Tribune publiée dans Le Monde le 10/11/2023
En juillet 1982, dans un article du Monde, D. Pourquery se risquait à la formule suivante : « L’industrie des idées est aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. En France, nous pratiquons l’artisanat ». Quarante ans après, le constat reste malheureusement d’actualité, comme si le « soft power » était toujours une notion ignorée ou exogène à notre démocratie.
Certes, un petit panel des organisations françaises estampillées « Laboratoires d’idées » (« Think Tanks ») rayonne en France et à l’international, tant par la crédibilité de leurs travaux que par leur capacité de diffusion. Mais, comme le rapport Saint-Geours1 le pointait déjà en 2016, le financement de nos laboratoires d’idées et le soutien apporté à la société civile organisée contrastent avec les ambitions de la France, à la fois dans le domaine de la pensée stratégique et dans son rôle d’acteur majeur de la construction européenne.
Comparés à nos homologues allemands (SWP, DGAP, Bertelsmann, Robert Bosch, Konrad Adenauer, Friedrich Ebert Stiftungen, …), les financements de nos laboratoires d’idées et des associations citoyennes œuvrant sur les sujets nationaux et européens sont limités, et en baisse régulière ces dernières années, du fait du désengagement de la sphère privée et publique.
Alors que le Bundestag vote chaque année, de manière transparente, une dotation aux grandes fondations politiques supérieure à 620 millions d’euros, en augmentation de 110 % en vingt ans, nous peinons à aligner en France un financement total 40 fois moins élevé ! Et ces sommes sont réparties, sans consultation préalable du Parlement, de manière purement discrétionnaire.
On notera que l’Allemagne n’est pas le seul pays en Europe à pratiquer un soutien public massif aux laboratoires d’idées ; l’Espagne, l’Italie, la Suède ou l’Autriche affichent également un fort engagement de l’État, représentant à minima 40% des budgets des structures concernées.
En France, l’appui de l’État reste modeste, alors que dans nombre de domaines, la conception de l’Europe et du Monde qui anime la France est souvent plus volontariste que celle nos partenaires européens, par exemple, en matière de souveraineté européenne.
En limitant les moyens de ces associations, l’État restreint sa propre action et son influence, là où ces organisations peuvent, par l’entrée de la société civile et d’une forme d’organisation hybride située entre savoirs et pouvoirs, agencer réflexions et actions au service de l’intérêt général.
Notre pays court ainsi le risque d’une « relégation » en matière d’innovation et de recherche, d’information et de vulgarisation, concernant les politiques publiques nationales et européennes.
Dans le cas de l’Union européenne, cette perspective interpelle alors même que des associations consacrées aux questions européennes telles que la Fédération française des Maisons de l’Europe, le Mouvement Européen ou les laboratoires d’idées français dédiés à ces enjeux sont à même d’exercer, dès aujourd’hui un soft power organisé, utile et multiforme, face au retour des nationalismes sur notre continent.
Par ailleurs, les aides de l’UE étant conditionnées à la démonstration d’une solidité financière préétablie, de nombreux acteurs français s’en trouvent de facto privés, au profit d’associations d’autres pays bénéficiant de concours publics ou privés plus généreux.
Au-delà, ces faiblesses nous exposent au risque d’influences étrangères, dans ce XXIe siècle où les mutations géopolitiques et géostratégiques profondes, et les conflits pluriels qui les incarnent, supposent de mesurer avec attention les ingérences idéologiques qui pourraient cheminer au sein d’entités particulièrement fragiles et, à travers elles, dans nos sociétés.
Dans ce contexte, le renforcement de la présence de l’État dans le financement des laboratoires d’idées français et associations œuvrant dans le domaine des affaires européennes et internationales constituerait, sous condition de transparence et d’une gouvernance par des membres indépendants de la société civile, le gage qu’ils ne tomberont pas dans le giron d’intérêts étrangers, en décalage, voire contraires, à l’intérêt collectif. Cette présence publique encouragerait également les acteurs privés en France à se réengager dans le soutien à cet écosystème précieux.
Face à tous ces défis, il est donc temps de passer aux actes. Le prochain examen du Projet de Loi de Finances 2024 pourrait ainsi être l’occasion d’envisager la création d’un fonds public dédié au renforcement de la recherche privée et du rayonnement de la pensée stratégique française en Europe et dans le monde, et à des actions éducatives sur les questions européennes. Ce fonds associant les commissions compétentes de l’Assemblée nationale et du Sénat pourrait être le vecteur d’un financement pluriannuel transparent, basé sur des critères de pertinence (qualité des études, thématiques privilégiées, régularité des publications et des événements, échanges au-delà de l’hexagone, initiatives éducatives et de vulgarisation, animation d’un réseau territorial en France,…).
De la même façon, le législateur pourrait inciter les entreprises privées et publiques à les financer, en encourageant la défiscalisation des dons, en facilitant la reconnaissance d’utilité publique et l’accès au statut de fondation, et en convaincant plus généralement les entreprises d’y investir.
Ambition, transparence et ouverture, dans le cadre d’une vraie confrontation d’idées et d’un pluralisme garanti, pourraient ainsi constituer quelques axes pour développer l’écosystème pluriel et fragile des laboratoires d’idées et associations citoyennes participant au rayonnement de la France, en Europe et dans le monde.
Face aux multiples changements accélérés qui traversent et secouent notre monde, il nous faut une véritable force de propositions, d’innovations, de prospective et d’actions, plus essentielle que jamais pour notre pays.
1 Remis au Premier Ministre
Les signataires de la tribune
Yves Bernheim, Administrateur de Confrontations Europe
Christian de Boissieu, Professeur émérite à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne Christine Bouneau, Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Bordeaux Montaigne
Christophe Bouneau, Professeur émérite d’histoire économique à l’Université Bordeaux
Montaigne
Olivier Breton, Président d’Image & Stratégie Europe
Anne Bucher, Administratrice de Confrontations Europe, ancienne DG à la Commission européenne
Martine Buron, Présidente d’honneur de la Fédération Française des Maisons de l’Europe, ancienne députée européenne
Dominique Calmels, Cofondateur de l’Institut Sapiens
Mathieu Caron, Directeur de l’Observatoire de l’éthique publique
Jean-Marie Cavada, Président d’honneur du Mouvement européen, ancien député européen
Karine Daniel, Présidente de la Fédération Française des Maisons de l’Europe
Michel Derdevet, Président de Confrontations Europe et de la Maison de l’Europe de Paris
René Dosière, Président de l’observatoire de l’éthique publique, député honoraire
Nicolas Dufrêne, Directeur de l’Institut Rousseau
Jean Garrigues, Président du Comité d’histoire parlementaire et politique
Christophe Gomart, Général (2S), Synopia
Dominique Graber, Vice-Présidente Confrontations Europe
Jonas Haddad, Porte-parole de la Fondation Concorde
Maxime Lefebvre, ancien Ambassadeur, Professeur affilié permanent à l’ESCP
Christophe Lefevre, Membre du Comité économique et social européen
Jean-Marc Lieberherr, Président de l’Institut Jean Monnet
Jean-Claude Mailly, Vice-Président de Synopia