GRAND ENTRETIEN – Comment continuer à renforcer notre agenda européen de souveraineté et d’indépendance ?

Par Pieyre-Alexandre Anglade, Président de la Commission des affaires européennes – LA REVUE #137.

À la faveur d’une rencontre début septembre à Paris, Pieyre-Alexandre Anglade, Président de la Commission des Affaires européennes, a échangé avec Michel Derdevet, Président de Confrontations Europe, sur les enjeux des prochaines élections européennes du 9 juin 2024, les écueils et les perspectives qui s’y rattachent ainsi que sur l’avenir des politiques énergétiques, industrielles et commerciales, au cœur des débats pour construire une Europe puissante et indépendante.

Michel Derdevet : Les élections européennes du 9 juin 2024 vont permettre à tous les citoyens de l’UE d’élire directement leurs représentants au Parlement européen pour la législature 2024­-2029. C’est un moment fort de la vie démocratique européenne pour tous les citoyens européens souhaitant exprimer leurs convictions et se positionner sur l’Europe de demain. C’est aussi un moment à risque où s’affirment toutes les lignes politiques et où l’histoire montre que les extrêmes ravivent leur position tranchée pour cliver les débats et faire passer leurs messages partisans.

À propos de ces futures élections, quels sont les débats qui vous paraissent à ce jour les plus structurants? Quels sont les écueils à éviter et les enjeux qui s’y rattachent ?

Pieyre­-Alexandre Anglade : Nos démocraties sont confrontées à des chocs de plus en plus brutaux. En 2016, le Brexit avait fait vaciller jusqu’aux fondations mêmes de l’Union. En 2020, la crise du Covid a ébranlé le continent européen, et même la planète tout entière, mais les Européens ont su à chaque fois y apporter une réponse à la hauteur. Chaque jour, le dérèglement climatique entraîne des conséquences désastreuses dans la vie des Français et des Européens. Dès maintenant, les évolutions technologiques, et notamment l’intelligence artificielle générative, posent des questions que l’on ne maîtrise pas encore complètement… Autour de ces sujets, sur la santé, sur l’environnement, sur l’avenir des nouvelles technologies, il y a des débats à avoir qui devront animer plus largement le débat européen.

Je crois que l’avenir de nos politiques énergétiques, industrielles et commerciales est au cœur des débats européens et les structure. En matière énergétique, nous devons réduire notre dépendance aux énergies fossiles et décarboner notre économie. Une énergie durable produite en Europe, c’est à la fois un enjeu écologique, un élément de souveraineté et la garantie de créer des emplois non dé localisables. Cette énergie compétitive et renouvelable sera un atout pour notre politique industrielle pour investir dans des technologies d’avenir, comme l’hydrogène. Enfin, au sujet de notre politique commerciale, l’Europe défend ses intérêts et n’est plus naïve. Nous agissons comme l’a démontré Ursula von der Leyen en lançant l’enquête sur les subventions publiques à destination des véhicules électriques chinois qui entretiennent une forme de dumping économique et social.

À côté de cela, il y a évidemment ce qui est venu percuter cette législature de plein fouet : la guerre en Ukraine. Elle est venue montrer nos faiblesses, nos vulnérabilités, mais aussi notre capacité de réaction et nos forces. Cette guerre en Ukraine nous engage à être plus indépendants, plus souverains. Nous l’avions déjà dit, nous, la majorité présidentielle, depuis 2017. La question de notre indépendance et de notre puissance passe par le développement d’une base industrielle et technologique de défense européenne plus forte. Au fond, la question est de savoir comment continuer à renforcer cet agenda européen de souveraineté et d’indépendance. On a su l’amorcer dans les cinq dernières années, on doit maintenant le compléter.

M. D. : En Europe et depuis 2017, la France joue un rôle moteur de projection et de vision. Comment peut-on aujourd’hui construire l’Europe avec les autres ? Chaque pays est soumis à des tendances centripètes et à des nationalismes qui montent un peu partout. N’y a-t-il pas, notamment sur le sujet de l’énergie, un risque de fermeture sur soi, sur des positions obsidionales, qui empêcheraient de réaliser cette maïeutique européenne ? Comment voyez-vous cette dynamique, cette dialectique politique pour 2024­-2029, notamment au sein du couple franco-allemand ?

P.­A. A. : La dynamique de coopération en Europe se reconstitue en permanence. On ne peut pas seulement l’initier et attendre ensuite que les choses se réalisent d’elles-mêmes. Dès 2017, le président de la République, Emmanuel Macron, a eu raison de dire que l’on ne pouvait plus faire l’Europe depuis Paris ou Bruxelles, mais qu’il fallait « embarquer» l’ensemble des capitales européennes. À l’été 2017, pour la révision sur la directive sur les travailleurs détachés, le président de la République était allé directement dans les capitales d’Europe centrale et orientale, là où la question était la plus prégnante. Par la discussion, par le compromis et l’échange franc, les choses ont pu évoluer. Tout au long de son premier quinquennat, le Président s’est rendu dans l’ensemble des pays de l’Union européenne, notamment dans des pays où l’on n’avait plus vu de président français depuis François Mitterrand. La dynamique d’Emmanuel Macron a fait bouger les lignes autour de cette notion d’indépendance et de souveraineté européennes.

« Quand IL EST CONFRONTÉ À UN CHOC, CHAQUE EUROPÉEN POURRA AINSI SE RENDRE COMPTE QU’IL PEUT, EN PREMIER LIEU, COMPTER SUR SON ÉTAT MEMBRE, MAIS SURTOUT QUE C’ESt IN FINE LA COOPÉRATION À 27 QUI LE REND BEAUCOUP PLUS FORT »

En 2017, l’agenda de souveraineté européenne n’était qu’une idée franco-française. En France, nos opposants nous reprochaient de trahir la souveraineté nationale. Chacun se rend compte, cinq ans plus tard, que la souveraineté européenne renforce la France. Cette notion de souveraineté est partagée aujourd’hui par l’ensemble des pays européens même si certains, comme la Hongrie et la Pologne, font parfois cavalier seul. De la crise du Covid à la guerre en Ukraine, en passant par la lutte contre le dérèglement climatique, l’indépendance européenne s’est renforcée. L’étape d’après nous demande de transformer un sentiment partagé en idées concrètes pour le projet européen.

Comment est-ce que l’on arrive à faire de cette idée de puissance, une puissance tangible à laquelle les Européens peuvent s’identifier dans leurs vies de tous les jours et face aux grands défis à venir ? Lors de la crise du Covid, les vaccins ont été des exemples éloquents. Le Pacte vert européen est extrêmement ambitieux pour faire de l’Europe la première puissance écologique mondiale. Les premières bases que l’on a posées pour l’industrie européenne de défense sont des éléments qu’il nous faut faire aboutir. La coopération sur la sécurité civile européenne avec les Canadair et les pompiers ce sont des réalisations très concrètes dans la vie des Européens. Tous ces exemples montrent que c’est comme cela que se crée cette Europe de la coopération, qui se matérialise dans la vie de tous les jours des citoyens européens. Quand il est confronté à un choc, chaque Européen pourra ainsi se rendre compte qu’il peut, en premier lieu, compter sur son État membre, mais surtout que c’est in fine la coopération à 27 qui le rend beaucoup plus fort.

Une bataille idéologique majeure a été gagnée ces cinq dernières années par les Européens. Plus personne ne dit qu’il faut quitter l’Union. Leur projet profond reste le même, mais de madame Le Pen à madame Meloni, en passant par monsieur Orbán, monsieur Morawiecki, aucun d’entre eux ne dit plus ouvertement qu’il souhaite quitter l’Union. Quand on se souvient de l’atmosphère en 2016 avec le Brexit… C’est une victoire culturelle des pro-Européens qui croient à ces notions d’indépendance, de coopération et de souveraineté. La dynamique aujourd’hui est du côté des Européens. Il n’y a qu’à observer des pays candidats qui autrefois traînaient des pieds, notamment dans les Balkans, et qui désormais, à l’instar de l’Ukraine, retrouvent leur volonté d’adhérer à l’Union européenne. Chacun a compris, dans ce monde redevenu dangereux, où la confrontation sino-américaine emporte des bouleversements profonds, où la Russie s’impose toujours plus par la force dans son environnement immédiat, qu’il y a besoin de ce bouclier européen.

Grâce au président de la République, nous sommes sur le bon chemin pour renforcer la coopération européenne à 27. Emmanuel Macron joue le premier rôle même s’il existe d’autres pôles européens de stabilité. On verra ce qui se passe en Espagne, mais Pedro Sánchez est un leader important. Mark Rutte, qui est sur le départ aux Pays-Bas, était aussi un pôle de stabilité.

Sur la coopération franco-allemande, il y a des divergences, il ne faut pas les mettre sous le tapis. Pour nous, Français, il y a ainsi une ligne rouge en matière énergétique, qui est d’ailleurs partagée par les quatorze États membres ayant contribué à l’alliance du nucléaire en Europe. Si l’on veut avoir une industrie européenne compétitive et un continent neutre en carbone, cela passera nécessairement parle recours à l’énergie nucléaire. Cela passera aussi naturellement par les énergies renouvelables. La question de l’énergie est un risque de divergence, mais les discussions récentes laissent envisager un accord très encourageant.

Le sujet de l’énergie ne doit pas faire oublier que le tandem franco-allemand parvient à trouver des convergences importantes. Les Allemands sont en train de faire leur « révolution», notamment sur les questions de défense et sur les questions de géopolitique. Certains succès doivent se concrétiser, comme sur le SCAF (Système de combat aérien du futur) ou sur les armements du futur… C’est par la coopération, le dialogue permanent, parfois la confrontation, que l’on arrive à faire avancer l’Europe. Le récent séminaire de travail à Hambourg, entre le président de la République et le chancelier, a par exemple permis d’accélérer sur l’Union bancaire et sur l’Union de marché des capitaux; c’est primordial pour favoriser les investissements et permettre une Europe plus efficace en termes de financement privé.

M. D. : Le 23 juin dernier, l’Ukraine a obtenu le statut de candidat à l’UE. Qu’en est-il du débat sur l’élargissement de l’Europe? On sait qu’un élargissement massif pourrait amener à transformer l’Europe en un espace de discussion sans prise de décision, ou alors sur des petits sujets communs et a minima. Le chancelier allemand évoquait le fait qu’il fallait, en même temps que l’on élargissait, passer de plus en plus à des décisions prises à la majorité qualifiée. Quel type d’élargissement, à quelle vitesse et quel type de fonctionnement des institutions sont nécessaires afin d’éviter que l’UE ne devienne un simple forum d’échanges mais bien créatrice de droits pour chacune et chacun de ses citoyens ?

P.­A. A. : Il n’y a pas d’élargissement crédible de l’Union sans dynamique d’approfondissement. On ne peut pas imaginer l’Europe de 2030, celle à plus de 30 pays, fonctionner comme celle d’aujourd’hui à 27. Nos amis ukrainiens, moldaves et des Balkans ont vocation à rentrer dans l’Union européenne. Le contexte géopolitique l’exige afin d’avoir un pôle de stabilité et de ne plus être soumis au désordre géopolitique. Si l’on veut être capable de les intégrer correctement, il ne faut pas donner de dates butoirs, car celles-ci génèrent une forme d’attentisme.

Concrètement, si demain l’Ukraine venait à rentrer dans l’Union européenne telle qu’elle est aujourd’hui, cela ne fonctionnerait pas. C’est un pays de 45 millions d’habitants qui est actuellement mis au défi de la guerre. C’est une puissance agricole qui, si elle venait à rentrer demain, serait beaucoup plus pauvre que le plus pauvre des 27, qui est à ce jour la Bulgarie. Cela entraînerait des conséquences immenses pour la politique agricole commune, la politique de cohésion, le fonctionnement du marché intérieur…

Si l’on veut être capable de bien intégrer ces pays, il faut que l’Ukraine et les autres pays candidats fassent leurs réformes internes et que nous, en parallèle, nous menions le processus de réforme de notre Union. Aujourd’hui, la règle de l’unanimité empêche la prise de décisions rapides. Ces règles ne nous permettent pas d’être suffisamment réactifs quand un choc extérieur survient. Il faut repenser nos modes de décision et penser des formats différents. On le fait d’ailleurs déjà avec l’euro ou avec Schengen. Celles et ceux qui veulent approfondir certains domaines doivent pouvoir le faire. Avançons par l’audace.

Si l’on modifie nos prises de décisions, que l’on réforme nos institutions, que l’on donne de vrais pouvoirs au Parlement européen, et, qu’en parallèle, on autorise de nouveaux formats, alors on pourra avoir une Union qui sera suffisamment forte pour absorber ce choc de l’entrée dans l’Union de nouveaux pays qui ne sont aujourd’hui pas aux mêmes standards que les nôtres.

M. D. : À un moment donné, on peut difficilement faire l’économie d’une réforme, d’une révision de certaines parties des traités. Mais on a pu voir certains États membres, à la sortie de la COFOE(1), dire : « Nous, on ne change pas; les règles sont les règles, on peut manœuvrer à l’intérieur des règles. »

P.­A. A. : Il ne faut avoir ni totem ni tabou sur les questions institutionnelles. La révision des traités, ce n’est pas un objectif politique, c’est un outil pour rendre notre Union plus forte. Si l’on révise les traités, c’est pour rendre l’Europe plus efficace et améliorer nos politiques publiques. S’il y a besoin de réviser les traités pour que notre Union fonctionne mieux et que cela nous permette d’affirmer cette indépendance et cette puissance de l’Europe, alors il faut le faire. Il ne faut jamais craindre le débat, il ne faut jamais craindre la consultation des peuples européens.

La conférence sur l’avenir de l’Europe a révélé une chose claire : les Européens, même les plus critiques, ne sont pas contre l’Union. Ils ont très bien compris que l’Union était nécessaire dans notre monde. Ils ont pleinement intégré la valeur ajoutée que pouvait avoir l’Union.

Mais ils veulent une Union plus efficace. Ils ne veulent pas d’une Union « verbeuse » qui parle à Bruxelles et qui donne le sentiment de décider en vase clos. Ils veulent que l’on leur démontre que c’est au niveau européen que l’on sera capable de répondre à la question du dérèglement climatique. Dans un monde redevenu incertain, alors que le parapluie américain n’est pas éternel, les citoyens savent que c’est à l’échelon européen que l’on arrivera à avoir une industrie de défense et, peut-être un jour, une armée européenne qui nous permettra d’assumer notre destin. C’est au niveau européen que l’on arrivera à avoir une politique commerciale qui prenne en compte les évolutions du monde, et notamment les velléités chinoises.

M. D. : Sur ces questions, n’y a-t-il pas un travail à faire entre les parlementaires nationaux ? Un travail de confrontations, d’échanges, de relations permanentes pour réussir à la fois à trouver les vrais sujets et une bonne compréhension des enjeux, mais aussi pour définir les pistes de consensus et de compromis à faire émerger demain, au Parlement européen ou dans les parlements nationaux ?

P.­A. A. : Il y a un changement de culture à opérer pour une plus grande prise en considération des parlementaires européens de la part des parlements nationaux, et, similairement, un plus grand engagement des parlementaires européens vis-à-vis du débat national. Il y a encore trop de parlementaires nationaux qui pensent que les députés européens sont de « faux » députés. Ils ne mesurent pas que les décisions qu’ils prennent engagent la vie de 500 millions d’Européens et qu’elles viennent ensuite irriguer notre droit national. Aujourd’hui, le dialogue entre parlementaires nationaux et européens n’est pas suffisant. L’engagement des parlementaires européens vis-à-vis des débats nationaux et des parlements nationaux doit aussi être plus important. Pour ce qui est des rapports entre parlementaires nationaux, l’Assemblée parlementaire franco-allemande est une initiative intéressante. Elle permet de créer des convergences et de créer du lien. Il faut que l’on imagine d’autres formats entre les différents parlements nationaux pour susciter du débat et de la compréhension.

Pendant la conférence sur l’Avenir de l’Europe, des parlementaires européens, des citoyens, la société civile constituée et des parlementaires nationaux travaillaient ensemble. Pendant six mois, j’ai présidé le pilier des parlements nationaux : c’était très intéressant, cela a permis de créer du consensus, du lien et de la compréhension via les COSAC(2), les réunions des présidents de commission des affaires européennes des 27, qui sont aussi très utiles pour créer du lien. Il ne faut pas se réunir pour se réunir, mais on peut faire avancer l’Europe par la confrontation des parlementaires nationaux.

(1) Conférence sur l’Avenir de l’Europe.

(2) Conférence des Organes parlementaires Spécialisés dans les Affaires Communautaires.

L’Europe doit mettre le pied dans la porte. À l’Assemblée nationale, j’œuvre à ce que les débats européens aillent jusqu’à l’hémicycle et ne soient pas cantonnés aux seules salles de commissions parlementaires. J’ai fait adopter en Commission des Affaires européennes une proposition de résolution européenne sur les suites de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe. Elle a été reprise par la Commission des Affaires étrangères, et elle ira ensuite dans l’hémicycle. Si l’on veut de l’Europe dans les parlements nationaux, il faut aller chercher l’espace de discussion parce que personne ne donnera jamais la place.

M. D. : La question de la défense européenne autonome a émergé à la faveur du conflit en Ukraine. Comment en voyez­-vous l’articulation ? Comment peut-on construire, à l’intérieur du parapluie de l’OTAN, une défense européenne autonome ? Est-ce à travers l’intervention sur des terrains d’action particuliers, notamment en Afrique ? Les Allemands ont annoncé l’an dernier un effort budgétaire conséquent en matière de défense. Qu’en est-il d’une démarche coordonnée du pas européen et autour de quelles priorités ? Vous parliez du SCAF, mais vers quels projets industriels européens doivent ­aller les financements levés ?

P.­A. A. : Si l’on veut être crédible sur les questions de défense, il faut évidemment que les financements qu’on y alloue aillent vers l’industrie européenne. La volonté de certains pays européens de créer un bouclier antimissile « européen » avec une technologie qui n’est pas européenne mais américano-israélienne est antinomique. Des critiques s’élèvent vis-à- vis de la France au motif que plaider pour la défense européenne serait un leurre pour favoriser l’industrie de défense française, aujourd’hui parmi les plus développées en Europe. Ce n’est pas l’objectif.

Nous devons développer un véritable pilier européen de défense, complémentaire à l’OTAN, qui démontre notre crédibilité vis-à-vis de notre partenaire américain. Concrètement, cela signifie être en mesure de créer nos propres bases industrielles et technologiques de défense. Il faut renforcer notre interopérabilité entre nos armées, développer des entraînements communs pour être capable d’agir et d’intervenir de manière autonome sur des théâtres d’opérations extérieures.

Vous évoquez ce qui pourrait être fait en Europe. L’OTAN ne peut pas, pour des raisons politiques, intervenir sur certains terrains notamment en Afrique. Cela peut être la vocation des Européens de le faire. La task force Tabuka était d’ailleurs l’incarnation de cette idée, en développant cette coopération de forces spéciales européennes pour intervenir sur des terrains où l’Alliance otanienne n’a pas vocation à être.

Aujourd’hui, les Européens dépensent plus d’argent que les Américains en Ukraine. On a pourtant le sentiment que les Européens sont très loin derrière les Américains, c’est un problème de communication mais aussi de coopération et de mise en relation. Il faut développer ce pilier européen de l’OTAN pour renforcer l’Alliance atlantique et notre indépendance. C’est gagnant-gagnant sur tous les plans.C’est à chaque pays européen, ensuite, de renforcer son effort budgétaire pour monter en puissance. Vous avez évoqué l’Allemagne, mais la France le fait aussi avec la Loi de Programmation Militaire. Quatre cent treize milliards d’euros pour renforcer nos armées, c’est inédit. On doit être capable de monter en puissance, et surtout d’avoir cette autonomie vis-à-vis d’un allié, les États-Unis, qui reste notre meilleur allié, mais qui est aussi incertain. Que feront les États-Unis si Donald Trump revient au pouvoir? Il nous faut, en qualité d’Européens, assumer souverainement cette indépendance. Cela passe par trois piliers absolument indispensables : l’augmentation des budgets de défense, une meilleure coopération entre nos armées et le développement d’une base industrielle et technologique de défense.

Il ne faut pas oublier le soutien à l’Ukraine. Si demain les Russes l’emportent, à moyen terme, nous risquerons des conséquences sérieuses pour notre sécurité. Dans quelques années, les Russes viendraient à nouveau tester nos frontières européennes, notamment celles des pays baltes. J’ai la conviction que si l’on n’est pas capable de renforcer cette défense européenne, on ne connaîtra plus en Europe la paix, la liberté, la prospérité telles que nous les avons connues après la Seconde Guerre mondiale. Si l’on échoue dans ce domaine, il y aura toujours des puissances extra-européennes qui viendront tester notre capacité de résilience et de résistance.

M. D. : Sur la réforme du Pacte sur la migration et l’asile, quelle est votre position ? Quelles en sont les lignes de force, les aspérités, les risques ?

P.­A. A. : Ce Pacte est nécessaire, nous devons le conclure avant les élections européennes de 2024. Le système, tel qu’il est aujourd’hui, dysfonctionne. Des flux migratoires non maîtrisés se renforcent et, dans le même temps, des États européens se court-circuitent avec des règles, notamment sur l’attribution des visas, qui ne sont pas les mêmes. Face à des personnes qui meurent dans des conditions effroyables, les citoyens ont le sentiment que les États européens sont désorganisés et n’arrivent pas à avoir une politique commune efficace. Cette désorganisation et ces phénomènes nourrissent évidemment le ressentiment vis-à-vis de l’Union et font le jeu des démagogues.

Il n’y a de réponse à la question migratoire qu’au niveau européen. Pour répondre efficacement, nous devons mieux sécuriser les frontières extérieures de l’Europe en menant une lutte implacable contre les passeurs et les filières clandestines. Les bases ont été posées au sommet de Tourcoing, sous présidence française de l’UE, il y a un an et demi. Il faut aussi une politique commune des visas : quand nous, Français, faisons le choix de durcir les visas sur un pays, mais qu’en parallèle, un pays voisin décide de les libéraliser, le système est défaillant.

Celles et ceux qui laissent penser dans le débat politique national qu’en dérogeant au droit européen, on pourrait retrouver le contrôle mentent. Les Britanniques ont fait le choix du Brexit avec le slogan « Take back control », notamment sur la question migratoire. Ils se rendent compte aujourd’hui que les Brexiters ont menti : la situation n’a jamais été aussi compliquée et le Royaume-Uni n’a gagné aucun contrôle.

M. D. : Comment voyez-vous le rôle de la société civile organisée dans le débat européen ? Nous sommes à un moment de notre histoire où les partis politiques de tout bord sont en déshérence et les associations, notamment européennes, ne se portent pas mieux. Comment cet écosystème peut-il faire sens, être plus utile ?

P.­A. A. : Ces six dernières années, avec le président de la République, la majorité a beaucoup fait pour le projet européen. Nous nous sommes engagés sincèrement, avec conviction, sans être béats ou naïfs, pour défendre l’Europe et l’améliorer.

La société civile est confrontée aux mêmes difficultés que celles des partis politiques. Comment peut-on arriver à renouer le lien avec des gens qui sont très éloignés de ce que l’on dit et fait? Comment réussir à sortir d’une forme d’« entre-soi » qui est contre-productif ?

Il faut sortir des sentiers battus, sortir de nos sujets, parler aux jeunes. Je n’arrive pas à le faire aussi souvent que je le voudrais, mais j’essaie d’aller ainsi chaque mois dans les écoles, là où les jeunes se forgent une conscience, s’éduquent et s’émancipent.

Nous devons maintenant aider la société civile européenne à mieux se structurer. Les think tanks ou les associations sont parfois chacun dans leur couloir. Nous aurions intérêt à penser une sorte de Conseil national de l’Europe qui réunirait régulièrement l’ensemble des acteurs.

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