Laurent Zylberberg, Directeur des relations institutionnelles, internationales et européennes à la Caisse des dépôts et consignations et Administrateur associé de Confrontations Europe
Après « l’âge des extrêmes1 », serions-nous entrés dans l’âge des crises ? Depuis le début des années 2000, nous sommes confrontés à quatre crises majeures simultanées ou successives. La crise climatique transforme profondément notre environnement et met en question notre futur, la crise financière de 2008-2009 nous oblige à repenser les structures fondamentales de nos économies, la crise sanitaire a changé durablement à la fois les relations sociales mais aussi notre organisation sociétale et, de manière dramatique, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous oblige à repenser notre espace géographique dans son rapport à un monde redevenu tragique et dangereux.
Pour faire face à ces crises, l’Europe dispose d’atouts et d’instruments potentiellement efficaces. En premier lieu, à rebours de nos craintes, la dynamique européenne a tenu et s’est même renforcée. Rares sont ceux qui, dans cette période extraordinaire, se sont fait les relais de ce qui était devenue l’antienne de certains, sous la forme de la question : « à quoi sert l’Europe ? ». La réponse évidente est sous nos yeux. Elle prend la forme des images atroces qui nous parviennent d’Ukraine et des pays voisins. Le caractère extraordinairement violent de l’invasion russe a eu pour effet immédiat d’affaiblir les forces centrifuges et de renforcer les réflexes de cohésion. Face au passage à l’acte et à la concrétisation de la menace, nous avons fait le choix de la cohésion et non celui de la dispersion. Alors que les crises précédentes avaient eu tendance à renforcer les populismes et le repli sur soi, l’invasion russe a eu un effet inverse. Les populistes d’Europe Occidentale qui étaient fascinés par l’affirmation de la force « impériale » mettent en sourdine leurs critiques de l’Union européenne. Tout se passe comme si l’invasion de l’Ukraine par la Russie avait dévoilé les forces de notre vieille Europe. Soudain, ce qui était une menace pour quelques-uns, est devenu une menace pour chacun, ce qui nous apparaissait comme lointain s’est rapproché. Bref, ce que nous avons en partage est apparu, face au risque d’agression, comme évidemment plus fort que ce qui nous sépare. L’Europe a retrouvé sa raison d’être : unir des nations qui ont, par le passé, consacré tant d’efforts à se combattre. Toutes choses égales par ailleurs, à l’image de la situation des paysans parcellaires décrite par Karl Marx dans « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », les nations européennes, formant jusque-là un groupe latent, découvrent, sous l’effet de ces crises, de puissants facteurs de cohésion. Mais cela ne durera qu’un temps si nous n’arrivons pas à utiliser au mieux nos atouts pour surmonter ces épreuves.
Pour cela, trois éléments apparaissent comme nécessaires mais sans doute pas suffisants : la capacité à mobiliser les ressources fi nancières, la cohésion sociale et la volonté politique. Pour aider à répondre aux deux premiers points, l’Europe dispose d’un atout puissant : un réseau dynamique et performant de banques et d’institutions fi nancières publiques nationales.
Ayant en partage des valeurs fortes, elles se sont immédiatement retrouvées2 pour condamner la guerre déclenchée par la Russie et pour prendre, ensemble, des premières mesures d’aide et de solidarité. C’est ainsi que la Caisse des dépôts française, ainsi que ses homologues allemande, espagnole, italienne et polonaise, de même que la Banque européenne d’investissement et les 31 membres de « l’Association européenne des investisseurs de long terme » ont à la fois mobilisé des dons, financé des offres d’hébergements pour les réfugiés et organisé des mécanismes de financement pour les besoins de l’économie ukrainienne. Elles commencent aussi à préparer, dès maintenant, les mesures pour aider à reconstruire l’Ukraine lorsque celle-ci sera libérée.
On pourrait être surpris de cette réaction commune si l’on s’arrête à ce qui différencie ces institutions entre elles. Qu’ils s’agissent d’effectifs, de tailles de bilan, de types de ressources et d’emplois et, bien sûr, de gouvernance, les différences sont évidentes. Entre le grand groupe fi nancier public qu’est la Caisse des dépôts dont le bilan dépasse 1 300 Mds€ et SID, la banque de développement Slovène, qui a un bilan de 1,3 Mds€, il y a plus qu’une différence de montant. On pourrait se demander ce qui unit des institutions vieilles de plus de 200 ans à d’autres qui ont moins de 30 ans. Et pourtant, elles ont toutes en commun d’avoir été créées pour répondre à des besoins apparus lors de moments historiques. En Europe occidentale, la France a eu besoin de la Caisse des dépôts pour répondre à la faillite économique qui a suivi la Révolution et l’Empire, la CDP a préfiguré l’unité italienne, la KFW a été créée pour gérer le Plan Marshall en Allemagne pour sa reconstruction, ICO en Espagne, créée en 1971, a servi de base financière pour l’après-franquisme, les banques et institutions financières des pays d’Europe orientale ont été créées ou réactivées après la chute du Mur de Berlin. Ce réseau s’est mobilisé, aux côtés de la Banque européenne d’investissement, lorsqu’il s’est agi de mettre en œuvre le Plan Juncker3 dans les territoires, il répond présent pour déployer « InvestEU4 » aujourd’hui.
En premier lieu, ces investisseurs de long terme ont la capacité à mobiliser des ressources fi nancières. Dans un environnement bouleversé, où l’action publique retrouve sa pleine légitimité, ces acteurs ont montré qu’ils étaient capables de faire levier et d’apporter les financements nécessaires. Leur osmose avec les territoires, l’existence, pour certains, de réseaux capillaires sont des atouts irremplaçables pour agir sur le long terme. Au-delà de la taille de leur bilan, c’est bien leur capacité à attirer les investissements privés dans de fortes proportions – l’effet de levier est souvent de l’ordre de 10 à 15 – qui fait de leurs investissements des « silverbullets ». Mais cela reste insuffisant comme l’a montré le rapport récemment commandé par la Caisse des dépôts à Bernard Attali5. Cette insuffisance ne résulte pourtant, ni d’un manque de projets, ni d’intermédiaires, et encore moins de liquidités. Cela s’explique largement par une trop faible appétence au risque ou plus précisément par un manque d’attractivité de la prise de risque financier. On peut aussi s’apercevoir que la réglementation prudentielle ne prend pas souvent en compte la nature des acteurs et leurs champs d’intervention. Enfin, les acteurs économiques recherchent encore trop souvent des rendements sans lien réel avec les fondamentaux. Dans ce paysage, les banques et institutions fi nancières publiques nationales ont un rôle majeur à jouer. L’importance de leurs capacités fi nancières, le soutien politique dont elles bénéficient ainsi que leur forte résilience sont autant d’atouts propres à notre continent.
En deuxième lieu, ces financements sont mobilisés au service de l’intérêt général et de la cohésion sociale. Et c’est heureux car cette force de frappe fi nancière serait en complet décalage avec les besoins si elle se limitait à la seule recherche de rentabilité fi nancière. Les NPBIs se caractérisent aussi par leur capacité à s’inscrire dans le temps long. Leur puissance fi nancière leur permet d’être des investisseurs patients et avisés au service de l’intérêt général. Plus globalement, elles s’inscrivent dans des dynamiques d’investissements porteurs d’externalités positives6. Celles-ci sont d’autant plus importantes qu’elles sont porteuses de cohésion sociale dans un environnement où la recherche de sens collectif retrouve toute sa puissance. Ici aussi, les banques et institutions fi nancières publiques sont des atouts exceptionnels pour l’Europe. Face à des enjeux communs comme l’énergie, la défense, la lutte contre le dérèglement climatique, il faut des réponses qui soient à la fois cohérentes mais aussi adaptées aux réalités de chaque pays. C’est exactement ce qui caractérise ce réseau d’acteurs fi nanciers. Ancrés dans les territoires, ils sont capables de s’y adapter et de mobiliser des financements complexes mélangeant subvention et instruments financiers, y compris en investissant, lorsque cela est nécessaire en capital.
Enfin, en dernier lieu, qu’en est-il de la volonté politique ? Le « Green Deal » a montré que les États membres de l’Union étaient capables de rechercher des pistes communes pour trouver une partie des financements nécessaires pour ce plan ambitieux. On peut se demander si finalement cela n’était que la partie la plus facile. En effet, se dressent devant nous des challenges d’une autre nature lorsqu’il s’agit de rechercher les outils d’une politique de défense commune où chacun devra prendre sa part pour doter l’Europe d’une capacité militaire suffi sante. Il en sera de même pour l’énergie où chaque État Membre devra se positionner par rapport au mode de production à venir et à ses engagements en faveur du climat. Le moment hamiltonien de l’Union européenne ne serait alors pas fi nancier mais politique !
1 L’âge des extrêmes, histoire du court XXe siècle, Eric J. Hobsbawn, Ed. Complexes, 1999
2 https://www.eltia.eu/news/803-common-statement-fromeuropean-public-fi nancial-institutions
3 Plan d’Investissement européen lancé en 2015.
4 Plan d’investissement européen garanti par la Commission Européenne mis en oeuvre à partir de 2022