre 5 et 7 euros en réparations et reconstructions ultérieures.
Dans ce contexte de pression sur les financements des Etats, le soutien des banques publiques est capital. Il permet également d’entraîner les financements privés, c’est notre rôle. Au total, les banques multilatérales de développement (BMD) ont apporté plus de 137 milliards de dollars de financements dans l’action climatique l’an dernier, soit un niveau record, et la majorité de ces fonds sont allés à des économies à faible et moyen revenu. Les financements privés mobilisés dans ce cadre ont également atteint un niveau record l’année dernière, avec 134 milliards de dollars, soit une augmentation de 33 % par rapport à 2023.
C.E. : Quelles sont vos ambitions pour l’activité de la BEI en dehors de l’UE ?
A.F. : Notre nouvelle stratégie pour nos investissements en dehors de l’UE récemment adoptée prévoit de les augmenter jusqu’à 10 milliards d’euros par an. Le groupe BEI est un partenaire indispensable de la stratégie européenne Global Gateway et contribue à hauteur d’un tiers à l’objectif de mobiliser dans ce cadre 300 milliards d’euros d’investissements d’ici à 2028.
Notre action repose notamment sur l’investissement dans les infrastructures, sans lequel aucun progrès durable n’est possible, et le soutien aux PME, qui permet de stimuler la croissance et d’élargir la base fiscale dans les pays fragiles. Nous intervenons en particulier dans les pays du voisinage européen, à commencer par l’Ukraine qui a reçu 4 milliards de financements depuis le début de l’invasion russe, mais aussi en Afrique, qui représente près de la moitié de nos financements hors UE avec un total de 3,1 milliards d’euros d’investissements en 2024 et en Amérique latine. Nous finançons des projets dans l’ensemble des secteurs essentiels : l’eau, l’agriculture durable, la santé, l’égalité femmes-hommes et l’énergie.
Nous travaillons également à développer des instruments innovants comme les clauses de suspension de la dette en cas de catastrophe naturelle. Ces mécanismes permettent aux pays vulnérables de suspendre temporairement leurs remboursements et d’éviter une crise de liquidité. Ils sont désormais inclus dans nos contrats.
C.E. : Les activités de la BEI en dehors de l’Europe reposent notamment sur les partenariats. Pouvez-vous nous en donner quelques exemples ?
A.F. : Notre nouvelle stratégie met l’accent sur des partenariats internationaux mutuellement bénéfiques et une voix européenne forte dans le monde. Cela veut également dire que les projets de la BEI à l’extérieur de l’Union européenne doivent être alignés sur les intérêts politiques, économiques et sécuritaires de l’UE dans les différentes régions du monde.
Nous avons aussi récemment signé à la conférence internationale sur le financement du développement à Séville plusieurs nouveaux partenariats avec des agences des Nations Unies – FAO, OMS, Programme alimentaire mondial – pour renforcer la sécurité alimentaire et l’accès aux soins. Nous investissons notamment dans la production locale de vaccins en Afrique, qui ne représente aujourd’hui qu’un peu plus de 1 % de la production mondiale. Enfin, nous soutenons également l’éradication de la polio et le renforcement des soins primaires.
L’Europe demeure très attachée au système multilatéral mis en place depuis près de 80 ans. Son leadership repose sur la stabilité de ses institutions démocratiques, des partenariats équitables, des investissements durables et une vision stratégique. La BEI est pleinement engagée pour mobiliser ses capacités financières et son expertise au service d’un développement plus juste, plus vert et plus résilient.
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